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samedi 30 mars 2024

Elle survient sur la route

« Souvent les voyageurs justifient leur départ par leur soif de rencontres. découvrir l'Autre, s'y frotter, le comprendre, l'écouter et l'aimer : motifs des voyages modernes. Serait-ce qu'à la maison, il n'y a personne digne de soi? Serait-ce que l'exotisme confère à l'étranger une valeur suprême? Y aurait-il un rapport entre la profondeur des gens et leur éloignement? Un voyage en des terres désolées, vides de tout être, n'aurait-il pas d'intérêt? [...] "Partir pour rencontrer" entend-on ici et là comme si rencontrer l'autre était équivalent à visiter les temples ou goûter à la cuisine locale. La rencontre est un bonheur fugace, rare, avare de lui-même. Elle survient sur la route. Surtout ne pas aller vers elle! Si elle se décide à venir, alors elle illuminera notre ciel intérieur sans qu'il n'y ait rien à faire. »

Sylvain Tesson, Extrait de Éloge de l'énergie vagabonde

vendredi 29 mars 2024

Fée

« Le mot fée signifie autre chose. C'est une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d'attraper le monde et d'y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d'un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête: là sont les fées.

On regarde le monde avec déférence. Elles apparaissent. Soudain, un signal. La beauté d'une forme éclate. Je donne le nom de fée à ce jaillissement. »

Sylvain Tesson, Extrait Avec les fées

Yasurime

jeudi 28 mars 2024

Chapelet païen

Sur les murs de chacun d'entre vous, poètes, les mots s'égrènent comme les billes d'un petit chapelet païen. De lecture en lecture, de rite en rite, nous devenons constitués d'une parole.

mercredi 27 mars 2024

Pur

« Longtemps le mot «pur» a été récupéré dans le commerce des huiles de table. Longtemps l’huile d’olive a été garantie pure et jamais les autres huiles, qu’elles soient d’arachide ou de noix.

Ce mot ne fonctionne que lorsqu’il est seul. Par lui-même, de son seul fait, il ne qualifie rien ni personne. Je veux dire qu’il ne peut pas s’adapter, qu’il se définit en toute clarté à partir seulement de son emploi.

Ce mot n’est pas un concept, ni un défaut, ni un vice, ni une qualité. C’est un mot de solitude. C’est un mot seul, oui c’est ça, un mot très bref, monosyllabique. Seul. C’est sans doute le mot le plus «pur» auprès de quoi et après quoi ses équivalences s’effacent d’elles-mêmes et pour toujours elles sont désormais déplacées, désorientées, flottantes.

J’oublie de dire : c’est un des mots sacrés de toutes les sociétés, de toutes les langues, de toutes les responsabilités. Dans le monde entier, il en est ainsi de ce mot-là. »

Marguerite Duras, Extrait de Écrire

lundi 25 mars 2024

Proxima Centauri

 

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Un seul livre

Carlos Drummond de Andrade fut le dernier des derniers explorateurs, l'unique écrivain désiré en fin de vie par l'Amoureux. Un seul livre? Oui, me dit-il. La machine du monde: Et autres poèmes, aucun autre. Stupeur! Un seul livre, un livre seul, ainsi fut déboutée ma certitude de la dernière longue liste exhaustive. Dans le tourbillon des derniers jours, fatiguée, bouleversée, je n'ai pas pris le temps de feuilleter le choisi, pourtant il me lorgnait, me narguait. C'est aromantique la mort; l'inquiet ça nous rend bête, sans délicatesse bien souvent, l'émotionnel happé vers le soucieux, devant le défilé des soignants et de la fin qui rôde; centrifugeuse qui éloigne l'étoile aimée jusqu'à l'éclatement.
Le jour de sa mort, j'ai ouvert une page du poète brésilien et je suis tombée sur une petite épitaphe lumineuse, un ici gît avec la promesse que cette absence incorporée ne me laisserait plus jamais seule, l'impossible dérobade me rendant éternelle possédante. Un espoir.

