Carlos Drummond de Andrade fut le dernier des derniers explorateurs, l'unique écrivain désiré en fin de vie par l'Amoureux.
Un seul livre? Oui, me dit-il.
La machine du monde: Et autres poèmes, aucun autre. Stupeur! Un seul livre, un livre seul, ainsi fut déboutée ma certitude de la dernière longue liste exhaustive. Dans le tourbillon des derniers jours, fatiguée, bouleversée, je n'ai pas pris le temps de feuilleter le choisi, pourtant il me lorgnait, me narguait. C'est aromantique la mort; l'inquiet ça nous rend bête, sans délicatesse bien souvent, l'émotionnel happé vers le soucieux, devant le défilé des soignants et de la fin qui rôde; centrifugeuse qui éloigne l'étoile aimée jusqu'à l'éclatement.
Le jour de sa mort, j'ai ouvert une page du poète brésilien et je suis tombée sur une petite épitaphe lumineuse, un ici gît avec la promesse que cette absence incorporée ne me laisserait plus jamais seule, l'impossible dérobade me rendant éternelle possédante. Un espoir.
Au solstice, j'ai planté sur mon
lopin volcanique la petite pierre tombale quasi silencieuse, une présence blanche disant ceci:
«Pendant longtemps j'ai cru que l'absence est manque. Et je déplorais, ignorant, ce manque. Aujourd'hui je ne le déplore plus. Il n'y a pas de manque dans l'absence. L'absence est une présence en moi. Et je la sens, blanche, si bien prise, blottie dans mes bras, que je ris et danse et invente des exclamations joyeuses, parce que l'absence, cette absence incorporée, personne ne peut plus me la dérober.»
Des jours mornes ont suivi et j'ai enfin lu la préface de La machine du monde, saisissant l'amplitude de l'œuvre écrite. Découvrir dans un éblouissement que cette même machine en était une à remonter le temps, que la parole du livre a bien ce pouvoir, qu'elle permet de se retrouver en présence avec les absents. Au creux de la première et dernière phrase d'un texte, dans les intervalles, entre soi et l'autre, une rencontre redevient possible.
«Je m'éveille pour la mort.» Ainsi commence le dernier jour d'un condamné dans une mouture brésilienne publiées en 1945. Le poème «Mort en avion» raconte tout droitement, à la première personne, la journée, grevée de nul pressentiment, d'un homme qui va mourir. D'un vivant qui ne sait pas qu'il va mourir avant la fin du jour, mais qui, grâce à une conjonction que seule la poésie autorise, ne laisse pas de savoir très exactement que cette journée ne passera pas sans qu'il ait rencontré la mort. D'où tient-il cette certitude? Le poète ne le dit pas et le lecteur, captivé par ce compte à rebours, se désintéresse vite de la question, Ce qui importe, c'est que la formulation de cette échéance inéluctable ouvre une attente, déjà entrebâillée par le titre du poème, à partir de laquelle la lecture prend irréversiblement un sens, une urgence. Un homme va mourir: Où? Quand? Comment? Pourquoi? «Je ferme ma chambre. Je ferme ma vie.»
Quoi dire d'autre. Quoi ajouter à l'évidence d'une page tournée, sinon le silence.
L'autre est bien celui qui nous fait parler.