« Je t'envoie un texte de Ferron, le dernier de son recueil Du fond de mon arrière-cuisine réédité ce jours-ci. J'ai dû le lire au moins une fois par année, depuis 20-25 ans. Des fois, à peine quelques pages même seulement quelques phrases, c'était suffisant pour que j'en éprouve à chaque fois la sincérité aveuglante, étouffante, troublante, si émouvante. Pour moi, le plus grand texte. Point. De tout. Quelques fois, je n'ai même pas à le relire, qu'à repenser aux questions essentielles que se pose le narrateur à lui-même à travers un vous, apparemment distancié, pourtant si intime. Ferron l'a écrit à 52 ans... si jeune!, si tôt. Je l'ai lu quand j'avais l'âge de Sauvageau dont il parle, et je l'ai relu ce matin, plus vieux de quelques années que Ferron. »
Luc Gauvreau
LES SALICAIRES
(dernier texte du recueil Du fond de mon arrière-cuisine, publié en 1973, aux Éditions du Jour. Ferron a 52 ans)
I
ET PUIS, un jour que vous saviez possible, que vous aviez peut-être longuement préparé, mais auquel vous ne vous attendiez plus, vous croyant prémuni, le laissant à d’autres, à certains aliénés de Saint-Jean-de-Dieu, où vous travailliez alors, tel Claude Gauvreau survivant contre son gré à l’échec de La charge de l’orignal épormyable, une pièce sur laquelle il avait trop compté, « d’une portée incommensurable », avait-il dit, il vous est arrivé qu’à force de vivre vous en avez ressenti la fatigue, une fatigue insolite qui venait avant son heure, alors que le soleil restait encore haut, loin de la nuit qui l’aurait rendue naturelle et transformée en repos comme elle distille en rosée la sécheresse de l’été, qui aurait allégé le poids de cette journée en un lendemain limpide où l’on voit s’élever en fines buées la rosée qui déjà s’évapore. Jusque-là, vos accablements n’avaient pas été prématurés; vous les conjuguiez en sommeil avec l’ombre et le chlorpromazine; fermant les yeux, éludant quelques heures, vous ne tardiez pas à retrouver le fil ténu et translucide de vos idées, prêt à revivre comme vous aviez vécu, à raccorder les jours, les mois, les années, identique à vous-même et content d’assurer la pérennité du monde. Si vous aviez ajouté le chlorpromazine à la nuit, ç’avait été pour la rendre plus opaque, en éliminer les rêves et mieux souder le jour au jour; ç’avait été aussi par curiosité pour cette drogue qu’on prescrivait beaucoup à l’hôpital, par sympathie pour les patientes avec lesquelles vous passiez de longues heures et pour mieux vous adonner avec elles, sans compter que vous cultiviez en secret des personnages fabuleux, Faust et Mithridate. Vous n’aviez pas remarqué que vous deveniez moins souple, que vous traîniez une démarche de plus en plus pesante; vous ne jugiez que votre hâte à renouer avec la veille pour continuer tout ce que vous aviez entrepris. Vous n’éprouviez que de la complaisance pour une bonne vieille bête dont vous aviez l’impression de faire ce que vous vouliez. Certes, vous saviez qu’il ne pourrait pas en être toujours ainsi et que le fil du temps finirait bien par se rompre. En attendant, vous ne perdiez rien à vivre, vous familiarisant avec le monde, à la fois plus reclus et plus libre, et comprenant mieux. Au terme de cet enrichissement progressif, la mort ne vous effrayait pas, arc de triomphe de votre salut. Cette disparition individuelle marquerait votre accomplissement, car vous pensiez laisser le monde plus beau que vous ne l’aviez trouvé. Au-delà de l’arc de triomphe, vous ne seriez plus rien, devenu tout, fondu dans un ensemble aussi grand que Dieu. Mais le fil ténu se brise-t-il toujours brusquement ? Vous aviez oublié qu’on peut mourir en continuant de vivre, se survivant sur terre comme en enfer… Une sorte de bonheur vous poussait de l’avant, curieux de vieillir, bonheur juvénile expansif par petites secousses, animé par le rire contenu de tous vos devanciers condamnés au silence.
