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mardi 29 mai 2018

Titre

Quand on vous demande comment est fait un paysage, ce qu'on pense d'un homme, on commence généralement par la fin. On dit: « Il est beau, il y fait froid », ou « il est sympathique, il gagne à être connu ». On s'éloigne, au fur et à mesure qu'on parle, de la vérité de ce paysage, de cet homme. Là-dessus arrive un enfant qui a dessiné ce paysage, cet homme et vous vous exclamez: « Voilà. C'est tout à fait cela. » (Et ne se vend-on pas, quand, à bout de paroles ‒ les paroles bouent ‒ on y va du: « Vous ne voulez tout de même pas que je vous fasse un dessin? » Pourquoi pas?) Le dessin de l'enfant est parfaitement informe, il faut connaître le paysage, ou l'homme, pour en décréter l'authenticité. Avec le peintre, c'est un peu différent. Car nous connaissons des milliers de choses que nous n'avons jamais vues. Il suffit de nous les montrer pour qu'on se rappelle. Avec le peintre, il n'est pas nécessaire de connaître, l'anecdote est totalement bue, effacée, et le titre du tableau suffira pour donner un gage à la connaissance possible. À propos du titre, cette remarque de Miró est instructive: « Des titres? Je les invente, quelquefois pour m'amuser, quand les tableaux sont finis. C'est la peinture qui me suggère les titres, et non les titres la peinture. » C'est important. Et si je pense au Parti pris des choses de Francis Ponge, je vois bien qu'un autre titre eût dévalorisé ses proses ‒ en poème ‒ que c'est par le titre, comme par une porte secrète qu'il nous fallait entrer dans ce petit livre, que sans cette information initiale, nous risquions de prendre un mauvais chemin, de brancher le mauvais oeil. Bref, de lire de travers. L'idéal serait, bien sûr, que le titre d'un tableau, ou d'un livre, caché, nous soyons capables d'en approcher les termes exacts grâce à l'inspiration même issue du regard ou de la lecture.

Georges Perros, Extrait de Dessiner ce qu'on a envie d'écrire

vendredi 25 mai 2018

À la lumière des Astres au-penser-d'or

La Nuit, le Néant, la Vie,
les Immenses Veuves,
et l'Ambidextre Tatoueur de mondes
qu'Il créa de ses yeux
et tatoua de son regard de tournesol,
créa de ses mains, celle de chair et celle du rêve,
créa de sa parole, tatouage de salive sonore,
mondes que, devenu aveugle,
il racheta au silence avec la spirale de ses oreilles
et de la ténèbre lumineuse
avec son toucher de constellation éteinte,
avec des doigts bagués de nombres et de colibris.

La Nuit, le Néant, la Vie,
les Immenses Veuves,
à la lumière des Astres au-penser-d'or,
Emissaires qui se perdirent dans un ciel de nickel,
sans ôter les anneaux de leur message
et l'Ambidextre Tatoueur
aveuglé par la pluie aux yeux de fil.

La pluie brûla le blanc de ses yeux,
les cornées de chaux vive,
devant ceux qui parent la terre de tatouages d'eau,
tatouages errants, navigables,
Tatoueurs fluviaux;
devant ceux qui perlent les champs de poudre larmoyante,
Tatoueurs de la Rosée;
devant ceux qui vont tatouer les plages
avec des buccins, des éponges, des sargasses,
les ossements bourdonnant de la mer,
Tatoueurs d'Océans;
devant ceux qui ravissent en serpentaires
des tatouages qui accourcissent la distance
et éloignent les objets proches,
Tatoueurs de Chemins;
devant les Tatoueurs du Soir,
les mains emplies de bouquets de nuages...
Devant les Tatoueurs de la Nuit,
les mains emplies d'amulettes de feu...

Miguel Angel Asturias, Extrait de Poèmes indiens

Apprendre

"Apprendre à apprendre exige de pouvoir convertir toute certitude en question, et de n'attendre de réponse qu'en prêtant attention à ce qui se tient devant nous, dans le monde, et non pas en couchant sur la table des matières d'un livre. Le chemin de la découverte consiste à aller au-devant des choses en se laissant porter par un sentiment, et non pas à regarder par dessus elles ; il consiste en une forme d'anticipation plutôt que de rétrospection."

