"Partout où porte mon regard, je vois les visages grimaçants du totalitarisme : capital, lutte des classes, moralité, dogmes, doctrines, fanatisme et prosélytisme ; et ça m’effraie.
Moi dont la raison est sceptique (dans le sens de l’anekanta des jaïns, i.e. que l’humain n’est jamais capable que d’une pensée conditionnée, quoique capable de penser son conditionnement) et dont la plus ample espérance se love dans l’instantanéité de la mystique et l’ex/entase, je n’arrive pas à saisir la Rumeur du Monde. J’essaie depuis des lustres de discerner dans ce grondement les voix, d’en comprendre les motifs et les intentions, mais toujours la cohérence m’échappe : il n’y a que le chaos de ce Même dont on ne revient pas. Oui de ce Même : la même haine, la même peur, le même égoïsme, le même aveuglement, les mêmes petitesses bien mesquines, les mêmes arrogances, parfois des moments de générosité à cette table de l’Esprit, quand on partage les rires et les espérances, les tendresses et connivences. Mais hors de la Cène, c’est la Rumeur des Légions qui guettent l’occasion de se mettre sous le glaive l’âme d’un humain innocent, dont le seul tort est d’être hors de la Convoitise et de ses soucis.
Dans ce Monde où on fait subir à nos enfants tous les supplices conçus par des Imaginaires cruels et auxquels on se soumet faute d’avoir les couilles qu’il faut pour les faire s’évaporer à coups de Grand Non – non, je ne corrigerai pas le cancre souriant, non, je n’anéantirai pas les rêves de celui-là, non, je ne sacrifierai pas à l’Autel du Grand Rien à Barbe, juste non ! Je maudits Abraham est sa soumission qui depuis les millénaires est prétexte à abattre les moutons. Quelle humaine bêtise que de verser le sang non pas pour nourrir les hommes, mais pour faire plaisir à leurs dieux ! Tous ces sacrifices sanglants qui augmentent le charnier de notre suffisance ! Ô bien sûr, il faut bien mourir ! C’est écrit dans le Ciel que nous ne sommes que pour un temps, comme le Ciel lui-même. Alors pourquoi se donner des prétextes pour l’aller le rejoindre avec plus de célérité ? Par la guerre, la cruauté, l’exploitation, l’oppression, le viol et le vol, le vol de ce sang, le sang des sueurs, le sang des labours, celui des femmes et de leurs amants ?"
Karine Darmasing