Et puis, désabusé, vous aviez ressenti, avant la mort, avant la nuit, cette fatigue de vivre quand le soleil, encore haut, commençant à peine à s’adoucir, couvait de sa chaleur un bel après-midi de juillet. Vous veniez d’avoir cinquante ans, riche d’années sages et décisives cachées derrière votre dos, sur lesquelles vous comptiez beaucoup pour travailler, étudier, réfléchir. Des années qui vous précédaient, vous ne faisiez pas plus de cas que de votre chien, ayant eu votre part de plaisirs inconséquents… Cette fatigue inopinée vous mortifiait plus que la mort, car la mort n’est jamais vécue et vous aviez à vivre, commandé par vos occupations, médecin à temps complet à Saint-Jean-de-Dieu, donnant des consultations, le soir, à Longueuil, dans le cabinet que vous gardiez par précaution, pour pouvoir tenir tête a vos confrères d’hôpital, ayant aussi à écrire afin de publier au moins un livre par année. Aviez-vous trop exigé de vous-même ? Était-ce l’âge, vos travaux qui vous avaient soudain accablé ? Fut-ce la contagion de vos patientes, l’effet de cette chlorpromazine que vous expérimentiez sur vous-même ?
À votre retour de l’hôpital, chaque après-midi, avant le souper, vous aviez l’habitude d’aller vous promener dans les champs vagues, en arrière de la maison, vestiges du petit bois où vous aviez vu naguère fleurir l’amélanchier. Vous vous rendiez jusqu’à la voie ferrée qui reliait Sorel et Saint-Lambert, puis vous reveniez. Dès votre arrivée de l’hôpital, votre chien était prêt pour cette promenade de santé, la joie de sa journée. Sur le parcours, il y avait une colonie de salicaires qui, à la fin de juin jusqu’au début de septembre, ne cessaient de fleurir. C’est une plante à la fois belle et un peu vulgaire à cause de son extraordinaire vitalité. Poussant dru, étouffant les autres espèces, elle avait envahi une large lisière humide, en avant des aulnes noirs d’un bois taillis, face à un vaste dégagement ouvert jusqu’à Montréal, aux confins duquel, à la fin de juillet, se couchait le soleil. Chaque jour, vous vous demandiez si elle serait encore fleurie. Ce jour-là, à l’aller, elle l’était mais, à votre retour de promenade, toutes ses fleurs vous parurent flétries. La salicaire ne formait plus qu’une lisière de plantes ligneuses et brunâtres au pied des aulnes derrière lesquels le taillis n’en finissait plus d’aller vers l’est. Votre compagnon, dont le plaisir vous tenait à cœur, à qui vous permettiez de survivre heureux, ce qui devient de plus en plus rare dans un habitat que le béton, l’asphalte et le pétrole sont censés humaniser, mais où le faible d’esprit n’a plus sa place, encore moins l’animal, lui qui faisait des ronds autour de vous pour courir à son saoul, vint se jeter entre vos jambes et n’en bougea plus : au milieu des salicaires, il y avait un tombereau, timon par terre, sans chevaux.
Dans le tombereau, tel un triomphateur romain, se tenait Claude Gauvreau qui, assuré que sa pièce Les oranges sont vertes serait montée par le TNM, venait de se suicider. Dans cette pièce, dont il était l’auteur et le protagoniste, ses amis de l’Automatisme, les seuls qu’il ait jamais eus, le mettent à mort sur le grand plateau du Théâtre Port-Royal, devant un public nombreux et déconcerté.
Claude n’était pas votre ami, vous n’étiez pas le sien. Néanmoins, durant plus de vingt ans, vous aviez été des compagnons de bonne volonté, pleins d’égards l’un pour l’autre, mais aussi de réticences. Il était sûr de son génie, vous ne l’étiez même pas de votre talent. De goûts et de lectures différents, il vous était arrivé de vous accorder grâce à quelques ennemis communs.
Par les rayons et le moyeu de la roue du tombereau, un autre poète, beaucoup plus jeune, déjà venu vous offrir deux plaquettes d’une impossible poésie dont il avait inventé tous les mots, qui prétendait n’écrire pour personne et préparait une autre plaquette qu’il rêvait cette fois de lancer avec le plus grand faste, qui n’était pas mort, dont le lancement n’avait pas eu lieu et que vous saviez fou, interné à Saint-Jean-de-Dieu, essayait en vain d’y monter; les rayons et le moyeu de la roue étaient boueux, le pied lui glissait, il retombait parmi les salicaires et se reprenait sans se lasser de ne jamais parvenir dans la boîte du tombereau, à côté de Claude Gauvreau, son maître. Celui-ci semblait ne pas le voir, ne bronchait pas, une cape noire sur les épaules, coiffé d’un feutre à larges bords, de même couleur, tel que vous l’aviez vu, un mois ou deux auparavant, à Longue-Pointe, où il se trouvait, lui-aussi, interné. Vous l’avez aussitôt reconnu; pourtant, en partie à cause de son feutre, il gardait le visage caché. Vous n’étiez pas coiffé; il ne pouvait ne pas vous reconnaître et vous a salué cérémonieusement, plutôt de la main que de la tête et de l’échine. Pour la première fois, il était ganté et ne leva pas la main plus haut que l’épaule comme il faisait auparavant lorsque vous vous rencontriez, pressés de vous saluer ostensiblement et de passer outre, n’ayant aucun goût de vous parler, sachant par expérience que vous ne réussiriez pas à vous entendre.
