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dimanche 26 juillet 2015

Le pays de Pount


L’usure des os

Dans l’usure des os où dois-je
me rendre sans avoir à donner
la réplique aux ombres mortes ?
M’arrêter sur le seuil d’un livre
pour entendre en moi la voix,
la si belle voix de Jacques Brault ;
écouter comment une musique peut
recueillir en elle la rondeur de l’âme
– tout cela est œuvre de poésie.
Nulle force ne dépasse celle du langage :
nommer habille de lumière un être,
même sombre ; dire donne à voir
dans l’aveuglement ; écrire fait respirer
qui étouffe. L’usure ne m’inquiète guère
quand le temps me laisse goûter aux fruits
de la solitude de l’art. Entendez-vous
au loin, dans le secret alcôve de votre âme,
le si touchant cri – pourtant muet –
de la beauté demeurée invisible ?

Claude Paradis

L'élue de juillet


mardi 21 juillet 2015

Requiem : Épilogue, I

Et j'ai appris comment s'effondrent les visages,
Sous les paupières, comment émerge l'angoisse,
Et la douleur se grave sur les tablettes des joues,
Semblables aux pages rugueuses des signes cunéiformes ;
Comment les boucles noires ou les boucles cendrées
Deviennent, en un clin d'œil, argentées,
Comment le rire se fane sur les lèvres sombres,
Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur.
Et je prie Dieu, mais ce n'est pas pour moi seulement,
Mais pour tous ceux qui partagent mon sort,
Dans le froid féroce, dans le juillet torride,
Devant le mur rouge devenu aveugle.


Anna Akhmatova, Requiem, traduction du russe par Paul Valet

lundi 20 juillet 2015

Le monde soudain

Quelques autistes tranchent leurs mots au tranchant des distances. À ras le monde soudain. C'est là que la distance opère la langue. À ras. La mutile de tout le monde soudain. Mais aucun ne renonce. Le silence soudoie la linéarité de l'expression. Tout est possible soudain. Là gonfle dans mille directions. Le soudain monde.

Le silence serait-il l'enjeu de la parole ?

Alors la terre rouge naît du vert. La promenade déroule les épisodes du paysage dans le temps de la marche. C'est en couleur. Dans le temps de nos écrits, c'est noir et blanc. À cause du mauvais temps, sans doute, car on tourne en technicolor. On dit Vert dans le temps qui va. On arrache un pied à l'appui d'ensuite et le passé parle, les morts parlent. Ça sort de ligne, ça lève, c'est de l'annonce aussi, de l'ivraie, de l'ongle. Alors les temps tracent l'ébauche d'une langue de foin, de larmes, de poussière ; de jonchée. Des temps tournent bosse la terre se creuse, l'eau coule au front. La poésie ravine un principe linéaire.

Caroline Sagot Duvauroux, Extrait de La livre d'El d'où

dimanche 19 juillet 2015

Vert mousse


Le temps est là

"Tu attendais le temps. Quel temps ?
Le temps est là
Le temps est là de très bonne heure
Plus inconnu
Plus sauvage qu'un caillou blanc "

Henry Bauchau, Heureux les déliants

vendredi 17 juillet 2015

Combustibles


La fenêtre, la théière, la porte

"La fenêtre, la théière, la porte, la fenêtre, la chaise, la théière, le contre-jour, la porte, la table, la théière, la chaise, la fenêtre, la chaise, la porte, le couloir, les murs, la table, le plafond, la fenêtre, les rideaux, le mur, le couloir, la théière, le contre-jour, la table, le meuble, la porte, le couloir, la fenêtre, le plafond, la théière,"

Christophe Tarkos, Ma Langue

dimanche 12 juillet 2015

Des paysages

Depuis quinze jours j’essaie de faire des paysages. Je passe toutes les journées devant le même jardin, les mêmes arbres et le même fond. J’ai vu ce paysage la première fois le matin, brillant de soleil, les arbres couverts de fleurs, et dans le fond, très loin, les montagnes couvertes de neige. C’est ça que je voulais peindre mais depuis le ciel est moins clair, il pleut souvent, les montagnes je ne les vois plus depuis quinze jours, les fleurs sont fanées, les blanches et les lilas, et je continue mes paysages jusqu’à la nuit. Chaque jour je vois un peu plus que je ne vois presque rien et je ne sais plus du tout comment, par quel moyen, je pourrais mettre sur la toile quelque chose de ce que je vois. Tout espoir de rendre la vision du premier jour est disparu mais cela m’est assez indifférent. Ce paysage ne devait être qu’un commencement. C’est celui que j’ai tout le temps sous les yeux devant la porte de mon atelier, j’en ai vu beaucoup d’autres dans les environs que je voulais faire aussi, un je l’ai commencé un jour.

