« La Légende de l’homme rapide prend place au commencement du premier millénaire: pour le spectateur, cela équivaut au “Il était une fois” des contes occidentaux. La convention occidentale date le temps à partir d’un moment décrété d’en haut, qu’il s’agisse de la naissance ou de la mort d’un dieu ou des voyages d’un prophète; pour les Inuits, la progression narrative de l’avant vers l’arrière ne comporte aucune implication révélatrice de ce genre. Le temps comme l’espace, est une zone au travers de laquelle nous nous déplaçons mais d’où nos traces s’effacent du fait même de ses déplacements. Le progrès (et c’est aussi ce que pensait Kafka) est un concept dépourvu de sens: nous avançons sur un sentier cyclique où les événements et la scène de ses événements apparaissent et réapparaissent comme étant à la fois la cause et l’effet de tout ce qui peut se passer. C’est peut-être la raison pour laquelle, chez les Inuits, l’espace et le temps de sont pas considérés comme des propriétés individuelles ni même sociales, mais comme des zones données dans lesquelles nous assumons certaines responsabilités individuelles et sociales, envers nous-mêmes et envers “l’autre social”, les animaux avec lesquels nous partageons le monde. Terre et ciel, mer et banquise, jours et nuits sont des êtres individuels et n’appartiennent à personne. Ce n’est pas pour domestiquer le paysage qu’on érige des cairns mais afin de signaler un ancien sentier qui peut servir de point de repère à une migration actuelle. De la mythologie inuit, Yves Bonnefoy a écrit que, par une vision anthropomorphique du milieu naturel et l’établissement de distinctions entre cet environnement et le milieu social, elle réfléchit et fonde un ordre et des coutumes sociales où les connexions sont essentielles – or la Légende de l’homme rapide tisse toutes sortes de connexions implicites. Aucun événement, aucun acte n’existe seul, non plus qu’aucun individu ou élément social. Le monde naturel tout entier est peuplé par une histoire complexe et dense dans laquelle tout le monde et toutes choses sont tissés ensemble, conteur et auditeur compris. »
Alberto Manguel, Extrait de La cité des mots