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vendredi 29 janvier 2016

Quand la rivière se souvient de la source

Il est des lieux
qui nous rencontrent
sans nous chercher

des lieux
où voyageaient ces bancs de lumière
parmi les eaux et les arbres
entre ta main et la mienne que tu pris
soudain
comme la flamme prend dans la branche
l’éclaircie prend dans le ciel

Il est des lieux
que les mots ont envie de garder

comme un prénom protège un enfant de la foule
un petit nom préserve un amour de l’oubli
et qui surgissent de ta mémoire
comme l’odeur de l’herbe
toujours
s’échappe de la pluie

Yvon Le Men, Extrait de Quand la rivière se souvient de la source

Etna


mardi 26 janvier 2016

S'occuper à mastiquer

J'y vois cent personnes qui dans la salle à manger violemment éclairée mastiquent à l'unisson dans la plus grande abstraction de parole. Mastiquent l'excellente nourriture avec une conscience d'autant plus grande que l'ennui est profond, s'occupent à mastiquer - ce sera toujours ça de passé.

Marguerite Duras, Extrait de Théodora

lundi 25 janvier 2016

Cinnamomum


Katmandou

« J’ai vu Devi l’épouse de Civa laver sa culotte dans les fontaines de Katmandou, Kâli la noire s’épouiller avec la minutie d’une mère babouin, Radhâ la bergère chiquer le bétel et cracher par terre des jets de salive rouges, les bayadères d’Anghor continuer leur ronde déhanchée à Bangkok le long de Patpong Road et faire le tapin à Klong Toï, j’ai filé cent baths à Lakshimi sortie de sa mer de lait pour me masser le dos au Takara Palace, j’ai croisé le fatal regard de la princesse Sita parmi les beautés en cage d’un bordel de Bombay, les apsaras de Khajurâho ont dansé rien que pour moi et j’ai pénétré dans le gynécée de Siddhârtha avant qu’il ne devienne Bouddha quand il veillait encore sur le sommeil de ses femmes. »

Muriel Cerf, Extrait de L'antivoyage

dimanche 24 janvier 2016

Vitrail


Jaune de Bismuth


L'Œuf du serpent


La déconstruction

La déconstruction n'est pas simplement la décomposition d'une structure architecturale, c'est aussi une question sur le fondement, sur le rapport fondement/fondé ; sur la clôture de la structure, sur toute une architecture de la philosophie. Non pas seulement sur telle ou telle construction, mais sur le motif architectonique du système. L'architectonique : je me réfère ici à la définition de Kant, qui n'épuise pas tous les sens d'« architectonique », mais la définition de Kant m'intéresse particulièrement ; l'architectonique c'est l'art du système. La déconstruction concerne d'abord des systèmes. Cela ne veut pas dire qu'elle met à bas le système, mais qu'elle ouvre à des possibilités d'agencement ou de rassemblement, d'être ensemble si vous voulez, qui ne sont pas forcément systématiques, au sens strict que la philosophie donne à ce mot. C'est donc une réflexion sur le système, sur la clôture et l'ouverture du système. Naturellement, c'était aussi une sorte de traduction active un peu déplaçante du mot dont se sert Heidegger : Destruktion, la destruction de l'ontologie qui ne veut pas dire non plus l'annulation, l'anéantissement de l'ontologie, mais une analyse de la structure de l'ontologie traditionnelle.

Une analyse qui n'est pas seulement une analyse théorique, qui est en même temps une autre écriture de la question de l'être ou du sens. La déconstruction, c'est aussi une manière d'écrire et d'avancer un autre texte. Ce n'est pas une tabula rasa, c'est pourquoi la déconstruction se distingue aussi du doute ou de la critique. La critique opère toujours en vue de la décision après ou par un jugement. L'autorité du jugement ou de l'évaluation critique n'est pas l'autorité de la dernière instance pour la déconstruction. La déconstruction est aussi une déconstruction de la critique. Ce qui ne veut pas dire que toute critique ou tout criticisme sont dévalués, mais qu'on essaie de penser ce que signifie dans l'histoire l'autorité de l'instance critique ; par exemple au sens kantien, mais non seulement au sens kantien. La déconstruction n'est pas une critique.

