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jeudi 29 novembre 2018

Le jardin des délices

Le jardin des délices

Gertrude Stein

« Gertrude Stein (1874 - 1946), grande démone des lettres et des arts d'avant-garde, avait découvert, dans la mémoire de Henry James, mais sous le regard des peintres étrangers de l'école de Paris, la plasticité du langage. Un mot et un mouvement: il est à sa place quand, n'en changeant pas, il appartient à des phrases qui peuvent être distinctes et reçoit, de cette multiple appartenance, une multiplicité de fonctions: ainsi, il voyage. Il en est, dès lors, réalisé. L'absence de ponctuation se prête à une telle plasticité. La poésie, ou ce qu'on appelle ainsi, tient aussi de cela - à cette intelligence. »

Michel Van Schendel, Extrait de Quand demeure

Le temps efface tout

mercredi 28 novembre 2018

Différentes heures font différentes montagnes

« La montagne montre encore des mouvements qu'elle a subis il y a longtemps. Tu vas pour cela auprès d'elle, afin de retrouver, et sans risque à présent, la grandeur de ses gestes d'autrefois et l'allure extraordinaire qu'elle devait avoir lorsqu'elle s'arrêta dans un dernier soulèvement.

Cependant si énorme que soit la masse pierreuse, des vapeurs même légères l'interceptent couramment jusqu'à en avoir raison en apparence, et te la remettent à plus tard. 

Différentes heures font différentes montagnes. Mais la grandeur n'est pas annulée. Elle demeure. Tu la respires. »

Henri Michaux, Extrait de Poteaux d'angle

L'amour fou

L'amour fou

Ishtar Génitrix

« Je naquis d'une géante rouge, étoile mourante destinée, comme le soleil, à se résorber en hélium dans quelque cinq milliards d'années après être devenue naine blanche et avoir dévoré ses enfants. Je naquis d'Ishtar Génitrix, de Marie engendrée avant les collines et d'Ève, issue du lignage du serpent. »

Muriel Cerf, Extrait de Le Lignage du serpent

Le Lignage du serpent

Le Lignage du serpent

Le grand jour

Par mes mains

Ils ignorent ce que je fais
encore plus ce que je tais
mais moi ce sont tes
yeux miroirs tes seins-oursins
que j'aime
ta voix de soie et ton coeur ailé
tout ce que tu es
au moment d'entrer dans un mode
de toutes pièces inventé
du brin d'herbe à veines noires
au soleil d'or liquide.
Roland Giguère, Extrait de L'Âge de la Parole

mardi 27 novembre 2018

La Bohême orientale de Kupka

La Bohême orientale de Kupka

Quand

Quand l'étrange l'étranger
Quand demeure
Quand l'ami l'étrange
Quand le corps vivace
Quand l'affable l'estimable
Toi vous peut-être moi
Quand demeure ici
Quand le vent
Quand l'ardent
L'aube le temps le chant
Attendent mais demeurent
Quand la frange est dépliée
Et que vient l'étonnement
Vers le passage
Quand un semeur de temps

Quand
Ce n'est pas là
Quand
Ce n'est pas dit
Quand demain à présent
Quand il faut le dire
Quand il faut dire ce qui fait vivre
Quand sinon on ne vit pas
Si et quand ne dites-vous

Quand demeure l'étrange
Quand demeure l'ami
Quand l'étrange est un recours
Ou un courage l'étranger
Quand demeure et passe

Quand est là quand va
Quand abrase l'écrasement
Quand halète sur l'empan
Grigne griffe glisse
Quand défend une brise
Comme étui de clarté
Quand s'éprend
Quand embrasse
Quand la main
Quand le vague

Nous irons vers l'éclat de langue
Vers l'éclatant mais le débris
L'éclatant le vaste ou l'infime
Le très vaste et le détail
Un luxe mais l'important
Nous n'avons plus le temps
Nous n'avons plus le temps
Je le cède à l'étrange
Quand une lumière attend
                                            je la dessine

Michel Van Schendel, Extrait de Quand demeure

dimanche 25 novembre 2018

Croix de chemin

Croix de chemin

Si je ne veux pas mourir d’ennui

« Il me faut à chaque instant, si je ne veux pas mourir d’ennui, de vide, de mutisme, découvrir et inventer une histoire. Mais je n’y parviens pas toujours. Il me faut des conditions si particulières, des détours si compliqués que parfois je désespère. Ce que je vois, là où je vis, est terre vierge, jusqu’à ce que le paysage acquiert une âme. En racontant une histoire, j’ajoute de l’âme au paysage qui s’enrichit d’une charge émotionnelle. Et enfin je peux m’émouvoir… je ne perds plus la mémoire comme je l’ai fait pendant tant d’années. Voilà comment je thésaurise, en transportant cette mémoire intime dans la fiction. La fiction devenant alors paysage, sans le secours de l’histoire. Un paysage sans l’histoire, c’est un paysage pour l’éternité? Non? »

Nancy Huston

mardi 20 novembre 2018

Le cyclope

« En Asie, l’art du temps est plus un art du temps présent, de l’immédiateté, mêlé à la contrainte du geste juste. Mentalité différente de la notre avide de résultats immédiats, les peintres travaillent d’abord la notion d’immédiat sans recherche de but. Il faudrait un jour qu’un peintre se fasse creuset et réunissent ces deux approches du temps… Peut-être Fabienne Verdier y parvient elle mais encore isolée son travail devrait attirer plus de peintres à tenter l’expérience alchimique.