Au solstice, j'ai planté sur mon lopin volcanique la petite pierre tombale quasi silencieuse, une présence blanche disant ceci:
«Pendant longtemps j'ai cru que l'absence est manque. Et je déplorais, ignorant, ce manque. Aujourd'hui je ne le déplore plus. Il n'y a pas de manque dans l'absence. L'absence est une présence en moi. Et je la sens, blanche, si bien prise, blottie dans mes bras, que je ris et danse et invente des exclamations joyeuses, parce que l'absence, cette absence incorporée, personne ne peut plus me la dérober.»
Des jours mornes ont suivi et j'ai enfin lu la préface de La machine du monde, saisissant l'amplitude de l'œuvre écrite. Découvrir dans un éblouissement que cette même machine en était une à remonter le temps, que la parole du livre a bien ce pouvoir, qu'elle permet de se retrouver en présence avec les absents. Au creux de la première et dernière phrase d'un texte, dans les intervalles, entre soi et l'autre, une rencontre redevient possible.
«Je m'éveille pour la mort.» Ainsi commence le dernier jour d'un condamné dans une mouture brésilienne publiées en 1945. Le poème «Mort en avion» raconte tout droitement, à la première personne, la journée, grevée de nul pressentiment, d'un homme qui va mourir. D'un vivant qui ne sait pas qu'il va mourir avant la fin du jour, mais qui, grâce à une conjonction que seule la poésie autorise, ne laisse pas de savoir très exactement que cette journée ne passera pas sans qu'il ait rencontré la mort. D'où tient-il cette certitude? Le poète ne le dit pas et le lecteur, captivé par ce compte à rebours, se désintéresse vite de la question, Ce qui importe, c'est que la formulation de cette échéance inéluctable ouvre une attente, déjà entrebâillée par le titre du poème, à partir de laquelle la lecture prend irréversiblement un sens, une urgence. Un homme va mourir: Où? Quand? Comment? Pourquoi? «Je ferme ma chambre. Je ferme ma vie.»
Quoi dire d'autre. Quoi ajouter à l'évidence d'une page tournée, sinon le silence.

L'autre est bien celui qui nous fait parler.

lundi 11 mars 2024

Unique

Un visage
Traversé
Par hasard
Désormais
unique

Un visage
Reconnu
Entre tous
Désormais
unique

L'univers
Répondant
A un nom
Prend visage
et sens

Où tu es
Ou n'es pas
Tout n'est plus
Que présence
absence

François Cheng Extrait de Le long d'un amour

dimanche 10 mars 2024

Amouraska

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samedi 9 mars 2024

Danse apache

Sur le balcon, la danse apache de ma jardinière m'arrache un sourire. Fougère sèche à la fronde roussie, tête de « wickiup », elle chaloupe contre un vent fou. De ma fenêtre, suspendue, elle témoigne de son trépas. Une flambeuse. J'aime sa raideur souple, le défraîchit flamboyant de son déhanchement, son cuivre. La teinte originelle de la chevelure de mon amour.

Le centre

Le
centre
est


d'où
viennent

Les murmures

François Cheng, Extrait de À l'orient de tout

vendredi 8 mars 2024

Intelligence artificielle

«Intelligence affectée, intelligence apprêtée, intelligence de commande, intelligence composée, intelligence contrainte, intelligence contrefaite, intelligence empruntée, intelligence étudiée, intelligence feinte, intelligence forcée, intelligence frelatée, intelligence outrée, intelligence simulée, intelligence sophistiquée, intelligence stéréotypée, intelligence surfaite.» 

Si les synonymes d'«artificielle» ne démontrent pas assez les risques sous-jacents, je me demande bien quel collier de mots peut percer l'outre de l'inconscience afin de la dégonfler.

jeudi 7 mars 2024

Perpetuum mobile

Perpetuum mobile

Entre

« Que le paysage ne se réduise pas au perceptif, mais qu'il instaure en lieu d'échanges, ne se vérifie pas seulement, au sein du paysage, par corrélation entre les montagnes et les eaux s'érigeant en polarité maîtresse. Cela vaut tout autant par corrélation du « moi » et du « monde », entre « physicalité » et « intériorité » (partons de ce terme moins psychologique) : quand se lève la frontière entre le dedans et le dehors, que ceux-ci se constituent également en pôles et qu'il y a perméabilité de l'un à l'autre, un nouvel « entre » s'instaure. Quand l'extérieur que j'ai sous les yeux sort de son indifférence et de sa neutralité : c'est d'un tel couplage que naît du « paysage ». »

François Jullien, Extrait de Vivre de paysage ou L'impensé de la Raison

mercredi 6 mars 2024

Sahel

Du vital, je m'affame, je m'assoiffe, à ne plus pouvoir tenir, jusqu'à l'oasis et quand arrive, à l'intérieur, la superposition des images formant cet étonnement complexe, ce foisonnement pictural et/ou sonore, je plonge. La tête première, dans une optique fertile maintenue ouverte par la contemplation. Cette hamada est cyclique telle une respiration, du vide au plein, de l'abondance à l'aride, du désert à l'éden.