Alberto Giacometti, Écrits

samedi 11 juillet 2015

Damona


Le commencement de la fin

La quête des origines est un terme vague, un lieu commun, une illusion de l'esprit. Mais c'est aussi la traduction mythique du paradoxe permanent dont nous vivons quand nous situons dans le passé l'espoir invincible du Mieux. Nous sommes pareils à la souris des expériences classiques : toutes les issues sont fermées sauf une. Là, à la sortie du labyrinthe, se montre la mince lumière, le vent frais, la fin du tunnel : rien d'autre que l'espérance de la Nouveauté, seul « rachat » possible dans un monde où l'habitude nous asphyxie.

C'est peut-être l'une des grandeurs de l'art que d'être un des rares domaines, périlleux et fascinants, où puisse être tranchée notre soif de renouvellement, c'est-à-dire notre besoin permanent de transgression.

Ainsi plongeant le jour dans notre nuit comme un fer rouge qui bouillonne au contact de l'eau glacée, ou bien cherchant une aube inconnue à l'orée du souterrain et l'air pur au-delà des fumées, nous confondons, dans une même recherche obstinée, ce qui ne reviendra pas et ce qui pourrait être, car notre terre promise est toujours un paradis perdu.

Jean Tardieu, Obscurité du jour, "Les Sentiers de la création"

vendredi 10 juillet 2015

Bury This

La courbe de tarage


Chacun porte son âge

Cette chanson pour ceux
Que je n'ai pas nommés,
Moi qui croyais nommer
Ton village et ta ville
Ceux qui s'en vont d'un pas
Que l'on dirait docile
En chemin fermé
Les derniers arrivés
Que je ne connais pas
Et que voici chez nous
Pour avoir fui des guerres
Et qui ne disent rien...
Mais qui ne s'en vont guère
Retenant leurs pas
Chacun porte son âge
Sa pierre et ses outils,
Pour bâtir son village
Sa ville et son pays.

Qui chantera les nuits
De la serveuse au bar?
Qui chantera l'ennui
Du client qui s'attarde?
Chacun est le miroir
De l'autre et le regarde
Le temps d'un départ
Qui chantera le jour
Pareil aux autres jours
De ce vieux retraité
Du métro de cinq heures
Qui ressasse au milieu
Des foules qui l'écoeurent
Ses chansons d'amour?

Chacun porte son âge
Sa pierre et ses outils,
Pour bâtir son village
Sa ville et son pays.

Et ceux qui sont ici
Depuis la nuit des temps,
Toujours surpris de voir
Qu'on vende et qu'on achète
Comme peau d'animal
Des morceaux de planète
Avec de l'argent...
Pour obtenir un peu
Ils nous demandent tout
En fuyant sans arrêt
Nos ciments sédentaires
Et mettre un peu leur jeu
Dans l'ennui millénaire
Que hurlaient les loups...
Chacun porte son âge
Sa pierre et ses outils,
Pour bâtir son village
Sa ville et son pays.

Chanter aussi ceux-là
Qui ne m'entendent pas
Et qui n'ont ni mon pas
Ni mes mots, ni mes rêves!
Ceux-là pour qui la vie
Est une courte trêve
Entre deux combats
Chanter enfin pour toi,
Chanter enfin pour vous
Qui choisirez sans fin
La mort ou la survie
De mes mots, de mes pas,
De ce qui nous convie
À rester debout

Chacun porte son âge
Sa pierre et ses outils,
Pour bâtir son village
Sa ville et son pays

Gilles Vigneault, 1997 

jeudi 9 juillet 2015

As I Crossed a Bridge of Dreams

Chaque nouvelle peinture est une naissance

"Il était assis là, en bras de chemise, une chemise d'un beau violet, roulant une cigarette, expliquant ce qui l'avait séduit dans ce pays : "Cette lumière qui change tout le temps, qui se remet en question tous les quarts d'heure, ce vent qui compte autant que les rochers. Mais la lumière surtout : avant d'arriver, à des kilomètres on la reconnaît !"

Il disait encore : "Cela n'existe pas, les vieux peintres : chaque nouvelle peinture est une naissance, une renaissance, on a l'âge de sa dernière peinture !" Ces grandes toiles, ces éclairs bleus et rouges, entrechoqués, vibrants, ces déferlements, cette berlue : "Ah non, ce n'est pas abstrait !" s'écriait-il. Il est vrai qu'à vélo, dans l'effort contre le vent, ou tout en haut d'une côte, parfois, on voit des Bazaine."