Ce tombereau, ces poètes, l’un, mort, l’autre, vivant (auxquels vous auriez ajouté Sauvageau, qui, tout jeune encore, dont vous admiriez et l’œuvre et la personne, venait de se suicider, lui de même, mais vous avez été longtemps sans le savoir, vous veniez tout juste de l’apprendre), tout cela n’était sans doute qu’un rêve, qu’une hallucination. Bientôt, en effet, le chien, blotti entre vos jambes de terreur, en a été délivré et s’est remis en chasse. Deux chevaux noirs et un charretier étaient sans doute survenus à votre insu; le timon ne traînait plus par terre, le tombereau était reparti sans grincements de roues. Vous n’en aviez pas eu connaissance. Le char reparti, vous n’avez aperçu que les salicaires : elles étaient refleuries. Loin d’en être ragaillardi, c’est alors que la fatigue vous a rejoint, qui vous suivait depuis longtemps, dissimulée dans votre ombre, et vous a investi. Chaque soir, elle vous rejoignait, mais la nuit l’escamotait. Cette fois, le soleil reste encore plus haut et vous ne pouvez plus l’éluder. Vous êtes quelques années plus vieux que Claude; votre âge y est pour quelque chose, mais vos écrits aussi, vos laborieux écrits, ceux que vous avez terminés, peu nombreux, ceux qui vous attendent, une montagne dont vous vous faisiez une joie — cette montagne ne serait-elle pas toute minée, sur le point de s’effondrer dans un nuage de poussière ?
Vous écrivez en langue commune, à même la sagesse des nations, sans inventer un seul mot, sans rien risquer, tel un scribe, tel un notaire. Et vous venez d’apercevoir deux confrères qui avaient tout risqué : l’un, mort; l’autre, fou; ils s’étaient mis en littérature comme on entrait naguère en religion ou, tout simplement, de la manière qu’on s’y prenait pour devenir prophète. S’ils étaient morts, s’ils étaient fous, qui étiez-vous ? Rien du tout. Si vous écriviez en secret, c’est que vous ne le seriez jamais. Et puis, qu’importe ? Personne ne vous a demandé d’être prophète : de quel droit écrivez-vous ? D’ailleurs, vous n’êtes pas écrivain; officiellement, médecin. Les révérendes Sœurs de la Providence ne vous ont pas engagé au Mont-Thabor, puis à Saint-Jean-de-Dieu parce que vous étiez écrivain. Après trois ans d’asile, c’est peut-être la singulière insensibilité requise pour y travailler sans s’user, c’est peut-être le largactil que vous prenez depuis un an, à fortes doses, comme un dangereux fou, dont vous subissez soudain les effets. Et encore, si vous n’étiez que médecin, un Mithridate sceptique et inquiet ! Mais vous vous étiez surtout senti dans l’obligation de dire les choses telles qu’elles vous paraissaient, chicanier, impoli, méchant. Pourquoi cette sévérité, cette hargne, parfois opportunes, parfois présomptueuses, qui se sont retournées contre vous ? Et, à la médecine, vous avez mêlé la politique. Aviez-vous le droit d’user des mots de tout le monde pour les retourner contre tout le monde, d’un esprit surtout négatif, porté à la critique ? Avait-il été sage de vous servir de la sagesse des nations pour tout remettre en procès, même vous-même ? Vous n’avez pas joué votre vie sur une carte, confondant l’homme, l’écrivain et le médecin : n’y avait-il pas la tricherie, certain de gagner au moins sur l’une des trois ? Tout cela n’est-il pas la cause de votre accablement ? Et cet accablement n’est-il pas pénible du fait que vous savez que vous ne changerez pas, que vous tenterez de démystifier la pièce de Claude Gauvreau, Les oranges sont vertes, une pièce machinée, folle et mensongère, malgré l’émotion qu’elle vous causera, votre admiration pour l’obstination, la mort volontaire et le juste calcul de l’auteur ? Vous êtes sans génie, mais êtes-vous même sans péché pour en user ainsi ? Vous devriez vous demander, comme Crébillon père à Mithridate : « Mithridate, qui donc es-tu pour disposer de toi-même et du moi ? Jupiter en toi se serait-il métamorphosé ? » C’était après une défaite du roi du Pont. I1 avait répondu : « Je ne suis que Mithridate et jamais je ne partagerais avec Jupiter. Tel je suis, tel je resterai et, quand je serais cerné, réduit aux abois, il me resterait la mort derrière moi, telle une échelle de soie, pour permettre à Mithridate de sauver Mithridate. »
