Rechercher sur ce blogue

jeudi 19 mars 2015

La peinture de Manet

« Manet figure dans l'histoire de l'art, dans l'histoire de la peinture du XIXe siècle, comme celui qui a modifié les techniques et les modes de représentation picturale, de manière qu'il a rendu possible ce mouvement de l'impressionnisme qui a occupé le devant de la scène de l'histoire de l'art pendant presque toute la seconde moitié du XIXe siècle. Mais il a aussi opéré des modifications qui au delà de l'impressionisme, ont rendu possible la peinture qui allait venir après.Cette rupture en profondeur de Manet est plus difficile à situer que l'ensemble des modifications qui ont rendu possible l'impressionnisme, à savoir, de nouvelles techniques de la couleur avec l'utilisation de couleurs pures ainsi que de nouvelles formes d'éclairage et de luminosité. Ces modifications là sont plus difficiles à reconnaitre et à situer, mais on peut tout de même les résumer d'un mot: Manet est celui qui pour la première fois dans l'art occidental, u moins depuis la Renaissance, au moins depuis le quattrocento, s'est permis d'utiliser et de faire jouer, à l'intérieur même de ses tableaux, à l'intérieur même de ce qu'ils représentaient, les propriétés matérielles de l'espace sur lequel il peignait. 

Depuis le XVème siècle, depuis le quattrocento, c'était une tradition d'essayer de faire oublier, de masquer ou d'esquiver le fait que la peinture était déposée ou inscrite sur un certain fragment d'espace qui pouvait être un mur dans le cas de la fresque ou un panneau de bois ou encore une toile ou un morceau de papier. C'est ainsi que la peinture a essayé de représenter les trois dimensions alors qu'elle reposait sur un plan à deux dimensions. C'est une peinture qui privilégiait les grandes lignes obliques et les spirales pour masquer et nier le fait que la peinture était pourtant inscrite à l'intérieur d'un carré ou d'un rectangle de lignes droites se coupant à angle droits. La peinture essayait également de représenter un éclairage intérieur à la toile ou encore un éclairage extérieur, venant du fond ou de droite ou de gauche, de manière à nier ou à esquiver le fait que la peinture reposait sur une surface rectangulaire, variant d'ailleurs évidemment avec la place du tableau et l'éclairage du jour. Il fallait nier aussi le fait que le tableau était un morceau d'espace devant lequel le spectateur pouvait se déplacer, autour duquel le spectateur pouvait tourner, dont il pouvait par conséquent, saisir un angle ou saisir éventuellement les deux faces, et c'est pourquoi, cette peinture, depuis le quattrocento, fixait une certaine place idéale à partir de laquelle on pouvait et on devait voir le tableau. 

Ce que Manet a fait, c'est de faire resurgir à l'intérieur même de ce qui était représenté dans le tableau, ces propriétés, ces qualités ou ces limitations matérielles de la toile que la tradition picturale avait jusque là eu pour mission en quelque sorte d'esquiver ou de masquer. Manet réinvente, ou peut-être invente-t-il, le tableau-objet, le tableau comme matérialité, comme chose colorée que vient éclairer une lumière extérieure et devant lequel ou autour duquel vient tourner le spectateur. »

Michel Foucault, Extrait de La peinture de Manet

Aucun commentaire:

Publier un commentaire