Jean-Pierre Abraham, Ici présent

mardi 7 juillet 2015

Fairy Wings


La musique multipliée

La musique multipliée à l'infini comme la peinture reproduite dans les livres, les cartes postales, les films, les CD-ROM, se sont arrachées à leur unicité. Ayant été arrachées à leur unicité, elles ont été arrachées à leur réalité. Ce faisant, elles se sont dépouillées de leur vérité. Leur multiplication les a ôtées à leur apparition. Les ôtant à leur apparition, elle les a ôtées à la fascination originaire, à la beauté.

Ces anciens arts sont devenus des scintillations éblouissantes de miroirs, un chuchotement d'échos sans source.

Des copies ­ et non des instruments magiques, des fétiches, des temples, des grottes, des îles.

Le roi Louis XIV n'écoutait qu'une seule fois les œuvres que Couperin ou que Charpentier proposaient à son attention dans sa chapelle ou dans sa chambre. Le lendemain, d'autres œuvres étaient prêtes à sonner pour le première et la dernière fois.

Comme ce roi appréciait la musique écrite, l lui arrivait de demander à entendre deux fois une œuvre qu'il avait particulièrement appréciée. La cour s'étonnait de sa demande et la commentait. Les mémorialistes en portaient mention dans leurs livres comme d'une singularité.

*

L'occasion de la musique, pendant des millénaires, fut aussi singulière, intransportable, exceptionnelle, solennelle, ritualisée que pouvaient l'être une assemblée de masques, une grotte souterraine, un sanctuaire, un palais princier ou royal, des funérailles, un mariage.

Pascal Quignard, La Haine de la musique 

Le déserteur


A la tête du fleuve

Tu accomplis l'heure de ressemblance
Enfance ô mon pays entier
Je te retrouve au fond de ma mémoire
Telle la main chantante d'un fleuve à cinq feuilles
Je m'embarque dans le haut souvenir

Mon amour me porte

Je jetterai le grain sur les champs enneigés
Je jetterai le feu dans l'aine des chemins
J'étendrai la rosée dans mes mains fatiguées
J'inventerai tout ce que j'aime
 
Le vent d'ouest recompose l'arbre de mes nuits
Je reconnais le soleil à son ombre
Toute la mer descend dans mon pays
Je dirai depuis le commencement
La fenêtre de fleurs qui m'entr'ouvrait le monde
 
Je vivrai dans un geste continu
 
Je revois ma maison d'anciennement
Ma mémoire est un sentier de montagne
J'avance en regardant la terre
Le ciel me soulève les mains vers le visage
Accepterai-je la blessure de ma bouche
 
Saurai-j e le poids d'un corps qui se lève
 
J'appelle et je nomme
L'instant d'une épée au fond de mes yeux
J'assemble le pain et les verdures d'odeur
Je plante une colonne sous ma nuque
J'ajuste la rivière à mes épaules

Un éclair d'oiseau relie ma tête à l'événement
 
A plat ventre c'est à même le sol
Que je fais mon lit
Je baigne de salive les hauts flancs du feu
Mes mots germent dans le souffle des choses
Et ma bouche unit chaque instant de l'homme.
 
Terre dont je sens pousser l'épi sur ma langue
J'attacherai dans une même gerbe
Chaque plaisir et chaque pleur de tes printemps
J'en ferai une phrase épousant l'horizon
 
J'en fais un pont qui joint ma porte au monde
 
Je grandis en prenant appui sur mon passé
J'imagine la saison habitable
D'un bond je vogue dans l'aire des fleurs
Et l'humus me recouvre d'une laine chaude
 
O enfance cette main à cinq feuilles
Etendus en travers de mon pays
Je remonterai par l'onde de ton poignet
Les villes en veilleuses de berceaux
Et déjà ton visage entier comme une mer!

Gatien Lapointe, Liberté 

lundi 6 juillet 2015

Les eaux de la vestale


Le pays helvétique

Berne, 1906. Janvier. La démocratie avec sa demi-culture nourrit honnêtement le mauvais goût. La puissance de l’artiste devrait être spirituelle. Mais la puissance de la majorité est matérielle. Là où les mondes se joignent règne le hasard.

Dans le pays helvétique le peuple devrait franchement proscrire l’art par la loi. Les plus hauts dignitaires ne se sont jamais manifestés dans le domaine artistique. Là, ils demeurent de vrais demi-barbares. Et la foule croit les pères du peuple, parce qu’il n’y a point de corporation artistique capable de s’imposer à l’opinion publique. Les 999 barbouilleurs mangent encore volontiers le pain de leurs commanditaires. La science se trouve en meilleure position. Le pire serait que la science s’occupât en outre de l’art. Il est temps de quitter prochainement pour toujours le pays helvétique.

