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jeudi 9 novembre 2017

Terres incultes


Un regret

Laisse-le
Il vient
Laisse-lui
La pluie le printemps le buis l'ombre
Laisse l’étreinte et l’ombre aux mots
Laisse à leurs voix la rue et l’enfant
Laisse à cet homme le repos
Laisse-le
Laisse-nous

Laisse les mots au temps
Laisse l’ombre s’éblouir
Ne l’éreinte pas
Laisse le jour entrer
Laisse l’aube à l’ami

Laisse l’empreinte sur la peau
Laisse l’eau venir aux mains 
Laisse l’oubli aux morts
Souviens-toi
Laisse à la poussière la devise qui le dit
Un mot d’ordre le floue
Laisse le doigt dessiner
Le midi de l’os le vif et la mémoire

Laisse la hache et le bruit
Laisse la tête détruite
Laisse à la boue celui qui l’a détruite
Écarte-les
Laisse un fusil se tourner contre lui
Laisse transi l’artificier
Laisse au rebut les désirs d’éboulis
Laisse l’enfant près du mourant
Qu’il grandisse et l’enseigne le remplace
Qu’il l’augmente et l’écoute le récite
Laisse-le prendre la route
Semer le vent

Michel Van Schendel, Extrait de Mille Pas Dans le Jardin Font Aussi le Tour du Monde 

vendredi 3 novembre 2017

Vieux rose


Entre nous

"Quand nous entrons en amour, toutes les catastrophes nous guettent. Pourquoi ? Parce que nous nous leurrons. Nous croyons que l'amour vient de nous être octroyé par la personne que nous aimons - et que cette personne détient l'amour. Or l'amour n'est aux mains de personne. Ni entre mes mains, ni entre les siennes. Il est entre nous. Il est ce qui, entre nous, s'est tissé depuis notre première rencontre, ce que l'espace insaisissable entre nous a engendré et continue d'engendrer d'instant en instant. Une oeuvre fluide et perfectible à l'infini."

Christiane Singer, Extrait de N'oublie pas les chevaux écumants du passé

jeudi 2 novembre 2017

Plumes de QuetzaI


L'intérieur des limites

"Devant une toile immense dont il ne verrait pas les bords, tout peintre aussi génial fût-il baisserait les bras. C'est la restriction de la toile, sa limitation même qui exaltent ses pinceaux. La liberté vit de la puissance des limites. Elle est ce jeu ardent, cette immense respiration à l'intérieur des limites."

Christiane Singer, Extrait de Éloge du mariage, de l'engagement et autres folies

A Particle of Flesh Refuses the Consummation of Death

La pauvreté de ma moisson

[…] Je me suis demandé quelle est cette force indécelable à l’œil et qui tient ensemble notre vie qui, d’une multitude atomisée d’instants, parvient à faire une unité. De quelle nature est-il cet invisible mortier ?

Je crois le savoir désormais… c’est la nuit, la face cachée aux regards.

Tout ce qui a constitué nos vies et continue de le faire, les formes et les contours du monde mani­festé, les espérances, les attentes, les séparations et les jubilations, tout trouve sa consistance ultime dans le formidable alambic de la nuit[…]

[…] Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d’eux-mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson.

On me répond : je suis médecin, je suis comptable…j’ajoute doucement… vous me comprenez mal : je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit ?

Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu’ils sont à ne pas attribuer d’importance à la vie qui bouge doucement en eux[…]

[…] Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ?

Les choses que nos contemporains semblent juger importantes déterminent l’exact périmètre de l’insignifiance : les actualités, les prix, les cours en Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles. Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situa­tion familiale : j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau. Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre.

Je ne veux pas les entendre parler de cette part convenue de la réalité, toujours la même, le petit monde interlope et maffieux : ce qu’une époque fait miroiter du ciel dans la flaque graisseuse de ses conventions!

Je veux savoir ce qu’ils perçoivent de l’immensité qui bruit autour d’eux.

Et j’ai souvent peur du refus féroce qui règne aujour­d’hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l’immensité du monde créé.
Mais ce dont j’ai plus peur encore, c’est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre ceux que je rencontre.

Vous le savez tout comme moi : ce qui reste d’une existence, ce sont ces moments absents de tout curriculum vitae et qui vivent de leur vie propre ; ces percées de présence sous l’enveloppe factice des biographies

Une odeur 

Un appel 

Un regard "

Christiane Singer, Extrait de Les Sept nuits de la reine