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mercredi 30 décembre 2015

Plus tu marches longtemps

Plus tu marches longtemps et plus ta mémoire s’encombre de souvenirs heureux, malheureux, d’âmes, de saisons, d’horloges qui tombent en panne ou redémarrent ; plus tu marches longtemps et plus t’as l’impression d’évoluer dans un jardin ouvert vers l’infini. Une sorte de petit jardin japonais. Asymétrique. Inversant les perspectives. Réduisant à l’essentiel les paysages immenses que tu t’étais créés pour avoir le sentiment d’exister. Tu ressens alors très fort le désir des pierres sur lesquelles tu marches de devenir les montagnes qu’elles sont déjà. Tu ressens alors très fort la profondeur des océans, des sentiments, du ciel, du champ infini des étoiles, à travers les petits bouts de ruisseaux harmonieux et légers qui veulent aller aux fleuves. Et puis aux océans. Comme des nuées d’oiseaux se jetteraient à ailes perdues dans l’azur. Tu contemples les arbres qu’on a plantés devant le décor pour que tu puisses les vivre, les respirer, mesurer l’étendue du territoire qu’il y a encore après. Qu’il y a forcément après. Un territoire qui renaîtra au bout de ce chemin qui t’a infiniment souvent, en se rétrécissant, en s’amenuisant, en se confinant, en se rencognant tout contre toi, avec ses herbes folles et ses parfums intimes, ouvert à la conscience des autres.

Emile Castillejos

samedi 26 décembre 2015

jeudi 24 décembre 2015

Création du désir, création du besoin

«Aux dents de la crémaillère pendait le chaudron noir. La marmite sur trois pieds s’avançait dans la cendre chaude. Soufflant à grosses joues dans le tuyau d’acier, ma grand-mère rallumait les flammes endormies. Tout cuisait à la fois : les pommes de terre pour les cochons, les pommes de terre plus fines pour la famille. Pour moi, un œuf frais cuisait sous la cendre. Le feu ne se mesure pas au sablier : l’œuf était cuit quand une goutte d’eau, souvent une goutte de salive, s’évaporait sur la coquille. Je fus bien surpris quand je lus dernièrement que Denis Papin surveillait sa marmite en employant le procédé de ma grand-mère. Avant l’œuf, j’étais condamné à la panade. Un jour, enfant coléreux et pressé, je jetai à pleine louchée ma soupe aux dents de la crémaillère : « mange cramaille, mange cramaille ! » Mais  les jours de ma gentillesse, on apportait le gaufrier. Il écrasait de son rectangle le feu d’épines, rouge comme le dard des glaïeuls. Et déjà la gaufre était dans mon tablier, plus chaude aux doigts qu’aux lèvres. Alors oui, je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents. Et c’est toujours ainsi, par une sorte de plaisir de luxe, comme dessert, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi haut qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non pas dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin.» 

Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu

Écurie urbaine


De L'eau

De l'aubépine à l'horizon
De l'océan, de l'onéreuse
De l'orient à l'occident
De l'Homère à l'Horace
De l'eau à ta bouche,
A ma bouche.
De l'eau, Autant de fois qu'il le faut
De l'opale à l'orifice
De l'opiniâtre à l'officine
De l'autel que l'automne
Que l'otarie dans l'homicide
Que l'Autriche dans l'offense.

De l'eau, Autant de fois qu'il le faut
De l'austère à l'oraison
De l'orange à l'aurore
De l'obus, de l'eau perdue
De l'ossement à l'orée
De l'odorat, de l'oasis
De l'eau, Autant de fois qu'il le faut
De l'opulence à l'eau morte
De l'opium, de l'audace
De l'eau trouble à l'autarcie.
De l'au-dessus, de l'au-dessous
De l'eau d'ici, de l'au-delà
De l'eau, Autant de fois qu'il le faut

Marcel Kanche, L'épaisseur du vide

lundi 21 décembre 2015

Le mythe de l'ours


La nuit ne tombe pas

"En TGV, à la tombée du soir, d'un côté, une lumière encore présente, un ciel laiteux, cuivré à la ligne d'horizon. De l'autre côté de l'allée, le plomb de la nuit qui monte des arbres, comme les tableaux de Magritte le montrent très bien, la nuit ne tombe pas, elle s'élève de la terre. De ce côté-là, une lune pleine et blanche. Comme si la course du train séparait le jour de la nuit."

Jane Sautière, Stations (entre les lignes)

dimanche 20 décembre 2015

Signe distinctif


Moi peu importe

« C'est moi ? » Dès que j'écris, cette question ne se pose plus.

« Qui est-ce ? » Écrire sans le savoir, sans vouloir le savoir.