Paul Klee, Journal

vendredi 3 juillet 2015

Feu central

« Cet état d’esprit - ce goût que j’ai pour le feu central vital - me conduit à faire peu de cas dans les affaires humaines, des faits et des productions procédant de ce qu’on appelle communément l’intelligence. Cette fonction qu’on appelle l’intelligence sommet de tête m’apparaît provenir d’une zone de l’individu périphérique éloignée du feu central de l’être, et où la chaleur de ce feu ne parvient qu’avec une grande déperdition et c’est pourquoi qui veut sortir de soi ce qu’il a de plus précieux, ne devra pas faire appel à sa cervelle, mais à des zones de lui plus centrales, plus motrices, et à je ne sais quelles voyances ayant leur siège au plus profond de ses viscères et de ses plexus. »

Jean Dubuffet, Extrait de L'homme du commun à l'ouvrage

Heart of Gold


Ode au Saint-Laurent

Et je situerai l’homme où naît mon harmonie

Ma langue est d'Amérique
Je suis né de ce paysage
J'ai pris souffle dans le limon du fleuve
Je suis la terre et je suis la parole
Le soleil se lève à la plante de mes pieds
Le soleil s'endort sous ma tête
Mes bras sont deux océans le long de mon corps
Le monde entier vient frapper à mes flancs

J’entends le monde battre dans mon sang

Je creuse des images dans la terre
Je cherche une ressemblance première
Mon enfance est celle d’un arbre
Neiges et pluies pénètrent mes épaules
Humus et germes montent dans mes veines
Je suis mémoire je suis avenir
J’ai arraché au ciel la clarté de mes yeux
J’ai ouvert mes paumes aux quatre vents
Je prends règne sur les saisons
Mes sens sont des lampes perçant la nuit

Je surprendrai debout le jour naissant

Une hirondelle s’agrippe à ma tempe gauche
Je pressai dans ma main le clair présage

Ô que je m’embarque sur la mer verte et bleue
Ô que je saisisse les reflets qui m’aveuglent
Le temps dispersé en mille figures
Le mot prisonnier de la chair
L’accord caché au fond du sang
L’infini de l’univers et du cœur
La solitude sans fin de chaque être
Trouverai-je le secret de ma vie

Trouverai-je un jour l’événement qui commence

Être homme est déjà une tragédie
Et j’ai pleuré en découvrant le monde

J’ai allumé un feu sur la haute clairière
Je suis descendu dans l’aine des sources
Le parfum du sol me frappe au visage
La femme aux hanches brillantes d’aurore
L’homme à genoux inventant Dieu
Je suivrai la marche du fleuve
Je connais ensemble hier et demain
Et c’est aujourd’hui qu’il me faut construire

Je découvre ma première blessure
Je plante dans le sol ma première espérance

Espace et temps ô très charnelle phrase

Toutes les routes dans une même figure
L’instant et toute l’année en un pas

Je regarde au plus profond de la terre

C’est de l’homme désormais qu’il s’agit
C’est dans ce pays que j’habiterai

Quelle est cette tige à cinq branches
Jetée en travers de mon corps
Est-ce une main profonde et fluide
Est-ce l’ombre tremblante d’un oiseau
Quels sont ces cinq Grands Lacs
Flottant comme de grandes fleurs sur ma poitrine
Fleuve dont les flots m’entraînent m’enchaînent
J’apprendrai la phrase âpre et belle de tes rives

Ta bouche est le début de la mer
J’entrevois une très longue patience

Le cœur plein d’énigmes je rêve d’un ciel pur

Ma langue est une feuille en pleine terre
Je dis tout ce qui éclôt sur la terre
J’inventorie et j’évalue je nomme et j’offre
J’investis la journée de l’homme
J’ouvre des routes je jette des ponts
Je prends des images de chaque événement
J’invente un paysage pour chaque âge
Je taille chaque chose selon sa fonction

Je m’assure d’un souvenir charnel

Donnerai-je visage à tout ce qui existe
Sauverai-je chaque instant de la chair

Solitaire et habité d’amour
J’unis la bouche au flanc qui frissonne
J’unis l’arbre à la terre étonnée
Je mène à leurs noces tous les désirs
Mon pas enflamme chaque saison
Mon souffle agrandit chaque demeure
Et l’expérience ondule au large de ma main
La mer remplit toute ma main

Je ne laisse rien dans la nuit
Chaque peine chaque plaisir recommencent ma vie

Je dresse sur la terre une image de l’homme

Ma bouche est une double cicatrice
Un double horizon découpe mes yeux
Vulnérable on m’a jeté parmi les hasards
Mortel on m’a marqué d’éternité
Je ferai une échelle de mon corps
Et j’étendrai mes bras en largeur de la terre
Mon enfance est un sapin plein de neige
Mon enfance est un prisme dans l’espace

