"Lorsque je regarde attentivement les pierres, je m’applique parfois, non sans naïveté, à en deviner les secrets. Je me laisse glisser à concevoir comment se formèrent tant d’énigmatiques merveilles, nées de lois que très souvent elles paraissent violer, comme si elles étaient issues d’un tumulte et, pour tout dire, d’une fête que bannit désormais leur mode d’existence. Je m’efforce de les saisir en pensée à l’ardent instant de leur genèse. Il me vient alors une sorte d’excitation très particulière. Je me sens devenir un peu de la nature des pierres. En même temps, je les rapproche de la mienne grâce aux propriétés insoupçonnées qu’il m’arrive de leur attribuer au cours de spéculations tour à tour précises et lâches, où se composent la trame du songe et la chaîne du savoir. Là s’échafaudent et s’écroulent sans cesse de fragiles édifices, peut-être nécessaires. La métaphore y épaule (ou y corrompt) le syllogisme; la vision nourrit la rigueur (ou la fourvoie). Entre la fixité de la pierre et l’effervescence mentale, s’établit une sorte de courant où je trouve pour un moment, mémorable il est vrai, sagesse et réconfort. Pour un peu, j’y verrais le germe possible d’une espèce inédite et paradoxale de mystique. Comme les autres, elle conduirait l’âme au silence d’une demi-heure, elle l’amènerait à se dissoudre dans quelque immensité inhumaine. Mais cet abîme n’aurait rien de divin et serait même tout matière et matière seule, matière active et turbulente des laves et des fusions, des séismes, des orgasmes et des grandes ordalies tectoniques ; et matière immobile de la plus longue quiétude."
Roger Caillois, Extrait de Pierres
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