Une autre forme du symbolisme du tissage, qui se rencontre aussi dans la tradition hindoue, est l’image de l’araignée tissant sa toile, image qui est d’autant plus exacte que l’araignée forme cette toile de sa propre substance (1). En raison de la forme circulaire de la toile, qui est d’ailleurs le schéma plan du sphéroïde cosmogonique, c’est-à-dire de la sphère non fermée à laquelle nous avons déjà fait allusion, la chaîne est représentée ici par les fils rayonnant autour du centre, et la trame par les fils disposés en circonférence concentriques (2). Pour revenir de là à la figure ordinaire du tissage, il n’y a qu’à considérer le centre comme indéfiniment éloigné, de telle sorte que les rayons deviennent parallèles, suivant la direction verticale, tandis que les circonférences concentriques deviennent des droites perpendiculaires à ces rayons, c’est-à-dire horizontales.
1 — Commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 1er Pâda, sûtra 25.
2 — L’araignée, se tenant au centre de sa toile, donne l’image du soleil entouré de ses rayons ; elle peut ainsi être prise comme une figure du « Cœur du Monde ».
En résumé, on peut dire que la chaîne, ce sont les principes qui relient entre eux tous les mondes ou tous les états, chacun de ses fils reliant des points correspondants dans ces différents états, et que la trame, ce sont les ensembles d’événements qui se produisent dans chacun des mondes, de sorte que chaque fil de cette trame est, comme nous l’avons déjà dit, le déroulement des événements dans un monde déterminé. À un autre point de vue, on peut dire encore que la manifestation d’un être dans un certain état d’existence est, comme tout événement quel qu’il soit, déterminée par la rencontre d’un fil de la chaîne avec un fil de la trame. Chaque fil de la chaîne est alors un être envisagé dans sa nature essentielle, qui, en tant que projection directe du « Soi » principiel, fait le lien de tous ses états, maintenant son unité propre à travers leur indéfinie multiplicité.
Dans ce cas, le fil de la trame que ce fil de la chaîne rencontre en un certain point correspond à un état défini d’existence, et leur intersection détermine les relations de cet être, quant à sa manifestation dans cet état, avec le milieu cosmique dans lequel il se situe sous ce rapport. La nature individuelle d’un être humain, par exemple, est la résultante de la rencontre de ces deux fils ; en d’autres termes, il y aura toujours lieu d’y distinguer deux sortes d’éléments, qui devront être rapportés respectivement au sens vertical et au sens horizontal : les premiers expriment ce qui appartient en propre à l’être considéré, tandis que les seconds proviennent des conditions du milieu.
Ajoutons que les fils dont est formé le « tissu du monde » sont encore désignés, dans un autre symbolisme équivalent, comme les « cheveux de Shiva » (1) ; on pourrait dire que ce sont en quelque sorte les « lignes de force » de l’Univers manifesté, et que les directions de l’espace sont leur représentation dans l’ordre corporel. On voit sans peine de combien d’applications diverses toutes ces considérations sont susceptibles ; mais nous n’avons voulu ici qu’indiquer la signification essentielle de ce symbolisme du tissage, qui est, semble-t-il, fort peu connu en Occident (2).
1 — Nous y avons fait allusion plus haut, au sujet des directions de l’espace.
2 — On trouve cependant des traces d’un symbolisme du même genre dans l’antiquité gréco-latine, notamment dans le mythe des Parques ; mais celui-ci semble bien ne se rapporter qu’aux fils de la trame, et son caractère « fatal » peut en effet s’expliquer par l’absence de la notion de la chaîne, c’est-à-dire par le fait que l’être est envisagé seulement dans son état individuel, sans aucune intervention consciente (pour cet individu) de son principe personnel transcendant. Cette interprétation est, d’ailleurs, justifiée par la façon dont Platon considère l’axe vertical dans le mythe d’Er l’Arménien (République, livre X) : suivant lui, en effet, l’axe lumineux du monde est le « fuseau de la Nécessité » ; c’est un axe de diamant, entouré de plusieurs gaines concentriques, de dimensions et de couleurs diverses, qui correspondent aux différentes sphères planétaires ; la Parque Clotho le fait tourner de la main droite, donc de droite à gauche, ce qui est aussi le sens le plus habituel et le plus normal de la rotation du swastika. — À propos de cet « axe de diamant », signalons que le symbole thibétain duvajra, dont le nom signifie à la fois « foudre » et « diamant », est aussi en rapport avec l’« Axe du Monde ».
René Guénon, Le symbolisme de la Croix, Chapitre XIV : Le symbolisme du tissage
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