Le temps me donnera un visage durable
Aujourd’hui est un chantier à ras de sillons

Je frappe du poing la vivace énigme

La vieille nostalgie soulève mon talon
Je remonte le cours du sang
Je parle d’un commencement du monde
L’ombre et la lumière s’emmêlent sur mon front
Je ne refuse rien je n’oublie rien
J’éclaire mon passé j’affirme l’avenir
Multiple et nouveau dans l’instant
On m’entraîne jusqu’à l’ultime choix

J’ai dans mon cœur une grande souffrance

Ma langue est un champ de bataille
Toute menace accroît mon sang

Je dirai le frisson d’un outil dans mes paumes
Je veux savoir je veux me rappeler
Je dirai le vent qui prend sur mon front
Je donne parole à tout ce qui vit
Je donne confiance je donne élan
Je caresse et j’éveille
Je descends sur la langue chaude et verte du fleuve
Le soleil se lève en chant sur ma nuque

J’imagine tout ce qui peut être sauvé

Je vis dans le présent
Mes souvenirs m’entraînent

Je suis un mot qui fait son chemin dans la terre
Chaque aube me réveille au bord de mon enfance
Un air de printemps me met sur la route
Et la montagne monte au rythme de mon pied
Ma main est une aile guidant le feu
Ma main emporte le vif témoignage
Je fais mon lit dans la chaleur des bêtes
Et le crépuscule m’ouvre ses bras en fleurs

J’avance en suivant un reflet sur le fleuve
Je suis dans ma chair le frisson d’un arbre

Mon rêve prend racine dans le temps

Je me reconnaîtrai dans une image de la terre
Je creuse mon berceau et j’élève mon toit
Je dis la force d’une forêt reverdie
Je dis l’extrême faiblesse d’un grain qui germe
Je n’ai plus peur j’énumère mes songes
J’apprends à parler je vous reconnais
L’automne de mon pays est le plus beau de la terre
Octobre est un érable plein de songe et de passion

Ma maison fait face à tous les pays
Et toutes mes tables seront complètes

Je vous nomme et je vous invite

Je suivrai le pas précis des saisons
Ma main s’ouvre comme un miroir
Je me figure le corps de femme d’une moisson
Et je confonds les fleurs avec l’aulne enneigé
Ici le printemps est un bref éclat de rire
Et l’automne un grand fruit qui joint les rives
L’hiver est une bête qui souffre et s’ennuie
Et l’été est un bonheur excessif

Arbres douloureux et pleins d’impatience
Nous faisons du givre et du feu d’un même souffle

Et c’est une même foudre qui nous abat

Le soleil nous cache notre plus grand secret
Et la nuit brûle toutes les étoiles de l’année
Janvier remplit nos premiers pas de neige
Et d’un seul flot avril efface notre enfance
Le jour la vase nous recouvre la figure
Et l’aile du soir souffle en nous toute lumière
Le désespoir s’éteint lentement dans nos mains
Et lentement pourrit la noce dans nos bouches

Mais qui a connu les combats de mon pays

A-t-on vu cet espace immense entre chaque maison
A-t-on vu dans nos yeux ce grand exil

Montrez-moi mes compagnons d’espérance
Ô mes amis de neige et de grand vent
Et ce ciel froid qui nous brûle le front
Et cette forêt vaste où s’égarent nos cris
Et ce pas aveugle des bêtes dans l’orage
Et ce signe incompréhensible des oiseaux
Comment l’homme pourrait-il vivre ici
Par quel mot prendrait-il possession de ce sol

La distance est trop grande entre chaque homme
Nous n’avons pas le temps de regarder la terre

Le froid nous oblige à courir

Mais a-t-on vu de près l'homme de mon pays
A-t-on vu ces milliers de lacs et de montagnes
Qui s'avancent à pas de bêtes dans ses paumes
A-t-on vu aussi dans ses yeux ce grand désert
Ici chacun marche sur des échasses
Nous existons dans un geste instinctif
Naîtrons-nous dans une parole
Quelles marées nous amèneront aux rives du monde

Ce paysage est sans mesure
Cette figure est sans mémoire

J’écris sur la terre le nom de chaque jour
J’écris chaque mot sur mon corps

Phrase qui rampe meurt au pied des côtes

J’ai refait sept fois le geste qui sauve
Et chaque fois l’éclair disparut

Tu nais seul et solitaire ô pays

D’abord je te baptiserai dans l’eau du fleuve
Et je te donne un nom d’arbre très clair
Je te donne mes yeux mes mains
Je te donne mon souffle et ma parole
Tu rêveras dans mes paumes ouvertes
Tu chanteras dans mon corps fatigué
Et l’aube et midi et la nuit très tendre
Seront un champ où vivre est aimer et grandir