Je mets JE si je veux dire « ici maintenant », face au vide donc, et IL ou ELLE pour reculer de quelques pas, inscrire de la présence dans un cadre ou un paysage. De quelque côté que j'écrive, j'y vais avec ce que j'ai et aussi ce que je n'ai pas.

Un jour, j'ai entendu dans un film « Le passé, ce n'est pas ce qui a disparu, c'est ce qui t'appartient », phrase qui m'a bouleversée. Car j'entendais : « Ton passé, il sera ce que tu en fais en ce moment ». Je vis dans le faire, dans un certain volontarisme, énormément. Ainsi n'ai-je vraiment conscience que du présent, présent que je ne suis pas seulement en train de vivre, mais d'élaborer. Écrire y contribue. Ce qui fait que je reviens assez souvent à l'enfance, comme on replonge le pinceau dans l'eau pour continuer à peindre, l'enfance étant le moment de l'attente sans bords. Mais attente qui agit : joue. En effet, toute création est un jeu, c'est-à-dire mise à distance du réel pour ne pas constamment le subir, dans une minutie qui peut sembler folle à qui n'y entre pas. L'enfance étant à la fois l'irréparable et l'espoir, je ne vois pas comment j'écrirais dans un esprit qui ne serait pas d'enfance. Et comme le temps ne s'arrête pas, je ne cesse de poser et reposer cette question : « Est-il trop tard ? », d'où, pour y répondre, mes nombreuses réécritures du Petit Poucet sur lequel s'ouvre d'ailleurs mon premier vrai livre : Les Miettes de décembre. Figure récurrente, et quand j'ai réalisé à quel point, j'ai entrepris de lui offrir un livre entier : La Terre voudrait recommencer. Il est pour moi celui qui ne renonce jamais, celui qui parvient toujours à trouver un chemin, au-delà de l'abandon répété par des parents absurdes, au-delà de l'indifférence des oiseaux qui sont dans leur ciel, au-delà de l'ogre qui aurait pu faire que tout s'arrête. Il trouve toujours une issue ; le conte s'achève d'ailleurs sur des bottes qu'il chausse. Trop grandes ? Non, du seul fait qu'il prenne l'initiative, sans se poser de questions, d'y mettre les pieds, elles lui vont !

Une des questions les plus justes de l'état dans lequel on est quand on se lance dans l'écriture d'un poème est donnée par Barthes quand il parle de l'écriture d'une lettre d'amour : « Ce que l'amour dénude en moi c'est l'énergie. Tout ce que je fais a un sens (je puis donc vivre, sans geindre), mais ce sens est une finalité insaisissable : il n'est que le sens de ma force. Les inflexions dolentes, coupables, tristes, tout le réactif de ma vie quotidienne est retourné ». J'écris pour ressentir — vérifier ? — que j'ai encore envie.

Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre

dimanche 6 décembre 2015

samedi 5 décembre 2015

Feu et rythme

Le Feu

Ils regardaient la bataille des étincelles,
Qui ne sont qu'abandon du brasier,
Mais voici que l'arbre entier qui flambait
Se leva, trébuchant sur les pierres noires,
Et marcha vers eux.
Ils allaient voir comme c'est au centre,
Les bonshommes du pourtour, les gens de cendre !
Un seul fît face et tint ses yeux ouverts.
Il raconte qu'un homme s'avançait vers lui,
D'aspect robuste, plus très jeune,
Et passant près de lui, fit seulement un signe
Comme : « Bonsoir », mais distrait
Ou méfiant, et prit sans hésiter le sentier.
On a vu pourtant de la vallée le feu gravir longtemps la montagne.
A quoi servent les yeux ? Qu'est-ce qui se passe
Sous la voûte des os plus chauds que cette pierre ?
Si l'arbre en feu était un homme,
Tel que vous et moi,
Dans quel monde sommes-nous, dans quelles montagnes ?
Un signe, au moins, avant le rendez-vous de cendre !

Henri Thomas, Nul désordre poèmes 

Le bicycle à Belzébuth


vendredi 4 décembre 2015

Tête à tenir

Une large bouffée de flammes
Sur la frise en bas des forêts
Le brouillard échappé des larmes
Sous une écharpe de rosée
L’odeur rugueuse des cigares
Le feu caché des feuilles mortes
Rayons cassés qui tissent ton sourire
Le visage effacé sous son voile de peur
Il va il vient il se retire
Un rayon de miel dans la cire
Une larme amère à ton cœur
Amour reviens dans le silence
Le poids de la main sur ton front
Et toujours la mort entêtée
La mort vorace

Pierre Reverdy, Extrait de Le Chant des morts