Jacques Derrida, Extrait de Points de suspension, entretien avec D. Cohen (22 mars 1986)

samedi 23 janvier 2016

Let it glow


Le don est impossible

Pour qu'il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, n'amortisse pas, ne rembourse pas, ne s'acquitte pas, n'entre pas dans le contrat, n'ait jamais contracté de dette. (Ce « il faut », c'est déjà la marque d'un devoir, le devoir de-ne-pas... : le donataire se doit même de ne pas rendre, il a le devoir de ne pas devoir, et le donateur de ne pas escompter la restitution.) Il faut, à la limite, qu'il ne reconnaisse pas le don comme don. S'il le reconnaît comme don, si le don lui apparaît comme tel, si le présent lui est présent comme présent, cette simple reconnaissance suffit pour annuler le don. Pourquoi? parce qu'elle rend, à la place, disons, de la chose même, un équivalent symbolique. Le symbolique ici, on ne peut même pas dire qu'il re-constitue l'échange et annule le don dans la dette. Il ne re-constitue pas un échange qui, n'ayant plus lieu comme échange de choses ou de biens, se transfigurerait en échange symbolique. Le symbolique ouvre et constitue l'ordre de l'échange et de la dette, la loi ou l'ordre de la circulation où s'annule le don. Il suffit donc que l'autre perçoive le don, non seulement le perçoive au sens où, comme on le dit en français, on perçoit un bien, de l'argent ou une récompense, mais en perçoive la nature de don, perçoive le sens ou l'intention, le sens intentionnel du don, pour que cette simple reconnaissance du don comme don, comme tel, avant même de devenir reconnaissance comme gratitude, annule le don comme don. La simple identification du don semble le détruire. La simple identification du passage d'un don comme tel, c'est-à-dire d'une chose identifiable entre quelques-« uns » identifiables, ne serait autre que le procès de la destruction du don. Tout se passe comme si, entre l'événement ou l'institution du don comme tel et sa destruction, la différence était destinée à s'annuler constamment. À la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur.

Jacques Derrida, Extrait de Donner le temps

jeudi 21 janvier 2016

Mont Shasta


Lapilli


La différance

La différance, c'est le jeu systématique des différences, des traces de différences, de l'espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. Cet espacement est la production, à la fois active et passive (le a de la différence indique cette indécision par rapport à l'activité et à la passivité, ce qui ne se laisse pas encore commander et distribuer par cette opposition), des intervalles sans lesquels les termes « pleins » ne signifieraient pas, ne fonctionneraient pas. C'est aussi le devenir-espace de la chaîne parlée – qu'on a dite temporelle et linéaire ; devenir-espace qui seul rend possibles l'écriture et toute correspondance entre la parole et l'écriture, tout passage de l'une à l'autre.

L'activité ou la productivité connotées par le a de la différance renvoient au mouvement génératif dans le jeu des différences. Celles-ci ne sont pas tombées du ciel et elles ne sont pas inscrites une fois pour toutes dans un système clos, dans une structure statique qu'une opération synchronique et taxinomique pourrait épuiser. Les différences sont les effets des transformations et de ce point de vue le thème de la différance est incompatible avec le motif statique, synchronique, taxinomique, anhistorique, etc., du concept de structure. Mais il va de soi que ce motif n'est pas le seul à définir la structure et que la production des différences, la différance, n'est pas a-structurale : elle produit des transformations systématiques et réglées pouvant, jusqu'à un certain point, donner lieu à une science structurale. Le concept de différance développe même les exigences principielles les plus légitimes du « structuralisme ». [...]

Rien – aucun étant présent et in-différent – ne précède donc la différance et l'espacement. Il n'y a pas de sujet qui soit agent, auteur et maître de la différance et auquel celle-ci surviendrait éventuellement et empiriquement. La subjectivité – comme l'objectivité – est un effet de différance, un effet inscrit dans un système de différance. C'est pourquoi le a de la différance rappelle aussi que l'espacement est temporisation, détour, délai par lequel l'intuition, la perception, la consommation, en un mot le rapport au présent, la référence à une réalité présente, à un étant, sont toujours différés. Différés en raison même du principe de différence qui veut qu'un élément ne fonctionne et ne signifie, ne prenne ou ne donne « sens » qu'en renvoyant à un autre élément passé ou à venir, dans une économie des traces.