J’assigne le temps d’aujourd’hui
Je m’assure d’un espace précis

Le ciel tremble des reflets de la terre

Je m’élancerai du plus haut de l’horizon
Et nu je connaîtrai dans ma chair
Je me cherche à tâtons dans la terre
Je perce des galeries je creuse des puits
J’écoute les oiseaux je regarde les bêtes
J’imagine un modèle avec mes propres mains
Le doute et l’espérance éclaboussent mes yeux
La pluie et le soleil annulent ma mémoire

Je ne suis qu’un bloc de terre plein de racines

J’apprendrai par tous les chemins
Le temps me nommera

J’apprivoise et je noue j’épelle et je couronne
Je compare toutes les images du sang
J’adapte ma face à celles des heures
Je suis le chant du pain les verdures de givre
Je suis un paysage d’ailes et de vagues
Je me rêve dans un arbre dans un une pulpe
Je touche de la main pour connaître mon cœur
Et ma voix est un jour et une nuit très proches

Je suis un temps jumeau et solitaire
Je suis un lien de pollens et de cendres

J’ai toute la confusion d’un fleuve qui s’éveille

Qui me montrera les sept jours du monde
Quel arbre quelle bête m’indiquera le chemin
Je pose dans l’instant les poutres de l’année
J’enferme dans un épi toute la prairie
Je fais de chaque blessure un berceau
Je vais de souvenir en avenir
Je vais du cri du sang aux yeux de la beauté
J’essaie de voir et de parler avec mon corps

Je ne puis qu’étreindre mon cœur en pleine nuit

Ô que sourde le premier visage de l’homme
Et que j’entende son premier récit

Je mêle ma langue aux racines enneigées
Je mêle mon souffle à la chaleur du printemps
Je m’imprègne de chaque odeur
J’invente des nombres j’invente des images
Je me construis des lettres avec du limon
Je plante dans la plaine un mot nouveau
Et cela monte peu à peu à l’horizon
Comme un homme plein de songe et plein de rosée

L’homme naît d’un frisson du ciel et de la terre
Je m’accomplirai dans les pas du temps

Je vois dans une phrase l’espace de l’homme

L’homme de mon pays sort à peine de terre
Et sa première lettre est un feuillage obscur
Et son visage un rêve informe et maladroit
Cet homme fait ses premiers pas sur terre
Il s’initie au geste originel
Et ses poignets saignent sur la pierre sauvage
Et les mots écorchent sa bouche
Et l’outil se brise dans ses mains malhabiles

Et c’est toute sa jeunesse qui éclate en sanglots

Ici tout commence au ras de la terre
Tout s’improvise ici à corps perdu

Ma langue est celle d’un homme qui naît
J’accepte la très brûlante contradiction
Verte la nuit s’allonge en travers de mes yeux
Et le matin très bleu se dresse dans ma main
Je suis le temps je suis l’espace
Je suis le signe et je suis la demeure
Je contemple la rive opposée de mon âge
Et tous mes souvenirs sont des présences

Je parle de tout ce qui est terrestre
Je fais alliance avec tout ce qui vit

Le monde naît en moi

Je suis la première enfance du monde
Je crée mot à mot le bonheur de l’homme
Et pas à pas j’efface la souffrance
Je suis une source en marche vers la mer
Et la mer remonte en moi comme un fleuve
Une tige étend son ombre sur ma poitrine
Cinq grands lacs ouvrent leurs doigts en fleurs
Mon pays chante dans toutes les langues

Je vois le monde entier dans un visage
Je pèse dans un mot le poids du monde

Je balise le premier jour de l’homme

L’homme de mon pays pousse et grandit
Telle une jeune plante dans la terre
Tous les chemins se croisent sur son front
Toutes les saisons s’accrochent à ses épaules
Flammes et flots se heurtent sur sa tempe
Et cela oscille dans le vent violent
Et cela pleure et rit dans l’éphémère
Et cela parle d’un jour infini

Je définirai l’homme en un pas quotidien

Dans mon pays il y a un grand fleuve
Qui oriente la journée des montagnes

Je dis les eaux et tout ce qui commence
Dans ma chair dans mon cœur
Je dis ce mot qui s’éveille en mes paumes
Je lancerai un chant dans l’univers
J’entre dans le temps je borne l’espace
Je dispose couleurs et formes
J’unis et j’agrandis j’abrège et je dénude
Je me construis un abri ici-bas

Nommerai-je infini chaque visage
Deviendrai-je le monde que je rêve
Trouverai-je une seule parole

