Rechercher sur ce blogue

mardi 26 novembre 2024

Ce projet d'existence

Tu appelles les mots,
Ces choses familières

Qui font le pont avec la vie
Contre la douleur de la perte.

Qui traversent les heures
Nues.

Les mots,
Ce projet d'existence.

Jean Royer, Extrait de Nos corps habitables

lundi 11 novembre 2024

Rumeurs du fleuve (fragments)

Quelle rumeur inondera
la peine du voyageur solitaire
je n'ai que ma voix
de fin du monde
ma voix dans la tienne, amour
au commencement de la musique
au bord du vide
la nostalgie est inutile
notait Jean-Aubert Loranger:
« à l'horizon le silence
a plus de poids que l'espace »

Quelle saison nous occupe
dans la nuit du ventre
la mort
n'est pas un mot
un silence
pourtant nous relie à la terre
un fleuve de sensations
traverse nos regards
et nous voici, avec Anne Hébert,
« les vivants et les morts en un seul chant »

La vie reste à faire
dans le mouvement humain
des fleuves qui coulent dans la plaine
« visages vrais paysages »
la poésie, disait Gilles Hénault
est mon rêve continuel
pendant que meurt le monde
ici maintenant
ou se défait de la mémoire
tendresse et rage d'eaux vertes

Jean Royer, Extrait de Nos corps habitables

vendredi 8 novembre 2024

J'ai deux mille ans

J'ai deux mille ans ma mère
Devant mes peuples ennemis
Mes océans sont sans salive
Mes arbres aux branches évidées

J'ai deux mille ans ma mère
Par temps d'un ventre déchiré
Mon cœur veille un vaisseau blessé 

Deux mille ans
Et mes volcans sont des usines
J'ai des enfants
Que mes grands enfants assassinent

J'ai deux mille ans ma mère
Vu de la lune ton sang est bleu
Et nos amours sont toutes mortes
Parlez canons de couvre-feu

J'ai deux mille ans ma mère
De 4.6 milliards d'années
Tout le nombril d'en être fier

J'ai deux mille ans ma mère
Je tiens de glace en eau salée
Comment ne pas mourir noyés
Comment reviendrons-nous à naître
Du fond des océans gelés

Paroles: Jacques Garneau, Edgar Bori

mercredi 6 novembre 2024

À Marie Uguay

Lumière vive
des jours de Montréal à ta fenêtre.

Les musiques de l'être
se cachent au fond des os

Parole coupée de nos nerfs
où s'accorde la douleur des commencements,
aimer c'est s'avoir que l'on meurt.
Comme la voix du violoncelle
chante le corps familier des choses,
« la poésie, disais-tu,
est la recherche d'un absolu très humble ».
Jean Royer, Extrait de Nos corps habitables

mardi 5 novembre 2024

Cromlech

Viendra le Temps
où incorruptible
l'âme de la pierre
s'endormira dans son éclatement

sa chute sera-t-elle Ascension?

je le sens
tu le crois
la pierre s'élèvera
convergence des fragilités du monde
creuset ascensionnel
où tout prendra sens
où tout prendra gloire
cromlech de lumière

Andrée Christensen, Jacques Flamand, Extrait de Géologie de l'intime

dimanche 3 novembre 2024

Légende de l'homme rapide

« La Légende de l’homme rapide prend place au commencement du premier millénaire: pour le spectateur, cela équivaut au “Il était une fois” des contes occidentaux. La convention occidentale date le temps à partir d’un moment décrété d’en haut, qu’il s’agisse de la naissance ou de la mort d’un dieu ou des voyages d’un prophète; pour les Inuits, la progression narrative de l’avant vers l’arrière ne comporte aucune implication révélatrice de ce genre. Le temps comme l’espace, est une zone au travers de laquelle nous nous déplaçons mais d’où nos traces s’effacent du fait même de ses déplacements. Le progrès (et c’est aussi ce que pensait Kafka) est un concept dépourvu de sens: nous avançons sur un sentier cyclique où les événements et la scène de ses événements apparaissent et réapparaissent comme étant à la fois la cause et l’effet de tout ce qui peut se passer. C’est peut-être la raison pour laquelle, chez les Inuits, l’espace et le temps de sont pas considérés comme des propriétés individuelles ni même sociales, mais comme des zones données dans lesquelles nous assumons certaines responsabilités individuelles et sociales, envers nous-mêmes et envers “l’autre social”, les animaux avec lesquels nous partageons le monde. Terre et ciel, mer et banquise, jours et nuits sont des êtres individuels et n’appartiennent à personne. Ce n’est pas pour domestiquer le paysage qu’on érige des cairns mais afin de signaler un ancien sentier qui peut servir de point de repère à une migration actuelle. De la mythologie inuit, Yves Bonnefoy a écrit que, par une vision anthropomorphique du milieu naturel et l’établissement de distinctions entre cet environnement et le milieu social, elle réfléchit et fonde un ordre et des coutumes sociales où les connexions sont essentielles – or la Légende de l’homme rapide tisse toutes sortes de connexions implicites. Aucun événement, aucun acte n’existe seul, non plus qu’aucun individu ou élément social. Le monde naturel tout entier est peuplé par une histoire complexe et dense dans laquelle tout le monde et toutes choses sont tissés ensemble, conteur et auditeur compris. »

Alberto Manguel, Extrait de La cité des mots