Le tombereau évanoui, vous n’aviez plus qu’à rentrer. Le champ des salicaires n’est qu’à deux arpents à peine de la maison. La journée continuait d’être fastueuse. Cependant ses beautés ostentatoires, sous la lumière qui commençait de s’adoucir, loin de vous pénétrer, ne vous touchaient plus. Détachées de vous-même, elles s’en allaient toutes seules de leur côté, ne vous laissant que votre fatigue nouvelle, inopinée, cet accablement dont votre hâte de rentrer vous faisait oublier le poids. De ces beautés dédaignées, le chien, pour le plaisir de qui vous étiez sorti, plus que pour votre santé, le dernier de vos soucis, le chien, langue pendante, n’avait pas assez de tous ses crocs pour y mordre. Auprès de lui, vous n’étiez plus qu’un pauvre édenté, un gueux sans fantaisie. La soif de votre bête ne vous altérait même pas. Le jeune poète, qui n’avait pas réussi à grimper dans le tombereau de triomphe, devait courir après; vous aviez vu apparaître sa folie; contre elle, vous étiez resté impuissant. Quant à Claude, malgré votre long commerce et les services réciproques, vous saviez bien qu’il ne vous aurait pas laissé prendre place à ses côtés… D’un pas monotone et lourd, vous vous hâtiez vers la maison. Au lieu d’être radieux, quitte à suer un peu, vous étiez sec et rembruni, tel que les salicaires vous étaient apparues. Vous alliez sans humeur, sans verve, sans apparat, ne pensant qu’à la chambre profonde qui vous attendait, déjà retiré dans le creux d’un cœur obscur. Vous aviez perdu tout moyen de vous mettre d’accord avec l’exubérance de votre chien et l’opulence du bel après-midi. Vous pensiez au vieil Hamlet dont le fils, dans sa déraison feinte, a toujours le mot juste, et qui s’entend crier, alors qu’il se hâte vers le tombeau avec un cliquetis de squelette et d’armure :
—Hé ! Va, creuse, siffleux !
C’est peut-être aussi le cri d’autres jeunes gens, les amis du petit poète interné et de Sauvageau-le-Magnifique qui a préféré la mort à son génie... Non, ce ne fut pas le cri de Claude. Après tout, il n’était guère plus jeune que vous et vous ne sauriez dire en quoi il aurait pu vous venger. Il n’avait pas les mêmes idées que vous sur la langue, greffe d’un sens commun dans le cerveau de chacun, qui permet à chacun d’être d’un pays, de faire partie d’un peuple. Ses expériences langagières n’avaient rien de la jusquiame. D’ailleurs, vous aviez toujours su vous venger vous-même. Alors pourquoi auriez-vous pensé au vieil Hamlet ? Parce que vous vous sentiez coupable en votre accablement envers vos héritiers. Vous ne vous aimiez plus guère. C’est l’horreur qu’on éprouve contre le vieux siffleux qui rend tragique la pièce de Shakespeare.
Que lui est-il arrivé, à ce roi ? Il vous ressemble un peu, il a plus de cinquante ans; dès la fin de l’après-midi, il est à bout de forces, dans la nécessité de faire un somme. Or, une fois, il ne se réveille pas. Il n’est même pas sûr d’avoir été assassiné. L’aurait-il été, qu’on lui aurait rendu service : qu’il reste dans son trou et laisse la paix à son fils, qui se plaît à la vie, d’âge à en jouir. Mais le bonhomme, tout mort qu’il soit, reste rancunier, sort de sa tombe, joue les revenants et oblige son fils à le venger; celui-ci, feignant la déraison, le vengera, un beau carnage ! Il eut mieux fait, à son cri irrévérencieux, « Creuse, siffleux ! », d’ajouter un coup d’épée : ce sont les morts qu’il faut tuer et non pas les vivants.