Tim Ingold, Extrait de Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture

jeudi 24 mai 2018

Tête de violon

Tête de violon

Tathata

"Ce que la photographie reproduit à l'infini n'a eu lieu qu'une seule fois: elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. En elle, l'événement ne se dépasse jamais vers autre chose: elle ramène toujours le corpus dont j'ai besoin au corps que je vois; elle est le Particulier absolu, la Contingence souveraine, mate et comme bête, le Tel (telle photo, et non la Photo), bref, la Tuché, l'Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expression infatigable. Pour désigner la réalité, le bouddhisme dit sunya, le vide; mais encore mieux: tathata, le fait d'être tel, d'être ainsi, d'être cela; tat veut dire en sanscrit cela et ferait penser au geste du petit enfant qui désigne quelque chose du doigt et dit: Ta, Da, Ça! Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste; elle dit: ça, c'est ça, c'est tel! mais ne dit rien d'autre; une photo ne peut être transformée (dite) philosophiquement, elle est tout entière lestée de la contingence dont elle est l'enveloppe transparente et légère."
Roland Barthes, Extrait de La chambre claire

dimanche 20 mai 2018

Une maison au milieu de la mer

Avoir cent mille ans devant soi suffit peut-être
Pour comprendre la force la patience du glacier
C'est un grand corps de neige que les siècles
    durcissent
Et qui vient pondre un corps de lui-même
    dans la mer.

Avoir un siècle devant soi est peut-être suffisant
Pour recevoir toute la blancheur de l'iceberg
C'est un corps de glacier voyageant sur la mer
Tête émergée d'un corps aussi vaste que la falaise
Puisque tout clarté porte un secret plus profond
    que sa clarté.

Pierre Morency, Extrait de Grand fanal

samedi 19 mai 2018

Terpsichore

Terpsichore

La terre remue

"Chacun de ses pas fait lever un tumulte
d'oiseaux dans les chicorées.
Quand elle s'agenouille au centre du canot,
le ciel est déjà traversé de rose clair.
Ici, plus près, la terre remue.
On frappe doucement à une porte:
le poème va ouvrir les yeux."

Pierre Morency, Extrait de Poème en forme de tête

Celle qui te regarde

Celle qui te regarde

vendredi 18 mai 2018

Étoile intérieure

Étoile intérieure

Mes pays

Mes pays

Certaines paroles

" Sûrement, quelque chemin que je suive encore, dans quelque labyrinthe que je me risque, si quelque fil d'Ariane doit m'en dépêtrer, ce sera celui de certaines paroles, non pas forcément grandes, mais limpides, comme l'eau des torrents. J'y ai bu avec mes mains d'enfant devant la bouche; je les ai franchis d'un court élan de mes pieds d'enfant, sur ces pentes à l'herbe rase et parsemée de pierres; si froids qu'ils semblaient jaillir du sein neigeux des montagnes, comme dans la « Lettera amorosa » « per sentieri di nerve... » Si ce fil ne rompt pas, je n'aurai besoin de rien de plus, aujourd'hui et plus tard, « nune et in hora mortis nostrae ». "

Philippe Jaccottet, Extrait de L'encre serait de l'ombre

Il y a toujours un paysage

Il y a toujours un paysage

mercredi 16 mai 2018

Le poids vivant de la parole

"On peut écrire, et l'on écrit;
On peut se taire, et l'on se tait.
Mais pour savoir que le silence
Est la grande et unique clef,
Il faut percer tous les symboles,
Dévorer les images,
Écouter pour ne pas entendre,
Subir jusqu'à la mort
Comme un écrasement
Le poids vivant de la parole."

Armel Guerne, Extrait de Le Poids Vivant de la Parole

Ondulation colorimétrique

Ondulation colorimétrique

dimanche 13 mai 2018

Pari

"Ouvrir un livre de poésie, c'est vouloir s'éclairer avec une bougie en pleine déflagration de la bombre à hydrogène. Parier pour la bougie en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c'est peut être dans ce genre de pari que réside notre avenir."