Les déserts

« Et toi, de quel désert viens-tu? Tu connais, c'est toujours inoubliable. »

Luc Gauvreau

lundi 4 mars 2024

Le noroît

Le noroît

Un dedans partagé

« On peut répondre, ou non, à l’appel de l’intime. S’il n’y a pas faute (et « mal », par conséquent) à ne pas exploiter cette ressource de l’intime, il n’en n’est pas moins vrai que ceux qui n’ont pas su développer d’intime ont raté quelque chose ou plutôt l’essentiel. Peut-être ont-ils tout raté : ils sont passés à côté. Or le mal, disait déjà Plotin, n’étant pas quelque chose d’effectivement voulu, délibérément intentionnel, est toujours un « raté ».

On répondra néanmoins que l’intime ne peut être une catégorie morale puisqu’il est lié à la rencontre adventice, donc à l’aléatoire, donc à la chance. Mais, là encore, jusqu’à quel point est-ce vrai ? Il est certains que j’aurais pu ne pas la croiser de ma vie. Mais, en même temps, ce n’est pas la croiser qui fait la rencontre et creuse de l’intime entre nous. Et même ce n’est pas tant l’un ou l’autre de nous qui compte, en tant que tel et tel qu’il est, avec ses qualités qu’on dénombre et plus ou moins fantasmées, c’est ce que nous sommes conduits à faire en commun pour engager et « entretenir » cet intime. La question est donc, en fait : jusqu’où risquons-nous – misons-nous – l’un et l’autre (version désormais strictement humaine du fameux pari) pour sortir de notre isolement-côtoiement (le parallélisme des solitudes) et basculer « d’un même côté » face à « l’autrui du monde » ? Comptent moins la vertu ou les dons de l’un ou de l’autre que le point – le stade – où chacun, dans sa vie, est arrivé et est prêt à oser. Car c’est toujours vis-à-vis d’un « premier venu », qu’on le veuille ou non, comme le disait déjà Rousseau de ses parents, qu’on s’ouvre à l’intimité.

De là, la question devient plus radicale encore : serait-ce donc envers n'importe qui que je peux engager cet intime? Peut-être...

Peut-être tant l’intime est différent de l’amour, n’est pas question de préférence et de séduction, n’a pas en vue notre propre satisfaction, mais est plutôt la décision progressivement mûrie de s’enfoncer ensemble dans ce fond sans fond d’un dedans partagé. »

François Jullien, Extrait de De l'intime : Loin du bruyant Amour

dimanche 3 mars 2024

De bas en haut

Il me manque cette prose lumineuse et jaillissante du sol pour aller rejoindre le ciel. Toujours dans cet ordre, de bas en haut. Il y a bien des horizons, mais ils sont toujours effleurés, comme le fait un regard au travers la vitre d'un train.

Vers le reste du monde

Aux matins d’eau morte
châssis d’abîme aux labours des mois et des amours
sous les paupières du demi-sommeil
j’entends ton souffle pénétrer la lumière

Le printemps rose et suant
monte des forêts
L’été chauffé à blanc
Octobre dans son sang
et ses écorces vermoulues
L’hiver avec le rythme sourd de l’espace

Mesures du temps et toi dans l’ardente substance

Tout un voyage est resté en nous
et notre rêve dérive
vers le reste du monde
Marie Uguay, Extrait de Poèmes

vendredi 1 mars 2024

Cortex

Cortex

L'algue

Peut-être que dans l'écriture lorsque le récit s'enfuit, il ne reste plus que la poésie? La poésie comme dernière vague avant le silence. Pourquoi pas? Il me vient l'image du varech jonchant les berges. La trace d'une montée. En fouillant sur l'origine du mot de l'algue brune, rouge ou verte, j'apprends le sens que les Normands lui ont donné, « épave ». Ce qui reste ou plutôt celui qui reste.

Perceptif et affectif

«Il y a paysage quand je ressens en même temps que je perçois; ou disons que je perçois alors du dedans comme du dehors de moi-même - l'étanchéité qui me fait tenir en sujet indépendant s'estompe. Ou, pour le dire en termes plus catégoriels, et ce sera ma nouvelle définition du paysage : il y a paysage quand le perceptif se révèle en même temps affectif.»

François Jullien, Extrait de Vivre de paysage ou L'impensé de la Raison