Or, cet après-midi-là, après avoir quitté les salicaires, fatigué de vivre, accablé par le poids du jour, vous vous êtes senti ignoble comme le vieux roi. Certes, vous ne demandiez pas vengeance, vous en aviez contre l’héritage que vous laissiez, vous en aviez contre vous-même. Après avoir pensé que vous rendiez plus que vous n’aviez reçu, que vous aviez amélioré votre pays et le monde, vous pensiez le contraire : que, par la brouille, la chicane et les disputes, vous vous étiez abusé, amoindrissant l’héritage, et que vous aviez vécu de l’écume de la vie, en demeurant citoyen indolent et respectueux, content d’un laisser-faire qui vous maintenait dans vos privilèges, complice d’un régime qui avait amoindri votre pays. Qu’aviez-vous fait pour le Danemark ? Du souci, pas grand-chose. De vos héritiers, aviez-vous favorisé toutes les joies dont ils se fussent rengorgés, vénéré leur jeune chair au mépris de votre vieille peau ? Quand on les offensait, aviez-vous bondi à leur défense ? Hélas ! Peu souvent. Vous aviez connu des enfants malheureux, loyaux envers leurs parents qui les trahissaient et se proposaient comme les meilleurs parents du monde; vous les aviez écoutés tristement, dans l’incapacité de les remplacer, et ces enfants avaient été internés. À cette époque, les psychiatres, dans le traitement de ces enfants, ne voulaient même pas voir les parents. Ne tenant pas à condamner l’humanité, vous pensiez seulement qu’il était heureux que ces enfants trahis ne fussent pas plus nombreux. Médecin, il ne vous est pas arrivé souvent d’être utile, et c’était surtout dans des cas qui se fussent arrangés d’eux-mêmes. Votre efficacité n’avait pas été fameuse excepté pour vous qui y aviez trouvé l’aisance. Veulerie et fatigue, les deux se tenaient. N’eut-il pas mieux valu renoncer à ce rendement douteux, à la ligue des médecins, à une éthique qui ne sert que la Faculté, vous déclarer révolutionnaire, quitte à être enfermé, vociférant comme un énergumène ? Encore eût-il fallu être sûr d’avoir raison et vous ne l’étiez pas.
Après la salutation de Claude, vous vous étiez senti mal à en mourir, la belle affaire ! C’était lui, dont vous n’aviez pas aperçu le visage, qui était mort ! Votre impression, vous étiez-vous dit, ne devait correspondre qu’à une fatigue passagère, un peu plus longue qu’une autre. Eût-elle été juste qu’elle n’aurait pas mis l’humanité en danger comme le font les jeunes désespérés, ce jeune poète qui courait derrière le tombereau, ces adolescents qui sont plus nombreux qu’on le croit, envers qui on se sent coupable, qui le savent et n’en éprouvent aucun réconfort, y trouvant, au contraire, une autre raison à leur déraison.
Quand le jeune poète était venu, gauchement, sous un faux prétexte, vous offrir son dernier recueil, vous lui aviez dit, après l’avoir feuilleté :
— Pourquoi ? Pourquoi m’offrir ce livre ? Je ne le lirai pas, j’en ai bien peur. Pourtant, il a dû vous donner beaucoup de mal.
—Oui, il m’a donné du mal.
—Il me semble que vous y inventez une langue pour vous seul. Il y a bien des mots que vous ne devez guère comprendre, des mots intraduisibles.
—Leur sonorité m’a plu.
—Vous n’êtes pas musicien. À d’autres, elle peut déplaire. En somme, vous l’avez fait surtout pour vous, ce livre.
—C’est vrai… Je vous l’offre quand même.
Il en avait de plus payé l’impression. Mon Dieu ! cet objet absurde avait peut-être sa beauté.
—Vous savez, moi, je n’ai jamais inventé de mots. Une fois, il m’est arrivé de remettre en usage un terme ancien, oublié, qu’on venait de redécouvrir spontanément en Gaspésie : le mot portuna pour désigner une valise quelque peu ridicule. Ce qu’il m’a causé d’ennuis ! Comme on ne le trouve pas dans les dictionnaires, on me téléphonait pour en savoir le sens. Je me suis juré de ne plus jamais recommencer… Il y a les enfants; ils en inventent lorsqu’ils apprennent à parler. À la rigueur, avec la connivence de la maison, ils peuvent former un argot familial, quitte à l’oublier dès qu’ils vont à l’école.
—Justement, ce recueil est le contraire d’un livre d’école.
Vous n’avez pas voulu décrier une réponse improvisée qui sembla lui donner quelque satisfaction, car il la répéta d’un air avantageux. Vous aviez feuilleté de nouveau son livre. À n’en point douter, chacun des poètes était unique au monde. Il vous avait quand même rappelé les patientes de Notre-Dame-de-Fatima, au Mont-Thabor, la première salle dont vous aviez réussi à prendre charge, qui ne parvenaient à communiquer entre elles et dont l’idiotie constituait la profonde originalité.
—Tu n’es pas le premier à faire dans ce genre : Claude Gauvreau poétisait de même dans ses mauvais moments pour finir à l’asile. Il en sortait, il y rentrait; Dieu aura besoin d’un comptable pour calculer le nombre de ses internements. Il ne faudrait tout de même pas…
Le jeune poète s’était mis à rire. Puis il me dit qu’il admirait Claude Gauvreau.
—Il est notre maître à tous. Mais je n’écris pas comme lui. Jamais on ne me jouera Place des Arts. Jamais. Cela n’entre pas dans mes desseins. Autrefois, j’étais…
—Autrefois ? Cela doit faire bien longtemps !
