La déconstruction n'est pas simplement la décomposition d'une structure architecturale, c'est aussi une question sur le fondement, sur le rapport fondement/fondé ; sur la clôture de la structure, sur toute une architecture de la philosophie. Non pas seulement sur telle ou telle construction, mais sur le motif architectonique du système. L'architectonique : je me réfère ici à la définition de Kant, qui n'épuise pas tous les sens d'« architectonique », mais la définition de Kant m'intéresse particulièrement ; l'architectonique c'est l'art du système. La déconstruction concerne d'abord des systèmes. Cela ne veut pas dire qu'elle met à bas le système, mais qu'elle ouvre à des possibilités d'agencement ou de rassemblement, d'être ensemble si vous voulez, qui ne sont pas forcément systématiques, au sens strict que la philosophie donne à ce mot. C'est donc une réflexion sur le système, sur la clôture et l'ouverture du système. Naturellement, c'était aussi une sorte de traduction active un peu déplaçante du mot dont se sert Heidegger : Destruktion, la destruction de l'ontologie qui ne veut pas dire non plus l'annulation, l'anéantissement de l'ontologie, mais une analyse de la structure de l'ontologie traditionnelle.
Une analyse qui n'est pas seulement une analyse théorique, qui est en même temps une autre écriture de la question de l'être ou du sens. La déconstruction, c'est aussi une manière d'écrire et d'avancer un autre texte. Ce n'est pas une tabula rasa, c'est pourquoi la déconstruction se distingue aussi du doute ou de la critique. La critique opère toujours en vue de la décision après ou par un jugement. L'autorité du jugement ou de l'évaluation critique n'est pas l'autorité de la dernière instance pour la déconstruction. La déconstruction est aussi une déconstruction de la critique. Ce qui ne veut pas dire que toute critique ou tout criticisme sont dévalués, mais qu'on essaie de penser ce que signifie dans l'histoire l'autorité de l'instance critique ; par exemple au sens kantien, mais non seulement au sens kantien. La déconstruction n'est pas une critique.
Jacques Derrida, Extrait de Points de suspension, entretien avec D. Cohen (22 mars 1986)
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