J’ai pris mon élan sur la haute vague
J’apprends sur terre le songe de dire

Je marche dans les pas du temps

Je m’informe de chaque route
Et j’accompagne par-delà la nuit

J’ouvre à l’homme un champ d’être

On a refait en moi le grand rêve de Dieu
Je souffle sur le limon de mon flanc
J’attache l’enfant à ma hanche
Je tends les bras à ma famille
En secret j’écoute bouger le nom nouveau
Toute une forêt descend sur les rives
Toute une récolte porte l’horizon
Une cité naît au creux de ma main

J’affirme dans le temps et l’espace de l’homme
Je parle à des hommes vivants

Rien ne reste pur que dans la souffrance

Qui détachera de moi la charnelle phrase
J’ai la bouche pleine de terre
J’ai les yeux pleins de sang
J’ai bâti ma maison sur cette terre
J’ai mesuré le poids de mon désir
Le mouvement commence au milieu de mon cœur
Et j’ai dessein d’organiser
Ordonner afin de ne pas mourir

Saurai-je la grandeur exacte de l’homme

Un détail me promet la possession du monde
Un sentier m’amène à la rencontre des hommes

Je me suis revêtu d’un manteau millénaire
Et le haut fleuve me prit par la main
Je trace les grandes lignes du cœur
J’accorde la terre au souffle de l’homme
Je porte secours à la plante foudroyée
Je creuse toute solitude
L’air germe dans ma bouche ouverte
Et vert l’espoir engendre tout espoir

Le vent vient naître dans l’œil d’un enfant

Je suis un ordre d’avant la souffrance
Je suis un plaisir d’avant la nécessité

Ivre d’éternité et proche de mourir
J’imprime mes yeux sur le flanc de l’arbre
J’épelle ma chair sur le flot patient
Je mêle mes souvenirs à ceux des saisons
Et mon sang aux couleurs des fleurs
Je cherche un moyen de durer
Je tends la main j’ouvre mon cœur
J’appelle la grande aurore d’une parole

On m’a lié à la terre

J’accorde les premiers contrastes
Et de visage en visage s’éveille la nuance élémentaire

Je dis ce qui pousse et fleurit dans mon pays
J’ai entendu le chant profond du fleuve
J’ai senti sur moi les lames du froid
Et j’ai vu la grande solitude des arbres
Je me suis forgé des outils avec des branches
Je me suis forgé un alphabet avec de la vase
J’ai dormi flanc à flanc avec les bêtes
Et j’ai souri en même temps que le soleil

Ô que la lumière jaillisse de ma bouche

J’ai plein mon souffle d’étincelles
Mes mains sont pleines de blessures

Je dis ce qui souffre et mûrit dans l’homme
Je dis ce qui chante et crie dans la terre
Je cerne une proche merveille
Ma face est reflets d’ombre et de lumière
Ma face est mémoire de chaque jour
Je m’élève et je tombe au même instant
Et c’est la même douleur qui m’oblige d’avancer
Je soutiens pas à pas mon espérance

Le monde ne peut plus m’abandonner

Je chante le plein air de l’homme
J’augure la neuve harmonie

Mais qu’ai-je retenu du souffle de la terre
Qu’ai-je reconnu des grands signes de la mer
Sur le sein de la femme affleure une caresse
Et dans la voix de l’homme une vaste musique
La mer lance ses bateaux dans le ciel
Le feu ouvre un sentier dans la forêt
Et dans le cœur enfantin de la terre
Commence le vivace souvenir

Le jour commence à hauteur de mes yeux

Je cherche une mesure d’homme
Aujourd’hui est un pont qui me lie aux deux rives

C’est la terre que je veux sentir dans mes mains
Je réchaufferai cette terre de mon souffle
J’en ferai des oiseaux planant dans le grand vent
J’en ferai du pain pour nourrir les hommes
Et des fleurs pour guider les ténèbres
J’en ferai des maisons pour abriter les hommes
Et des lettres pour dire leur amour
J’en ferai un chant à visage d’homme

Je vois l’homme jetant sur la nuit sa rouge aurore
La forme se leva de ses mains souples

Et le soleil se mit en marche dans mon cœur

Je dis l’homme arrivant sur terre
Accueillant dans ses mains le terrestre plaisir
Je dis l’homme ployant sous le fardeau
Et construisant son nom jour après jour
Je dis l’homme découvrant la première peine
Et traçant sur le sol la première aventure
Toute la saveur du monde éclaire sa bouche
Toute l’angoisse du monde assombrit ses yeux

Deux mots soudain ont chanté sur ses lèvres
Et c’est le chant du sol qu’on crut entendre

C’est son propre cœur que l’homme crut voir

Arbre plein de neige je rêve d’un pur printemps
Je plante des phares dans chaque enfance
J’allume des lampes dans chaque solitude
J’éveille un amour dans chaque demeure
J’étouffe l’angoisse de mourir
Le soleil étend jusqu’à la mer l’ombre de ma main
Je navigue de présence en présence
La fête d’un verger m’éclaire et me réchauffe

