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mardi 26 avril 2016

Peinture magique I

«Un Empereur, vêtu de rouge, couché longuement sur un lit tout vermillon.

La face et les yeux rougeoient ; les prunelles se piquent d'étincelles; et il regarde avec le sourire que l'on a pour la Seule que l'on attende et qui est proche ; et il jette devant lui ses deux mains de couleur chaude avec ce geste que l'on tend vers l'unique objet qu'on aime et qui est là ; et son cou renversé, brûlé de lueurs rousses, et ses lèvres éclairées de fièvre, toute la Personne, richement peinte, s'illumine et se donne comme au désir de quelque chose que pourtant nous ne voyons pas: sauf, — à les bien fixer, — en plein milieu des yeux luisants : une flamme.

Mais, suivez le regard : le regard s'en va droit à cette autre petite flamme rouge qui se tient fière et fixe dans la nuit... Sans lampe et sans huile, sans autre nourriture que puisée dans l'ombre alentour, elle éclaire cependant tout de sa couleur.

C'est donc cela! L'Empereur désire cette flamme : il sait bien qui elle est ! Il l'invoque, il la conjure, il ne la quitte point des yeux... Et vous aussi, regardez, regardez mieux: (de plus près, de tout près, en retenant bien votre souffle pour ne pas la faire trembler...) Elle grandit, elle change, elle se dresse, se courbe et se contourne... Sa pointe s'effiloche en dix mille cheveux, et deux bras longs aux dix doigts effilés; son ventre bifurque en deux jambes frémissant à la jointure, et il se fait deux seins aussi, de couleur brûlante, et des lèvres, une langue, des yeux...

Est-ce une flamme encore? Ah! vous pouvez respirer à votre aise, maintenant... (si vous le pouvez...) Elle résiste. Elle est de grandeur humaine; elle grésille de joie de dévorer: elle est triomphante et hardie; elle est neuve, et, chaque nuit, ressuscitée: à sa lumière que la concubine faite d'os et de chairs mélangés paraît dure ou molle ou quotidienne! Auprès d'elle, que donnent à l'Amant souverain ses filles bien gardées, bien cérémonieuses, puisqu'il possède ici et avive cette Peinture: cette

FLAMME AMANTE,

rouge-ardente, qui le lèche, l'enveloppe, le pénètre, et fond la joie comme un bronze en coulée au four du coeur ! Voyez! Voyez! Il est dévoré d'amour de flamme.

Mais, prenez garde, et ne respirez plus... Elle redevient petite tout d'un coup, tremblotante et lumineuse simplement...»

Non ! Non ! Ne soufflez pas! — C'est pourtant ce que ferait ici une épouse en jalousie d'amour de chair. L'Autre, la Rouge, s'éteindrait, et ne serait plus rallumée.

Victor Segalen, Peintures

mardi 12 avril 2016

Qu'il ne reste que le ciel


Le trésor du capitaine Kidd


Clarté polaire

«J'ai beau m'assurer n'avoir devant les yeux que des traînées irrégulières dont les ondes azurées traversent la stupeur de l'agate comme enregistrement de sismographe ou de baromètre affolé : elles en éclaboussent très haut, presque jusqu'à l'écorce du nodule, la transparence d'hydromel ou d'urine. J'ai beau identifier dans les broussailles noires qui foisonnent au bas du minéral de très communes dendrites de manganèse étalant leurs feuillages banaux. Au moment où je réduis les unes et les autres à leur être chimique, au cours de cette opération même, malgré moi j'y distingue des pans de clarté polaire qui font tomber la lumière d'une avare réverbération sur des lichens d'encre, sur une végétation poussive, chétive, essoufflée par les rafales et calcinée par le gel. Sans doute n'est-il pas de figures complètement muettes.»

Roger Caillois, L'écriture des pierres

Grand roque


samedi 9 avril 2016

QHS


Pas un élément neutre

«Le blanc porte en lui son ombre et son impermanence, sa poussière. C'est une couleur, pas un élément neutre. À certains égards, comme le verre, même si c'est imperceptible, elle a du poids. Elle semble éthérée mais ne l'est pas.On l'utilisait dans le Nord et dans les montagnes, où la lumière froide, reflétée par la neige en hiver, se posait sur les surfaces blanches des maisons, se réverbérant et s'infiltrant jusqu'à l'intérieur.

De façon différente mais complémentaire, on la retrouvait au Sud, dans les pays hispano-mauresque, Des rues étroites, des murs blancs, un soleil brûlant qui ne parvient pas à pénétrer l'espace et forme un cône d'ombre sur le trottoir. De petites places, des patios où la lumière jaillit entre les arches, une lumière aveuglante, violente, qui trouve dans le blanc de l'écrin où se poser et se perdre. La lumière devient de verre, limpide sur le blanc, elle cristallise les formes dans un jeu de reflets, et le blanc étend son manteau sur les maisons, les toits en terrasse, les balcons, sur la géométrie des murs.»

Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière; Sur la beauté de l'imperfection

vendredi 8 avril 2016

Sillage


L’éducation de l’enfant

« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.

Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.

Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.

On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.

On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.

En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.

On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.

Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »

Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts

jeudi 7 avril 2016

Karesansui


Mon bruit

il y a, je crois, une manière principale
de voir et d'entendre:
en imaginant, par exemple, des circonstances

ce qu'il y aurait à voir ou à entendre
serait parfaitement inaccessible
et, de cette impossibilité même
alors naîtrait, précise
cette manière principale de voir
et d'entendre
donc, cette manière, en ce sens:
poème
donc, cette manière, en ce sens:
fonction aveugle du poème, comme
du vent doux sur deux paupières
à l'heure tendre
d'additionner
sans bruit
les moutons
donc, cette manière, en ce sens:
un linge blanc
sur trois siècles de guerre:

cette manière est
une réclamation
et une injonction
à la joie

Normand de Bellefeuille, Mon bruit

Domus de Janas


samedi 2 avril 2016

Peinture magique II

«Ne reculez pas : ne vous jetez pas en arrière au sortir de ce vertige : ne cherchez pas à interposer de l'espace entre ce que vous voyez et vous : approchez, comme d'un parapet, de ce qui est une

FRESQUE DE LAINE,

comme aussi d'une personne aimée dont l'attouchement est nécessaire pour le repos du coeur et des doigts. Appliquez vos doigts et la plus mince et la plus sensible partie du poignet où sont les veines... Ceci est accueillant et moelleux ; c'est une bourre où les paumes, les coudes, les genoux, tout ce qui s'endolorit ailleurs, — la vue même, — enfonce et se complaît. Pour mieux le dépeindre, j'ai mis d'aplomb ce Tapis tendu comme une Peinture.

Ce n'est point une Peinture : et pourtant plus riche en tons et plus dru dans ses teintes que bien des panneaux de soie gommée... Car vous percevez ici le hérissement, en millions de petits poils, de la surface dont chaque point est une pointe... Et surtout, ce Tapis n'offre pas de « sujet ».

Vous ne pouvez y définir aucune scène. Un Poète descripteur y serait perdu. Racontez donc cette histoire : ce sont des carrés et des angles ; des gestes géométriques ; un arpentage de champs rationnels ; aucun mouvement autre n'est permis ; toute ligne est ici discontinue : voyez ces grandes fleurs polygones dans leurs pacages réservés comme les prairies des plateaux inaccessibles... Toute une herborescence fleurie dont le style échappe sèchement à la sentimentalité. C'est la quadrature triomphant de la courbe vivante. On y compte les dents, les créneaux, les chevrons de couleurs logiques ; on jalonne des aires à angles droits que seule régit la trame, (cette toile impitoyable par-dessous, qui est la résistance, la raison d'être de ce tapis).

C'est pourquoi je vous prie d'approcher et de toucher. Un tapis n'est point noué pour être vu seulement, mais pressé, foulé, pénétré jusqu'à la trame. Plus encore :

Quand vous serez vraiment fatigués ou meurtris du jeu de porcelaine, — englués dans le marais des laques ruminantes, — quand vous vous sentirez contus des mondes qui ne sont ni de porcelaine ni de laques mais vivants, venez alors vous coucher comme en un deuil sur ce tapis déployé sur la terre. Venez étouffer dans ses toisons les battements trop durs du coeur qui est le vôtre, et les reflets trop aigres dans d'autres yeux. Étendez-vous, de toute la longueur humaine, et n'oubliant rien des couleurs, vautrez-vous sans penser à rien qu'au repos amorti dans ses laines.»

Victor Segalen, Peintures

Solitaire


vendredi 1 avril 2016

Peinture magique III

«Et ceci fait, approchez-vous impassiblement du panneau dur et froid que je dresse.

[...]

Il y a des Sages, des fantômes, des satellites infernaux éclatant comme un pétard de fumée. Il y a les tribunaux de l'autre terre. souterraine, et les jeux secrets de celle-ci: l'homme vautré nu entre les jambes de la femme... Tout cela, ô Spectateurs exilés de ces décors, tout cela, non point palpitant et gesticulant parmi nous, mais à l'abri, très à l'abri sous le vernis froid et transparent de la couverte, ou bien adhérent à la mince lamelle vitreuse, et plus miroitant, alors, et plus cristallin... Tout cela dans un monde plat, poli, non rayable à l'acier trempé; un monde dur, un monde imputrescible, insoluble, éclatant: un monde de porcelaine. Suivez ces lignes sans épaisseur: touchez ces émaux sans profondeur: voyez ces faces sans cerveaux; glissez sur ces poitrines sans ressaut : baisez ces lèvres qui ne vous le rendront pas: ces cheveux qui ne se tressent pas; ces robes qu'on ne dépouille pas... Tout cela, fixé par le feu dans une éternelle blancheur et une éternelle transparence. C'est un monde vitrifié: la douleur et la joie cuites à grandes flammes, et refroidies...

Êtes-vous envieux de ce monde inaltérable ?»

Victor Segalen, Peintures

Mesurer la hauteur du ciel