—Quelques années. On a l’autrefois qu’on peut, ne riez pas… Autrefois, dis-je, j’étais le meilleur garrocheur du quartier. À chaque caillou lancé, une vitre éclatait. Si j’avais pu, j’aurais saccagé toute la ville. Maintenant, je garroche des « bibelots d’inanité sonore » à la face du monde, comme a dit Chose, sieur de Mallarmé.
—Contre qui ? Contre quoi ?
—Contre le ciel, tout simplement.
II
LES changements dans les sociétés, partout dans le monde, avaient été si brusques, étonnants, imprévisibles, que vous auriez pu ne pas vous tenir coupable, mais alors qui l’aurait été ? Dieu, que le mouvement des galaxies a chassé à l’infini ? Les cieux déjà vides, comment vous disculper auprès de ces jeunes gens, vos fils et vos filles, bienheureux enfants, plus repus que vous l’aviez été, car les modes d’alimentation ont changé aussi ? Les enfants de votre génération, nourris au lait jusqu’à l’âge de six mois, ont profité dans l’angoisse de la faim, anémiques et suppliants, tournés vers leurs chiches et tout-puissants parents, premières divinités d’un univers où d’autres divinités se tenaient en rang d’oignons. Il vous était facile d’admirer, de vénérer, d’adorer. Mais eux, vos fils, vos filles, vos héritiers ? D’ailleurs qu’auraient-ils à admirer, à vénérer ? Pour votre part, vous vous sentez indigne d’eux et vous tenez coupable de ce coup de théâtre d’un monde qui se divulgue jaune, sale, laid, différent de ce qu’il a toujours été. L’abomination des abominations est dans votre génération, parmi ces vilains bipèdes qui, pour se disculper, s’abaissent à dénoncer des enfants, avouant ainsi leurs méfaits et leur ignominie. Pour qui se prennent-ils ces quinquagénaires à bedaine et leur digne épouse, vieilles guidounes qui tentent de se rajeunir ? Représentent-ils l’avenir du monde ? Ce ne sont que des fossoyeurs sophistiqués. Ils n’ont rien fait pour sauver le monde. Pourquoi alors dénoncer ceux qui renouvellent l’humanité par eux-mêmes, à tâtons, du mieux qu’ils peuvent, même en garrochant des cailloux contre le ciel ? À qui appartient l’avenir du monde ? À ces couples de singes et de guidounes, à cette faune abjecte dont vous faites partie ? À votre génération, qui ne tente même pas d’être sage et ne connaît rien d’autre que la tricherie ? Qui devrait se suicider ? Sauvageau ou vous-même ?
Dans votre accablement, il y avait un peu, beaucoup, à côté des salicaires flétries, de cette culpabilité que vous deviez endosser à contre-cœur, du seul fait de votre âge, comme dans les procès staliniens, où des innocents se sont laissés condamner, en dépit de leur honneur, pour une foi qu’ils entendaient continuer de servir de la sorte.
Les dieux gardaient encore au monde sa pérennité au cours de votre jeunesse. Les générations continuaient de se modeler les unes sur les autres, cela ne demandait pas d’invention, c’était facile. Votre père pouvait vous dire, lui qui ne connaissait Baudelaire que de nom, comme Baudelaire l’a déjà écrit : « Vois-tu, mon fils, c’est très simple : il suffit de faire un peu mieux d’une génération à l’autre et le progrès de l’humanité est assuré. Voilà le grand devoir; les autres importent assez peu, ma foi ! » Secrétaire du Conseil de comté de Maskinongé, notaire public, petit notable de province, il s’exprimait mieux peut-être que le grand Baudelaire qui, lui, n’a parlé que d’une diminution du péché originel. En tout cas, c’était franc, net, sans le détour d’une théologie, c’était conséquent, « Mon père, cultivateur au Village des Ambroises, a pu me payer le Séminaire de Trois-Rivières, je suis dans l’obligation de t’envoyer chez les Jésuites de Montréal », et vous avez peut-être retenu cette observation de Baudelaire parce qu’elle ne faisait que compléter celle de votre père. Mais cet optimisme, dans lequel vous avez grandi, n’était possible, d’une part, que par ce que votre famille, jusque-là dans le rang, humble et à l’écart du monde sur les confins de Yamachiche, se trouvait en pleine ascension sociale et que malgré tout, d’autre part, chaque génération pouvait prendre sa mesure sur la précédente. Les dieux étant révolus; les cieux, vides; le monde, incohérent; toute référence d’une génération à l’autre, impossible; les ponts coupés, vous deviez vous tenir sur la rive du passé, dans l’attitude d’un malheureux coupable; vous ne pouviez pas assurer la suite du monde autrement, pour employer la belle expression de Perrault; il n’y a plus rien au-dessus de vos pauvres hémisphères cérébraux (en réalité les deux quarts de sphère) qu’une mince calotte crânienne et une touffe de cheveux.