Jacques Derrida, Extrait de Sémiologie et grammatologie

Aiôn


L’expérience de la beauté

« Ainsi, je dirais que, pour moi, l’expérience de la beauté, s’il y en a une, est inséparable des relations à et du désir de l’autre, dans la mesure où elle travaille la voix, à travers quelque chose d’un différentiel tonal – plus spécifiquement, à travers la voix en tant que chose qui intensifie le désir d’autant plus qu’elle le sépare du corps. Il y a là un effet d’interruption, de suspension. On peut faire l’amour avec une voix mais sans faire l’amour. La voix sépare. Et donc, il s’agit de ce qui dans la voix provoque le désir ; c’est une vibration différentielle qui à la fois interrompt, gêne, empêche l’accès, maintient une distance. Voilà pour moi la beauté. Nous parlons de beauté devant une chose qui est à la fois désirable et inaccessible, une chose qui me parle, qui m’appelle, mais qui me dit aussi qu’elle est inaccessible. Alors je peux dire qu’elle est belle, qu’elle existe au-delà, qu’elle possède un effet de transcendance, qu’elle est inaccessible. Donc, je ne peux pas la consommer – elle n’est pas consommable, c’est une oeuvre d’art. Voilà la définition de l’oeuvre : qu’elle n’est pas consommable. La beauté est quelque chose qui éveille mon désir en disant : “Tu ne me consommeras pas”. C’est un joyeux travail de deuil, bien que ni travail ni deuil. D’un autre côté, si je peux la consommer, c’est qu’elle n’est pas belle. Voilà pourquoi j’aurais plus de difficulté à dire qu’une peinture ou une pièce architecturale est belle. Je pourrais le dire, mais je ne serais pas captivé par elle, je ne serais pas ému par le même sentiment de beauté. Je peux cependant être ému par un discours fini, où il y a des êtres qui parlent, ou même par des textes, un poème par exemple, où il y a des effets de voix qui appellent et se donnent tout en se refusant. »

Jacques Derrida, Penser à ne pas voir - Écrits sur les arts du visible (1970-2004)

mercredi 20 janvier 2016

Zeolite


L'outremer naturel

Composé de lazurite bleue (à ne pas confondre avec l'azurite) et de pyrites de fer, le lapis-lazuli résulte de la fusion volcanique. Celui que l'on utilisait en Europe pour la peinture était importé d'Afghanistan, extrait de mines de la vallée de Kokcha, dans le Pamir afghan. On en trouve aussi en Chine, Tibet et Asie Centrale.

Durant l'Antiquité, le lapis-lazuli était utilisé en Égypte. Il forme par exemple le bleu des paupières du sarcophage de Toutânkhamon ; mais on n'a aucune preuve de son emploi comme pigment. Chez les Grecs et les Romains, le pigment existe, mais celui qui domine est le bleu égyptien ou bleu d'Alexandrie et secondairement l'azurite (PRV1).

Son utilisation se développe au Moyen Âge, pendant lequel il est utilisé par les moines dans les enluminures. Celles du Livre d'heures du maréchal de Boucicaut, vraisemblablement réalisées dans un atelier parisien vers 1407, contiennent pas moins de trois bleus de lapis, chacun d'une granulométrie différente.

L'outremer fut sans doute d'abord importé tout préparé de l'Orient, selon les recettes que l'on trouve dans la littérature alchimique arabes (Ball 2010, p. 344). L'« azzurrum ultramarinum » se trouve dans un recueil de recettes de peintures des premières années du xive siècle, qui indique le moyen de séparer la lazurite des autres composants de la pierre de lapis-lazuli (PRV1, p. 384). Ces recettes, reprises et précisées jusqu'au xixe siècle (Dumas 1830, Lefort 1855) se résument ainsi : « on préparait un mélange de plâtre, de résine, d'huile et de cire qui retenait par ses propriétés de surface les impuretés ». Le bleu obtenu variait de teinte et surtout d'intensité. Le bleu pâli qui s'extrayait des derniers lavages était appelé bleu de cendres d'outremer. Il ne faut pas confondre ces cendres avec le pigment Cendres bleues, qui est un pigment d'azurite, un carbonate de cuivre naturel, ou son équivalent synthétique (PRV1, p. 308).

À la Renaissance, le coût de l'outremer est si élevé qu'il se trouve fréquemment spécifié dans les contrats de commande de tableaux. Il n'était pas rare que le commanditaire doive lui-même acheter le pigment et le fournir au peintre. Raphaël, Léonard de Vinci et Michel-Ange ont utilisé ce pigment.

L'oreille du Lynx


L’extinction de l'Holocène


Le Quaternaire


samedi 9 janvier 2016

Dukono, Sinabung et Soputan

Encore des silences à mettre sur du lin. Encore des inaptitudes à peindre. Encore des encore à recréer en montagnes de feu crachant cendres volatiles puis braises mourantes. Dukono, Sinabung et Soputan réunies. J'avais peu d'idées de tous les impossibles dans la quête du feu, les impossibles qui souvent ne sont pas les miens.

De l'au-delà


Tu es plus belle que le ciel et la mer

Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises

Il y a l’air il y a le vent
Les montagnes l’eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends

Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Siffler
Et apprendre à travailler

Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t’en

Je prends mon bain et je regarde
Je vois la bouche que je connais
La main la jambe l’œil
Je prends mon bain et je regarde

Le monde entier est toujours là
La vie pleine de choses surprenantes
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t’aime

Blaise Cendrars, Feuilles de route