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lundi 30 mai 2016

Urga


Notes pour la description de minéraux noirs

– Suie mouillée de taches de fraîcheur – ou va-et-vient de moire, de soieries obscures; arbres calcinés ; des frissons morts escaladent à nouveau leur gamme froide.
– Mille itinéraires brisés ; un labyrinthe absolu.
– Une hibernation éternelle: je m'en éveille plus sage; et plus fervent.
– Torpeur approfondie, hantise étanche, cursive ramassée, foudre patiente, aurore méthodique. Je prends mesure d'une autre échelle.
– Greffes, buissons, gerbes, chardons et pointes, tout départ d'épines que clôt brusquement leur propre dureté.
– Ténèbres gorgées de poix et fontaines de poix; Bitume noble (ou ennobli: une nuit plus nocturne); Ténèbres saturées d'asphalte et le mâchant d'une manducation perpétuelle: à la lettre, broyant du noir.
– Fusées d'artifices parmi les paroxysmes d'orages. Elles ouvrent dans la pluie battante leur chrysanthèmes de lumière. Les éclairs les trouent, les traversent de leur paraphes convulsifs,
– Masquée, taciturne; et proscrite: toute pierre jetée au centre de soi.
– Paillettes plus luisantes que celles qui composent l'aigle, le serpent et le nopal aux jupes des filles de Jalisco: l'anecdote.
– Les brusques fanfares de l'espace au désert. Apex de feu, aucune périphrase, rien que d'explosif.
– Qui fera le reflet, non pas comme les sabots d'une monture, mais comme l'éclaire du poisson accroché?
– Entre l’embellie et l'embolie, entre le sourire du soleil et le caillot de mort à l'entrée de l'aorte.
– Dans une vapeur de chaudière, confirmées dans leur tranchant, des arrêtes qui s’aiguisent ; dans la sueur de pierre et de métal, qui inventent un rasoir inexorable, le fil transparent et sombre de l’obsidienne, la nuit devenue couteau.

Roger Caillois, Extrait de Cases d'un échiquier

samedi 28 mai 2016

Offrande aux Potamides


Chang Yen-yuan (dynastie T'ang)

"En peinture, on doit éviter le souci d'accomplir un travail trop appliqué et trop fini dans le dessin des formes et la notation des couleurs, comme de trop étaler sa technique, la privant ainsi de secret et d'aura. C'est pourquoi il ne faut pas craindre l'inachevé, mais bien plutôt déplorer le trop-achevé. Du moment que l'on sait qu'une chose est achevé, quel besoin y a-t-il de l'achever ? Car l'inachevé ne signifie pas forcément l'inaccompli [...]"

François Cheng, Souffle-Esprit : Textes théoriques chinois sur l'art pictural

vendredi 27 mai 2016

Þjórsá


Littoral


Ou « transmettre l’esprit » au travers du tangible (Extrait du chapitre VIII)

Un « paysage » : ses cimes et ses ravins, ses roches et ses forêts, ses brouillards montant des vallons et ses torrents; ou bien des bras d’eau immenses, quelques îlots qu’on entrevoit vaguement et des saules, sur la rive, laissant transparaître le passage du vent. Comment ces paysages, eux qu’a tant peint en Chine le pinceau des Lettrés, « porteraient »-ils en eux, (…), l’infini de l’esprit ? Car il y a bien cette physicalité massive, ces flancs larges d’assise, ces rochers pesants, ces troncs rugueux; mais ce sont là autant d’actualisation d’une énergie qui tantôt se densifie, se durcit, s’opacifie; et tantôt se dilue, se diffuse et devient expansive. Cette matérialité n’est pas inerte, mais elle laisse apparaître la poussée qui la fait advenir. Les moindres contrastes créent en eux de l’échange : ils tendent cette matérialité et la rendent active. Que signifierait donc l’ « esprit d’un paysage », dés lors qu’il ne s’agit plus seulement, par projection et métaphorisation faciles, comme on en a pris l’habitude en Europe, de transposer dans les choses, qui ne seraient que des « choses », l’état d’esprit d’un sujet – lui seul leur « prêtant » la vie ?

François Jullien, Cette étrange idée du beau

Tillite


Ne pas se défaire du sensible

« Car le paysage sert en Chine à proposer une ouverture au monde qui ne se défait pas du sensible, mais le rend plus alerte (moins inerte) , évasif-intensif. Or, il «sert» en Europe , de terrain de conquête et d'expansion à la vue d'un individu l'«observant» et le «représentant» objectivement, grâce à l'optique et à la géométrie, puis l'investissant pathétiquement (nostalgiquement) par compensation de sa subjectivité perdue. »

François Jullien, Vivre de paysage ou de L'impensé de la Raison

Le chasseur de primes


jeudi 26 mai 2016

Du paysage

« Il faudra donc entendre enfin ce que nous dit la Chine du paysage, l'entendre dans sa radicalité. Il faut l'entendre sans y soupçonner le moindre effet de «littérature» - de boursouflure ou d'amplification. Zong Bing l'annonce d'entrée (mais nous ne pouvions le lire qu'in fine) : le paysage nous met sur la voie de l'absolu, conduit à la Révélation. Car il y a parallélisme déclaré, à ses yeux, entre l'un et l'autre, le Sage et le Paysage : entre la voie de la sagesse (telle que l'enseigne le Bouddha) et la vocation du paysage (telle que l'exprime la peinture). Les deux sont établis en vis-à-vis... »

François Jullien, Vivre de paysage ou de L'impensé de la Raison

dimanche 15 mai 2016

Recette

Prenez un toit de vieilles tuiles
un peu avant midi.