Philippe Jaccottet, Extrait de Tout n'est pas dit

Géopolitique du vert

Géopolitique du vert II

Fin d'hiver

Peu de chose, rien qui chasse
l'effroi de perdre l'espace
est laissé à l'âme errante

Mais peu être, plus légère,
incertaine qu'elle dure,
est-elle celle qui chante
avec la voix la plus pure
les distances de la terre

Philippe Jaccottet, Extrait de L'encre serait de l'ombre

mercredi 9 mai 2018

Chaque jour

Le jour où sans le savoir
nous faisons une chose pour la dernière fois
- regarder une étoile,
passer une porte,
aimer quelqu'un,
écouter une voix -
si quelque chose nous prévenait
que jamais nous n'allons la refaire,
la vie probablement s'arrêterait
comme un pantin sans enfant ni ressort.

Et pourtant, chaque jour
nous faisons quelque chose pour la dernière fois
- regarder un visage,
nous appeler par notre propre nom,
achever d'user une chaussure,
éprouver un frisson -
comme si la première fois ou la millième
pouvait nous préserver de la dernière.

Il nous faudrait un tableau
où figureraient toutes les entrées et les sorties,
où, jour après jour, serait clairement annoncé
avec des craies de couleur et des voyelles
ce que chacun doit terminer
jusqu'à quand on doit faire chaque chose,
jusqu'à quand on doit vivre
et jusqu'à quand mourir.

Roberto Juarroz, Extrait de Quinzième poésie verticale

lundi 7 mai 2018

Éteindre la lumière

Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d'initiation:
s'ouvrir au corps de l'ombre,
revenir au cycle d'un apprentissage toujours remis:
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.

Dans l'ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n'ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l'ombre.

Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l'implacable mortier de l'ombre.

Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?

Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu'à s'agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
elle revient au geste implorant
de raviver l'aumône de la lumière.

Roberto Juarroz, Extrait de Quinzième poésie verticale

dimanche 6 mai 2018

Interrogation sur le monde

Tandis que tu fais une chose ou l'autre,
quelqu'un est en train de mourir.

Tandis que tu brosses tes souliers,
tandis que tu cèdes à la haine,
tandis que tu écris une lettre prolixe
à ton amour unique ou non unique.

Et même si tu pouvais ne rien faire,
quelqu'un serait en train de mourir,
essayant en vain de rassembler tous les coins,
essayant en vain de ne pas regarder fixement le mur.

Et même si tu étais en train de mourir,
quelqu'un de plus serait en train de mourir,
en dépit de ton désir légitime
de mourir un bref instant en exclusivité.

C'est pourquoi si l'on t'interroge sur le monde,
réponds simplement : quelqu'un est en train de mourir.

Roberto Juarroz, Extrait de Poésie verticale

Le fleuve est une épée

Méconnaître que le fleuve est une épée
et que les choses rêvent leurs rêves propres
c'est ignorer qu'ici,
près de notre regard
en existe un autre:
le regard secret du monde.

Quand on le découvre,
la vie se retourne comme un gant
qui dégage la main qu'il enfermait
et le tact libéré
touche pour la première fois tout ce qui existe

La réalité est un temps plié
qu'il faut déplier comme une toile
d'une singulière délicatesse
pour trouver au dedans
une autre main qui attend.

Roberto Juarroz, Extrait de Treizième poésie verticale

jeudi 3 mai 2018

La mémoire

"Que la mémoire soit soeur de l'océan est une idée sublime. Mnémosyne, mère des Muses, n'engendre pas seulement la capacité de se souvenir du passé, elle ouvre au monde l'Invisible. Partie intégrante du cosmos, c'est une puissance sacrée qui me dépasse et me déborde alors même que j'en éprouve en moi la présence. Elle est liée aux morts, aux divinités infernales, au cycle des renaissances successives.

Cette vision du monde va bien au-delà des conceptions contemporaines; elle touche au sommeil, à la mort, à celui que j'étais, à celui que je serai, mais elle m'unit aussi aux autres êtres, à mon père, aux femmes, à Éva, à tous les hommes, aux bêtes, aux plantes, aux rochers. Aux hommes du passé, aussi, aux héros, aux plus hautes oeuves d'art et aux simples douleurs. Elle explique les songes, les bruits indistincts, les hasards des rencontres.

L'inspirationn est issue de la mémoire, de ce vaste système qui inclut la mer, le vent, les entités intermédiaires, les souvenirs qui remontent on ne sait où, les signes que m'envoient les morts, les livres. Mon enfance, c'est la vieillesse d'un autre, de tous ceux que j'ai croisés et qui m'ont imprimé quelque chose de leur souffle."

Simon Liberati, Extrait de Les Rameaux Noirs

Shemot

Shemot