Voilà ce que vous saviez déjà quand, à votre retour de l’hôpital, vous étiez allé vous promener en arrière de chez vous, dans les terrains vagues ne subsistant que parce qu’ils avaient déjà été déclarés intouchables pour garder, entre la United Aircraft, la Weston, la General Woods et le secteur résidentiel, un écran de paix et de verdure. À cette époque, le prix de ces terrains était peu élevé; il avait monté; on se préparait à les reclassifier pour en tirer le jus, les lotir, les bâtir, y entasser des maisonnettes dans le pareil au même, ce qu’on appelle un « développement », ajouter une agglomération de solitude et de désunion à toutes les autres dont l’ensemble caractérise la civilisation pétrolière; en attendant, ils restaient vacants et vous pouviez vous y rendre du bout de votre cour, sans passer par la rue où vous ne marchiez guère à votre aise. Quant au petit bois, à l’écran de verdure, il avait déjà été dévasté. Deux ou trois ans auparavant, on y avait lâché les bouldozeurs, installé l’aqueduc, enfoui les égouts. De grands lambeaux de terre glaiseuse, laissés à nu, avaient alors été envahis par la salicaire. Cette plante eurasienne semble avoir pris une vigueur nouvelle en Amérique. Elle s’en était emparée si rapidement, en rangs serrés, étouffant les espèces concurrentes, qu’elle donnait l’impression d’avoir été semée sur les emplacements ainsi déblayés, par quelque jardinier en état d’ébriété qui serait passé sur les entrefaites, par hasard. Malgré la robustesse de sa tige, ses racines ligneuses, ses fleurs pourpres en épis sont fort jolies et l’on a le temps de les voir car, si la floraison de chacune ne dure que deux ou trois jours, celle de tout le massif s’étend sans interruption sur deux longs mois, juillet et août, et l’on peut même trouver des fleurs précoces à la fin de juin; des fleurs tardives, au début de septembre. Cette plante, étudiée par Darwin, est dite « hétérostylée », portant trois sortes de fleurs qui diffèrent par la longueur des styles; dans la première, il dépasse les deux verticilles de l’androcée; dans la deuxième, le stigmate se trouve entre les anthères et les deux verticilles; dans la troisième, le stigmate reste en-dessus des anthères; et les stigmates des unes doivent être fécondées par les étamines des autres, selon des modalités complexes que l’on trouvera dans La flore du Révérend Marie-Victorin. Si la salicaire des marais est la fleur permanente de l’été dans les champs vagues et dévastés, ce n’est pas par la fleur elle-même, qui dure peu, mais par l’épi où elles sont nombreuses et se succèdent l’une à l’autre. Chaque fois que vous alliez en promenade, moins pour votre santé que pour le plaisir d’un chien, d’un arriéré mental, comme la plupart de vos patientes, mais de plus d’humeur et de joie, peut-être, que les gens dits « normaux », chaque fois que vous lui jetiez un coup d’œil inquiet, craignant qu’elle ne fût plus là, toujours elle y était, un peu partout bien sûr, mais tout particulièrement à un endroit où, sur une longue lisière, à votre droite, en avant des aulnes par lesquels, dans l’humidité, commençait le taillis, elle formait à elle seule toute la végétation. De l’autre côté, sur votre gauche, par un vaste dégagement, vous pouviez apercevoir Montréal, le pont, les buildings, la montagne.
Or, ce jour-là, les rayons obliques du soleil au-dessus de la ville tiraient, des poussières de l’air, des effets colorés, dans les jaunes, les rouges et les violets, avec lesquels la salicaire, soudain mise en compétition, établissait des correspondances subtiles et changeantes par lesquelles ses grappes de fleurs, dans le sombre de leur propre verdure, au pied des aulnes noirs, semblaient luire de leur propre feu tout en donnant à penser que le gros soleil aurait eu autant de petits astres qu’il y avait d’épis à la plante, dans les poussières, au-dessus de Montréal. Cette harmonie, sur un site aussi précaire, au milieu d’un bouleversement de terrain et de société auquel vous assistiez, impuissant, sans rayonnement propre, ne pouvait vous prévenir qu’à votre retour, accablé, toutes les fleurs de la salicaire seraient flétries et qu’au milieu de leur colonie vous apercevriez le fameux tombereau dont vous avez déjà parlé, char de gloire illusoire de Claude Gauvreau. Il venait de se tuer, vous le saviez, et le jeune poète qui tentait d’y monter, vous l’aviez vu, la veille, dans la salle Saint-Vincent-de-Paul, attaché sur son lit, les lèvres sèches, tellement abruti par le chlorpromazine (ou une drogue similaire) qu’il bafouillait et que vous n’aviez rien compris à ce qu’il aurait voulu vous dire. Ce tombereau hallucinatoire — vous n’aviez même pas aperçu les chevaux noirs qui l’emportèrent — indiquait que, pour une fois, la nuit précédait la fin du jour et vous vous étiez hâté de rentrer à la maison, vous y couchant sans souper, ne dormant pas pour autant, seulement dévitalisé, vous demandant de quelle utilité serait votre consultation du soir, comment vous pourriez recommander la santé à vos patients. Vous étiez resté à la maison. Toutefois, ce soir-là, vous n’aviez pas pris les deux cents milligrammes de chlorpromazine auxquels vous vous étiez habitué depuis près d’un an. Sans congédier Mithridate pour toujours, vous lui aviez accordé un congé qu’il avait d’ailleurs mérité.