Placez tout à côté
un tilleul déjà grand
remué par le vent.

Mettez au-dessus d'eux
un ciel de bleu, lavé
par des nuages blancs.

Laissez-les faire.
Regardez-les.

Guillevic, Extrait de Avec

lundi 9 mai 2016

Conseils donné par une sorcière

Retenez-vous de rire
dans le petit matin !
N'écoutez pas les arbres
qui gardent les chemins !
Ne dites votre nom
à la terre endormie
qu'après minuit sonné !
A la neige, à la pluie
ne tendez pas la main !
N'ouvrez votre fenêtre qu'aux petites planètes
que vous connaissez bien !
Confidence pour confidence !
vous qui me consulter,
méfiance, méfiance !
On ne sait pas ce qui peut arriver.

Jean Tardieu

Divan à explorer le temps


vendredi 6 mai 2016

Violet de manganèse


Les bouteilles fondantes

«J’imagine un esprit qui ne se rencontre lui-même et ne s’éprouve vraiment vivant qu’à ces moments privilégiés où son propre sommeil vire à la conscience et où une parole surgie en lui pendant ce bref « passage de la ligne » se propose à la fois comme un être impénétrable et comme une énigme à résoudre.

Ce qui est en nous et veut en sortir ressemble alors à un objet posé sur une table — une bouteille par exemple — dont le volume, souligné d’un côté par son ombre, oppose à notre contact une réalité qui semble ne pas aller au-delà d’elle-même, cependant que sa présence, éclairée sur une autre face, étonne notre esprit par le simple fait d’être là.

Ici se rencontrent la recherche obstinée du poète et celle du peintre : mettre au monde quelque chose qui soit capable d’exister, c’est-à-dire (en nous sautant au visage) de rejoindre l’expérience sensible la plus fruste, la plus directe et qui soit en même temps assez riche pour offrir une infinité de « propositions », même incohérentes, à cette quête de l’intelligible que nous considérons, à tort ou à raison, comme une obligation permanente, comme la récompense suprême de tout effort.

J’imagine un esprit qui ne se rencontre lui-même et ne s’éprouve vraiment vivant qu’à ces moments privilégiés où son propre sommeil vire à la conscience et où une parole surgie en lui pendant ce bref « passage de la ligne » se propose à la fois comme un être impénétrable et comme une énigme à résoudre.

Ce qui est en nous et veut en sortir ressemble alors à un objet posé sur une table — une bouteille par exemple — dont le volume, souligné d’un côté par son ombre, oppose à notre contact une réalité qui semble ne pas aller au-delà d’elle-même, cependant que sa présence, éclairée sur une autre face, étonne notre esprit par le simple fait d’être là.

Ici se rencontrent la recherche obstinée du poète et celle du peintre : mettre au monde quelque chose qui soit capable d’exister, c’est-à-dire (en nous sautant au visage) de rejoindre l’expérience sensible la plus fruste, la plus directe et qui soit en même temps assez riche pour offrir une infinité de « propositions », même incohérentes, à cette quête de l’intelligible que nous considérons, à tort ou à raison, comme une obligation permanente, comme la récompense suprême de tout effort.

Je reviens à mes bouteilles. Si je dépouille cette image (commode mais imparfaite comme toutes les métaphores) des principaux traits qu’elle emprunte à la réalité, je peux aussi bien faire naître sous le regard du lecteur ces carafons mystérieux qu’un Morandi a poursuivis, pendant toute sa vie, de sa patience obsessionnelle.

L’image alors se renverse totalement. Il n’y a plus d’un côté le contour de l’ombre et, de l’autre, le liseré de la lumière, comparaison facile et contraste simpliste. La transparence du verre est abolie au profit de l’épaisseur, mais d’une épaisseur à la fois perceptible et immatérielle qui n’emprunterait plus rien à la tactilité du contour. Cette sorte inusitée de présence concrète, qui est moins un volume qu’une allusion et n’obéit qu’à peine à deux dimensions de l’espace, est, dans le cas particulier de Morandi, tremblante comme le poudroiement de la poussière, fondante comme la neige foulée, mais ferme comme la précaution.

En même temps une autre renversement s’opère sous nos yeux ou plutôt se manifeste à notre entendement : ce n’est plus des ténèbres, ni même de la pénombre que vient le sentiment de l’étrange, mais de la plus délicate et sensible « saveur », d’une gamme étroite, quoique inépuisable, de teintes mates et veloutées, faites pour la gourmandise de l’œil. Ici notre vieille ennemie, la Menace, le redoutable enchantement qui peut aussi bien provoquer l’apparition fantastique des choses les plus humbles que leur soudain effacement, se montre sous les traits du réel, à la limite de l’idée fixe.

Dès lors, il semble que, dans l’instant créateur du manieur de mots comme dans celui du manieur de tracés et de couleurs, la crête du sens soit ce moment plein de surprises où une œuvre parvenue à son comble, à sa propre saturation, à sa signification la plus cernée et la plus persuasive, puisse à tout moment basculer dans son contraire, dans ce « double » inversé, dans cet « anti-sens » qu’elle entraîne à sa suite comme une naturelle, nécessaire et contradictoire conséquence.»

Jean Tardieu, Obscurité du jour