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mercredi 17 août 2016

Le voile de l'apparence

« Notre époque ne tolère pas la fragilité de la vie, la beauté qui ne repose sur rien. On songe à l'Istanbul de Pamuk, ses palais fascinants et vétustes, la majesté du passé qui se dévoile dans l'enchantement du temps. La beauté qui s'incarne dans le pauvre vieillissement des choses. Les rues, avec l'odeur de la mer traversant les maisons, la superposition de différents styles qui subissent la dégradation du temps avec noblesse, le mystère de ces lieux qui n'ont pas de noms, mais qui dans la quiétude de leurs lignes font affleurer les souvenirs, les halls, les escaliers, l'odeur du temps et de la vie, les saisons, les générations. Tout passe; reste l'empreinte, le signe.

Partout sur la planète, on démolit et on reconstruit sans cesse. Nous ne laissons rien en paix. Nous voulons intervenir sur les lieux comme sur les personnes, les coloniser, en réduire le sens à une stratégie de bien être éphémère. Nous reconstruisons au nom d'une morale qui veut ôter le voile de l'apparence, ignorant que derrière, peut-être, ne reste que le néant. »

Roberto Peregalli, Extrait de Les lieux et la poussière; Sur la beauté de l'imperfection

mardi 16 août 2016

Les cales du San Jose


Sentes

"Il y découvrit des ruelles sourdes et des sentes folles, telles que ce chemin du tertre Saint-Nicolas qui dévale du haut de la cité, en une fuite précipitée de marches ; puis le boulevard des Filles-Dieu si désert sous ses allées plantées d’arbres, valait qu’on s’y arrêtât. En partant de la place Drouaise, on arrivait à un petit pont, là où se réunissaient les deux bras de l’Eure ; à droite, c’était, au-dessus de l’eau tournant avec les masures qui côtoyaient ses rives, l’escalade de la vieille ville, hissant au-dessus d’elle la cathédrale ; à gauche, c’était, le long du quai, en face d’une haie de grands peupliers éventant des moulins hydrauliques, des scieries et des chantiers de bois, des lavoirs de blanchisseuses agenouillées dans des boîtes sur de la paille et l’eau moussait devant elles, décrivait des cercles d’encre éclaboussés par le coup d’aile d’un oiseau, de gouttes blanches."

Joris-Karl Huysmans, Extrait de La Cathédrale

dimanche 14 août 2016

One Eyed Jacks


Destin

"N'est-ce point pour l'art un destin suffisant que de consister en l'apprentissage d'une discipline que chacun doit créer à sa propre ressemblance et par où toutefois il lui faut accéder à une régularité comme absolue qui n'écoute les raisons de personne? Il en naît à la fin des oeuvres qu'il est moins facile de confondre ou d'altérer que celles de la nature. Un génie singulier continue de les hanter, qui les protège. Le souci tenace d'un vivant accrut cet empire proche de la vie et différent d'elle, où la beauté triomphe et demeure."

Roger Caillois, Extrait de Vocabulaire esthétique

Déchirer le coin bleu du ciel


Soufre et lavande


Tout langage est à l’invectif

« Tout langage est à l’invectif. Il y a un appel, un coup porté par le moindre mot. Chaque mot divise un morceau du réel dans ta bouche. Ici est un lieu, dans ta bouche, où il y a écartèle ment de l’homme par l’espace et où nous écoutons apparaître le vide, l’espace venir battre. Il s’entend un souffle. Le réel respire. Dans la pensée, une source d’air est ouverte : apparaît de la naissance d’espace entre les mots. La langue est en fugue, en fuite, en vrille, poursui vie, poursuivante, chassée et ouvrant. C’est quelque chose qui creuse : une cavatine ; nous apparaît alors, étranger et devant nous, notre corps le plus proche : le langage. Notre chair mentale, notre sang. »
Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

Reprendre ses droits


Fondement de la parole

Les mots ont toujours été ennemis des choses et il y a une lutte depuis toujours entre la parole et les idoles. La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté dans la matière. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Les choses que nous parlons, c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque chose venu dans le monde comme pour nous en arracher. La parole ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre. Elle brise ; elle renverse. Celle qui brise ; celle qui renverse. Il n’y a de civilisation que fondée sur la parole ; c’est-à-dire sur un renversement des images, sur des idoles renversées et détruites, et sur un monde creusé par les mots.

Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

samedi 13 août 2016

Le fuyard


Whale Wars


Le monde qu'elle désigne

Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées, des objets –, parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air », disait Alcuin ; elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne.

Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

L'échelle de Beaufort


Chair spirituelle

"Qu’est-ce que les mots nous disent à l’intérieur où ils résonnent ? Qu’ils ne sont ni des instruments qui se troquent, ni des outils qu’on prend et qui se jettent, mais qu’ils ont leur mot à dire. Ils en savent sur le langage beaucoup plus que nous. Ils savent qu’ils sont échangés entre les hommes non comme des formules et des slogans mais comme des offrandes et des danses mystérieuses. Ils en savent plus que nous ; ils ont résonné bien avant nous ; ils s’appelaient les uns les autres bien avant que nous ne soyons là. Les mots préexistent à ta naissance. Ils ont raisonné bien avant toi. Ni instruments ni outils, les mots sont la vraie chair humaine et comme le corps de la pensée : la parole nous est plus intérieure que tous nos organes de dedans. Les mots que tu dis sont plus à l’intérieur de toi que toi. Notre chair physique c’est la terre, mais notre chair spirituelle c’est la parole ; elle est l’étoffe, la texture, la tessiture, le tissu, la matière de notre esprit."

Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

vendredi 12 août 2016

Orographie


À ciel ouvert

« Chaque terrien d’ici le sait bien, qu’il n’est pas fait que de terre. Et s’il le sait, c’est parce qu’il parle. Nous le savons tous très bien, tout au fond, que l’intérieur est le lieu non du mien, non du moi, mais d’un passage, d’une brèche par où nous saisit un souffle étranger. 

A l’intérieur de nous, au plus profond de nous, est une voie grande ouverte : nous sommes pour ainsi dire troués, à jour, à ciel ouvert – comme les toitures des cabanes à la fête de soukkot. Nous le savons tous très bien, tout au fond, que la parole existe en nous, hors de tout échange, hors des choses, et même hors de nous. »

Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

mardi 9 août 2016

Foyer d'origine

Tes larmes sur mes lèvres. La mer. Tu m'as parlé, il y a quelques temps déjà, du petit garçon qui pleure sur le trottoir, insatisfait. Hier, tes pluies sur ton désir d'écouter Ablaye Cissoko, me ramène à ton histoire. J'ai entendu cette colère d'enfant, le cri de la faim non perçu. Ai-je rêver? J'en serais surprise, car il y a eu cet amour jaillissant, ce désir berçant mes tréfonds, celui de te sevrer de toutes peines. Tes désirs rapatrient les femmes proscrites par manque de présence et de moyen. La mère est devenue l'amer, mais toi, tu fais exister LA mer, le lieu de toutes les naissances premières. Tu me ramènes à mon foyer d'origine.

lundi 8 août 2016

Des idoles invisibles

"Voici que les hommes s’échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne s’en forgeant plus qu’une monnaie : nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n’ont jamais parlé mais toujours communiqué très-très bien. Il n’y a que le mystère de parler qui nous séparait d’eux. A la fin, nous deviendrons des animaux : dressés par les images, hébétés par l’échange de tout, redevenus des mangeurs du monde et une matière pour la mort. La fin de l’histoire est sans parole."

Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

samedi 6 août 2016

Cercle magique


Dix formes de dévotion

II. Mémoire

Rappellez-vous de sortir les poubelles, d'aller chercher les vêtements chez le nettoyeur, de décongeler les côtelettes de porc (le boeuf haché, les cuisses de poulet, le filet de sole). Rappellez-vous de nourrir le chien (le chat, le hamster, le poisson rouge, le canari). Rappellez-vous le premier sourire, les premiers pas,le premier béguin. Rappellez-vous le matin limpide, la touffeur du long après-midi, le soir tranquille, le lit moelleux, la douceur de la pluie dans la nuit. Rappellez-vous aussi de la douleur, les déceptions, les humiliations, les coeurs brisés et une panoplie éclectique d'autres chagrins. Accueillez ces tragédies sans vous laisser démonter, avec dignité. Ne vous arrachez pas les cheveux. Pardonnez, oubliez. continuez votre chemin. Les fidèles contemplent le passé avec attendrissement.

Ils n'ont que des rapports éphémères avec la honte, la culpabilité, le tourment, le chaos, l'existentialisme et la métaphysique. Les fidèles ont leur conscience pour eux. Ce n'est pas eux qui dépensent des millions de dollars en ouvrages d'épanouissement personnel et en vidéos d'exercices. Ils savent qu'ils ont fait de leur mieux. Si et quand il leur arrive de commettre des erreurs, les fidèles savent se pardonner sans avoir besoin pour cela d'engloutir des années dans de coûteuses thérapies.


L'été, rappellez-vous de l'hiver: la neige étincelant dans le claire lumière du soleil, les enfants en habits matelassés qui font des bonhommes de neige et sucent des glaçons. Rappellez-vous les arénas où l'on joue au hochey, les joues rouges, les cantiques de Noel, les chaussettes de laine et le chocolat chaud aux guimauves. L'hiver rappellez-vous de l'été: la pelouse verte bien nette sous le ciel bleu immense, les enfants aux longs bras et aux longues jambes qui jouent à cache-cache et courent dans les jet d'arrosoirs. Rappellez-vous les barbecues, les voiliers, les fleurs, les fraises et la limonade rose. Les fidèles ont toujours hâte à quelque chose. Les fidèles ne confondent jamais l'avenir avec le passé.

Diane Schoemperlen, Extrait de l'Encyclopédie du monde visible