Quand vous aviez été capitaine dans l’armée de Sa Majesté, vous aviez remarqué que la soldatesque n’accordait qu’une importance factice aux gradés et savait discerner ses chefs naturels au cours des beuveries : ceux qui roulaient dessous la table seraient les premiers à prendre panique sur le front; ceux qui ne perdaient pas leur lucidité y garderaient leur sang froid et c’était sur eux qu’il faudrait compter dans la pagaille et la tuerie. Vous considériez encore la résistance à l’intoxication comme une qualité, un talent pour la prouesse. Seulement, à la longue, Mithridate, tout en gardant courage, perd ses capacités physiques… Vous aviez une autre raison de le congédier. On venait d’adoucir le régime moyenâgeux de la salle Sainte-Hélène, où la plupart des patientes étaient ligotées, quand on ne les mettait pas au cabanon, et l’on avait réduit la médication énorme dont on assortissait les contraintes physiques. Après des mois et des années de réclusion complète, certaines de ces patientes, encore ankylosées, avaient commencé à circuler dans le corridor du pavillon Sainte-Marie, où se trouvait leur salle. L’une d’elles, complètement sevrée de chlorpromazine, n’en revenait pas de la légèreté de sa démarche. La croisiez-vous, qu’elle vous disait toute joyeuse : « Voyez, je marche et, en même temps, je bouge les bras. » Par contre, quand vous étiez allé voir Claude en la salle Saint-Godefroy, il était venu vers vous avec cette démarche lourde, pataude, du lutteur tout ramassé qui s’apprête à vous attaquer : ce n’était que l’effet de sa médication.
Dès le lendemain, à demi remis de cet accablement en partie artificiel, restant quand même quinquagénaire, pour mieux en revenir, vous aviez eu tout bonnement recours à votre âge, allant chercher derrière vous, sur le parcours d’une vie déjà longue, dont vous gardiez la trace en votre for intérieur, les bons moments qu’il vous semblait avoir oubliés et qu’en réalité vous deviez avoir négligés pour les mieux garder en réserve, et ces souvenirs ont répondu à votre appel si nombreux, si bien agencés par une sorte de système supplétif, que vous vous êtes senti revivre, capable d’affronter le soleil d’autres belles journées. Vous l’avez fait d’abord avec une certaine mélancolie, sous l’impression que vous ne suffisiez plus à votre dépense et que, déficitaire, vous n’aviez rétabli la balance que par les prélèvements sur les économies du passé; que vous vous trouviez déjà sur le décours, ignorant combien d’années, combien de mois vous vous accommoderiez de ce déclin dont la pente, quels qu’en soient le degré, la longueur, finit abruptement. Vous vous étiez guéri de mourir par ce résidu de vie qui restait encore vivant et bénéfique, comme un remède dont ne disposent pas les jeunes gens en leurs découragements, alors définitifs et infiniment tragiques, tandis qu’après cinquante ans on a au moins la satisfaction de se dire qu’on ne mérite la pitié de personne et que le sentiment de mourir, théâtral dès qu’on est parvenu à le décrire, n’est pas grand-chose s’il ne vous a pas servi de masque tout simplement pour tromper la culpabilité de votre génération envers le malheur de jeunes gens qui mettent l’avenir du monde en danger.
Vous voilà sur votre décours, apercevant dorénavant le vilain héritage que vous laisserez. Ce décours durera ce qu’il pourra. Vous en ignorez tout, sauf qu’un jour il finira dans un vilain trou qu’on s’empressera de combler. En attendant, vous vous accrochez aux bons moments que naguère votre pays ingénu, naïf et sûr de sa pérennité, accordait à ses futurs tenanciers. On se guérit de mourir par des résidus de vie qui restent vivaces et bénéfiques comme des remèdes que l’âge aurait peu à peu préparés. Mais vous n’irez plus dans le champ des salicaires, le tombereau est passé, emportant ceux qui avaient plus de droit à la vie que vous… Claude Gauvreau, après tout, a eu le sort qu’il a voulu, se servant de la mort comme d’un moyen de composition, mais Sauvageau, Sauvageau…
Jacques Ferron