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mardi 14 octobre 2014

Différence et répétition

La mort n’a rien à voir avec un modèle matériel. Il suffit de comprendre au contraire l’instinct de mort dans son rapport spirituel avec les masques et les travestis. La répétition est vraiment ce qui se déguise en se constituant, ce qui ne se constitue qu’en se déguisant. Elle n’est pas sous les masques, mais se forme d’un masque à l’autre, comme d’un point remarquable à un autre, d’un instant privilégié à un autre, avec et dans les variantes. Les masques ne recouvrent rien, sauf d’autres masques. Il n’y a pas de premier terme qui soit répété ; et même notre amour d’enfant pour la mère répète d’autres amours d’adultes à l’égard d’autres femmes, un peu comme le héros de la Recherche rejoue avec sa mère la passion de Swann pour Odette. Il n’y a donc rien de répété qui puisse être isolé ou abstrait de la répétition dans laquelle il se forme, mais aussi dans laquelle il se cache. Il n’y a pas de répétition nue qui puisse être abstraite ou inférée de déguisement lui-même. La même chose est déguisante et déguisée. Un moment décisif de la psychanalyse fut celui où Freud renonça sur certains points à l’hypothèse d’événements réels de l’enfance, qui seraient comme des termes ultimes déguisés, pour y substituer la puissance du fantasme qui plonge dans l’instinct de mort, où tout est déjà masque et encore déguisement. Bref, la répétition est symbolique dans son essence, le symbole, le simulacre, est la lettre de la répétition même. Par le déguisement et l’ordre du symbole, la différence est comprise dans la répétition. C’est pourquoi les variantes ne viennent pas du dehors, n’expriment pas un compromis secondaire entre une instance refoulante et une instance refoulée, et ne doivent pas se comprendre à partir des formes encore négatives de l’opposition, du retournement ou du renversement. Les variantes expriment plutôt des mécanismes différentiels qui sont de l’essence et de la genèse de ce qui se répète. Il faudrait même renverser les rapports du «nu» et du «vêtu» dans la répétition. Soit une répétition nue (comme répétition du Même), par exemple un cérémonial obsessionnel,ou une stéréotypie schizophrénique : ce qu’il y a de mécanique dans la répétition, l’élément d’action apparemment répété, sert de couverture pour une répétition plus profonde, qui se joue dans une autre dimension, verticalité secrète où les rôles et les masques s’alimentent à l’instinct de mort. Théâtre de terreur, disait Binswanger à propos de la schizophrénie. Et le «jamais vu» n’y est pas le contraire du «déjà vu», tous deux signifient la même chose et sont vécus l’un dans l’autre. La Sylvie de Nerval nous introduisait déjà dans ce théâtre, et la Gradiva, si proche d’une inspiration nervalienne, nous montre le héros qui vit à la fois la répétition comme telle, et ce qui se répète comme toujours déguisé dans la répétition. Dans l’analyse de l’obsession, l’apparition du thème de la mort coïncide avec le moment où l’obsédé dispose de tous le personnages de son drame, et les réunit dans une répétition dont le «cérémonial» est seulement l’enveloppe extérieure. Partout c’est le masque, c’est le travesti, c’est le vêtu, la vérité du nu. C’est le masque, le véritable sujet de la répétition. C’est que le répété ne peut être représenté, mais doit toujours être signifié, masqué par ce qui le signifie, masquant lui-même ce qu’il signifie.

Gilles Deleuze, Extrait de l'introduction sur le masque de la répétition

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