On m’enferme dans l’œil très pur des bêtes

La terre imagine en mon corps
Je reviens du plus profond de la terre

Je figure en plein air les songes de la mer
Je dis ce que la terre a gardé du soleil
J’annonce à pleine voix le désir habitable
On me nomme en un présent infini
Je suis destination je suis lieu d’origine
Je suis le cantique et je suis l’outil
Tout ce que j’aime est mon propre héritage
Et la face de mes enfants

J’ouvre le premier paysage

Mais qui peut regarder de près un arbre
A-t-on vu un homme mourir

Je poserai mon front sur les genoux de l’aube
J’apporterai le tribut de fruits et de laine
Un récit s’éveille en largeur du temps
Je commence à pied mon premier voyage
Les bêtes parlent de noces prochaines
Et c’est l’été debout parmi l’heure de pluie
Mes mots poussent comme des plantes
Rêveuse ma phrase s’incline en mesurant le monde

Ô très belle irremplaçable réalité

Je ne veux pas pleurer les morts
Je voudrais sauver les vivants

J’entraîne au jour tout ce qui est nocturne
J’ajuste l’arc-en-ciel sur la cuisse des mers
Ma main rêve d’un continent à l’autre
Ma main est une baie au large du grand fleuve
Tous les méridiens passent sur ma tempe
Toutes les sources frappent à mes flancs
Je porterai sur mon épaule à vif
L’aube comme un faisceau de fleurs

J'affirme un grand besoin d'être et d'aimer

Le bras en visière sur l'horizon
Je guette un très lointain secret

Une longue vallée affleure en ma mémoire
Le soleil monte pas à pas vers mon enfance
Je reconnais un à un tous mes songes
Les Appalaches ferment leurs yeux sous la neige
Et l'Etchemin se met à rire dans les trèfles rouges
Là-haut près des Frontières
Veille une maison de terre et de bois
Je sais qu'un grand bonheur m'attend

Tout ce que j'ai appris me vient d'ici
Je retrouve ici mes premières images

Et brille en mes doigts la première ville

Québec rose et gris au milieu du fleuve
Chaque route jette en toi un reflet du monde
Et chaque paquebot un écho de la mer
Tu tiens toute la mer dans ton bras recourbé
Une figure naît sur ton double profil
Une parole creuse son nid dans tes paumes
Je me rappelle un soir avoir vu la lumière
Ton coeur battait sur chaque front

C'est le fleuve qui revient d'océan chaque soir
Et c'est l'océan qui tremble dans chaque regard

C'est ici le plus beau paysage du monde

Mais que devient tout cela que je nomme

Que sont devenus ceux que j’ai laissés
Là-bas tremblants sur le bord du matin

Je vous montrerai la mer verte et bleue
Je reviens à la mer comme un arbre qui souffre

J’ouvrirai les paupières du temps
Je jetterai debout chaque enfance

Car l’homme ne peut que grandir

Et que s’agrippe l’aube à mon dos couturé
Soleil de chair ô lumière la plus belle
Tout me lie et tout me brûle en secret
La parole de l’homme est ma seule présence
Je réduis la distance entre chaque être
Je célèbre chaque chose qui vit
Le blé grandit à hauteur d’homme
Je planterai des arbres pour nos haltes

Mais ne dites pas que vous m’avez vu pleurer

J’ai remis en terre l’épi de ma mémoire
La douceur me revient plus forte qu’une épée

Je prends pied sur une terre que j'aime
L'Amérique est ma langue ma patrie
Les visages d'ici sont le mien
Tout est plus loin chaque matin plus haut
Le flot du fleuve dessine une mer
J'avance face à l'horizon
Je reconnais ma maison à l'odeur des fleurs
Il fait clair et beau sur la terre

Ne fera-t-il jamais jour dans le coeur des hommes?

Paris, janvier 1961

Gatien Lapointe, Ode au Saint-Laurent

Grain de beauté


mercredi 1 juillet 2015

Le Poète

Je prendrai dans ma main gauche
Une poignée de mer
Et dans ma main droite
Une poignée de terre,
Puis je joindrai mes deux mains
Comme pour une prière
Et de cette poignée de boue
Je lancerai dans le ciel
Une planète nouvelle
Vêtue de quatre saisons
Et pourvue de gravité
Pour retenir la maison
Que j'y rêve d'habiter.
Une ville. Un réverbère.
Un lac. Un poisson rouge.
Un arbre et à peine
Un oiseau.
Car une telle planète
Ne tournera que le temps
De donner à l'Univers
La pesanteur d'un instant.

Gilles Vigneault, Balise

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