Les comportements alimentaires devant la télévision sont à la mesure de cette boulimie visuelle. L’enjeu du visible, ce n’est pas l’espace visible, c’est le temps lui-même. À mon sens, la question est de savoir non pas combien de temps on passe devant les écrans, mais de quelle temporalité il s’agit. Est-ce du temps approprié subjectivement par l’histoire du spectateur, ou est-ce la durée inqualifiable d’une désappropriation de soi ? Ira-t-on s’inquiéter du temps passé devant une œuvre d’art ou dans une relation amoureuse ? De quel temps s’agit-il ? Comment l’enfant fait-il l’apprentissage de ses temporalités désirantes et intimes ? L’écrasement de la distension temporelle est une menace pour l’unité sensorielle et psychique de chacun de nous.
Nous construisons une société dans laquelle il est impensable et impossible d’accepter que l’objet de notre désir soit d’autant plus vivant qu’il est inatteignable, qu’aussitôt atteint, il change et aille chercher ailleurs et autrement ce qui le fait vivre. Définir le sujet vivant et désirant comme un sujet insatiable permet de se donner de nouveaux critères dans le jugement que nous portons sur les productions visuelles. En effet, dans une économie de la satiété, ce que l’on voit peut tout promettre et tout donner, et face au désir de voir, prétend tout montrer et ne rien cacher. Tout voir, tout montrer, tout offrir, tout acheter, tels sont les maîtres mots des nouveaux totalitarismes qui veulent combler à la fois le regard et le corps, en ramenant les spectateurs au fantasme originaire de ne faire plus qu’un avec ce qui est tout.
Autrement dit, pour que les instruments audiovisuels, qu’on le veuille ou non, construisent le regard de l’homme moderne sur son propre monde, encore faut-il que nos regards soient éduqués pour continuer à produire la distance et la séparation nécessaires au maintien de ce qui définit l’humanité elle-même. Je veux dire pour que nous restions des sujets parlants, donc désirants, des sujets insatiables partageant un monde commun qui laisse fondamentalement à désirer. La plainte majeure qui habite la dimension dépressive de notre société concerne la vitalité du désir bien plus que la frustration des besoins. La violence civile et l’industrie du divertissement sont les deux réponses inséparables et aggravantes à cet état des choses. L’appétit de vivre est malade et produit les nouvelles pathologies du boire et du manger au cœur de la consommation des spectacles. La parole s’éteint. On ne peut parler la bouche pleine, on le savait déjà.
Marie-José Mondzain, Extrait de « L'appétit de voir », Enfances & Psy, 1/2005 (no26), p. 7-14.
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