Dans cet art du temps il est d’ailleurs possible que le mental soit le cyclope à enivrer afin que l’intuition agile et ses compagnons l’audace, la fulgurance, la vitesse et la souplesse puissent enfin respirer à l’air libre.  »

Patrick Blanchon

vendredi 16 novembre 2018

Paysage

Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.

II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Charles Baudelaire, Extrait Les Fleurs du Mal

jeudi 8 novembre 2018

La peinture abstraite

« Parce que, en fait, que toute peinture soit abstraite c’est évident. Mais là où ça devient intéressant c’est lorsque, on cherche les définitions correspondantes à telle ou telle tendance, les définitions de l’abstraction correspondantes à telle ou telle tendance. Il est évident que pour un expressionniste, les peintres abstraits - encore une fois je ne cherche pas du tout à dire : ça c’est mieux que cela, j’essaie de déterminer des catégories. C’est évident que pour un expressionniste, la peinture dit “ abstraite ” ne pêche pas du tout d’être trop abstraite. Elle pêche de ne pas l’être assez. En quel sens ? C’est que, si loin que les abstraits aillent dans l’abstraction, leurs lignes tracent encore un contour. Leurs lignes tracent encore un contour et on reconnaît aisément dans la peinture abstraite des cercles, des demi-cercles, des triangles, etc. Et dans le Kandinsky le plus abstrait, on reconnaît encore le triangle, c’est-à-dire, un contour particulier. Peut-être pas toujours, d’ailleurs, chez Kandinsky. Mais peut-être qu’il n’est pas seulement un peintre abstrait. Et dans un Mondrian on reconnaît encore le fameux carré, etc. »

Gilles Deleuze, Extrait de La Peinture et la question des concepts 

lundi 5 novembre 2018

Nuée grise

Nuée grise

Amérique étrangère

Je suis un homme de mes terres Amérique
Je les porte pesantes
pavés de glaise
grisou d'exil
Je les portes je me sépare je me cogne à ta poutre
Amérique
Je devrai me ruer contre tous les salpêtres et tous bois ternis de mon sang
Je devrai me jeter flèche sur les cris de mon passé et sur mes reniements
Et je briserai les abres tenant encore la rengaine de ce coeur
Et je lancerai la hache sur moi-même et me retrouverai
À nouveau crée pour la troisième fois de ma vie
Et je serai le soc et la main qui le plante
Et moi-même l'épaule et l'épaulement
Je rongerai le tremble de mes landes charnelles
Je mangerai l'écorce et la racine de vieux mal de terre et je déterrerai les paroles de feu
Je flotterai fleuve de liège flamme d'algue j'évoluerai dans le vertige
Je serai ciel des épaisseurs mouvantes et roc primaire sous les pierres du vent
Je serai l'os de la rouille et je naîtrai forme et substance de craie au pays de la craie
de la craie des visages sans air
de la craie des neiges oubliées
des bouches gelées
des peaux froides et du feu sous la peau
de la cendre explosée
de la craie des ruelles amorties d'odeurs fauves
de la craie des gratte-ciel
gris sur froid
bleu sur fer
de la craie des arbres plantés droit
douilles perdues qui n'ont pas percuté
de la craie d'Amérique
Amérique à peau double ma lutte
terne et mauve amérique serpent
de poivre de glace ma violence
Amérique à peau neuve mon cancer et mon double
Et ma drogue
qui creuse la main du dernier cri
Michel Van Schendel, Extrait De l'oeil et de l'écoute

dimanche 4 novembre 2018

Mon coeur de pierre

Mon coeur de pierre

Entre nous

« Il n'y a que lorsque nous sommes fendus, ouverts et en deux, que nous avons deux yeux dans l'espace et nos oreilles pour entendre. Quelqu'un parle en nous, en nous quelqu'un chante : non pas à notre place, ni à l'intérieur, ni dedans, mais entre nous : entre les deux rochers ouverts du cerveau, entre les deux crânes et notre tête qui en descend, entre les deux parois ouvertes du crâne de la tête. Celui qui chante est comme une voix descendue dedans se placer entre nous. »

Valère Novarina, Extrait de Pendant la matière

jeudi 1 novembre 2018

Le petit tas de secrets

« Parce que, tout de même, un homme, c'est bien autre chose que le petit tas de secrets qu'on a cent fois dit. Bien autre chose, en deçà et au-delà de l'histoire qui le concerne, comme un pays sans frontières, et l'horizon ne tient la longe qu'aux yeux. 

C'est un pays rêvé quand on ne rêvait pas encore, et c'est le rêve d'un pays qui vous mène quand tout dort, quand on est soi-même endormi. Au réveil, ça vous colle à la peau. Ça vous remplit et ça vous vide tout à tour. La plénitude et le manque, systole, diastole, flux, reflux, qui font aller l'homme comme la mer, d'un bord à l'autre de lui-même. L'égarent, le renversent, le relèvent.

Parce qu'un poète, c'est toujours un pays qui marche, boiteux parfois, cassé, cagneux, tanguant, tout ce qu'on voudra, mais debout, en avant, dressé comme une forêt, même si c'est son ombre toujours sur la terre qu'on voit, ou son reflet. L'illusion est complète pour qui croit le comprendre. Lui-même n'y comprend rien. Se laisse porter "deçà, delà / pareil à la / feuille morte". Va, vit, vibre, hirsute, ivre de jouir. Fait la nique à son image ou s'y noie. Insatisfait toujours, quoi qu'il arrive, traînant dans sa langue un pays d'exil, un paradis d'échos. Et tout le reste est littérature. »

Guy Goffette, Extrait de Verlaine d'ardoise et de pluie