« Ainsi, je dirais que, pour moi, l’expérience de la beauté, s’il y en a une, est inséparable des relations à et du désir de l’autre, dans la mesure où elle travaille la voix, à travers quelque chose d’un différentiel tonal – plus spécifiquement, à travers la voix en tant que chose qui intensifie le désir d’autant plus qu’elle le sépare du corps. Il y a là un effet d’interruption, de suspension. On peut faire l’amour avec une voix mais sans faire l’amour. La voix sépare. Et donc, il s’agit de ce qui dans la voix provoque le désir ; c’est une vibration différentielle qui à la fois interrompt, gêne, empêche l’accès, maintient une distance. Voilà pour moi la beauté. Nous parlons de beauté devant une chose qui est à la fois désirable et inaccessible, une chose qui me parle, qui m’appelle, mais qui me dit aussi qu’elle est inaccessible. Alors je peux dire qu’elle est belle, qu’elle existe au-delà, qu’elle possède un effet de transcendance, qu’elle est inaccessible. Donc, je ne peux pas la consommer – elle n’est pas consommable, c’est une oeuvre d’art. Voilà la définition de l’oeuvre : qu’elle n’est pas consommable. La beauté est quelque chose qui éveille mon désir en disant : “Tu ne me consommeras pas”. C’est un joyeux travail de deuil, bien que ni travail ni deuil. D’un autre côté, si je peux la consommer, c’est qu’elle n’est pas belle. Voilà pourquoi j’aurais plus de difficulté à dire qu’une peinture ou une pièce architecturale est belle. Je pourrais le dire, mais je ne serais pas captivé par elle, je ne serais pas ému par le même sentiment de beauté. Je peux cependant être ému par un discours fini, où il y a des êtres qui parlent, ou même par des textes, un poème par exemple, où il y a des effets de voix qui appellent et se donnent tout en se refusant. »
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir - Écrits sur les arts du visible (1970-2004)
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