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lundi 29 janvier 2024

Au début du monde

"As-tu imaginé vivre dans la maison du dernier phare que l'on voit? Au début du monde et à la fin, au même endroit."

Luc Gauvreau

Condominium du grand pic

Condominium du grand pic

dimanche 28 janvier 2024

Des pommes et des oranges

Il existe pourtant des pommes et des oranges
Cézanne tenant d’une seule main
toute l’amplitude féconde de la terre
la belle vigueur des fruits
Je ne connais pas tous les fruits par cœur
ni la chaleur bienfaisante des fruits sur un drap blanc

Mais des hôpitaux n’en finissent plus
des usines n’en finissent plus
des files d’attente dans le gel n’en finissent plus
des plages tournées en marécage n’en finissent plus
J’en ai connu qui souffraient à perdre haleine
N’en finissent plus de mourir
en écoutant la voix d’un violon ou d’un corbeau
ou celle des érables en avril

N’en finissent plus d’atteindre des rivières en eux
qui défilent charriant des banquises de lumière
des lambeaux de saisons ils ont tant de rêves
Mais les barrières les antichambres n’en finissent plus
Les tortures les cancers n’en finissent plus
les hommes qui luttent dans les mines
aux souches de leur peuple
que l’on fusille à bout portant en sautillant de fureur
n’en finissent plus
de rêver couleur orange

Des femmes n’en finissent plus de coudre des hommes
et des hommes de se verser à boire

Pourtant malgré les rides multipliées du monde
malgré les exils multipliés
les blessures répétées
dans l’aveuglement des pierres
je piège encore le son des vagues
la paix des oranges

Doucement Cézanne se réclame de la souffrance du sol
de sa construction
et tout l’été dynamique s’en vient m’éveiller
s’en vient doucement éperdument me léguer ses fruits

Marie Uguay, Extrait de Poèmes

Carbone 14

Sous le manteau de pluie, du fusain plein les poches. Devant le pays carbonisé. En face d'une homogénéité diffusant la bonne densité de noir. J'observe. Le lac immobile. Les arbres immobiles. Les roches immobiles. Sur la surface encrée de mon cerveau, il y a cette image dansante de toi. Sans fla-fla. Nu. Ton sans fard. Tendre. Enfouir la mouvance de ton corps titane dans mes mystères carbones, afin de le dater à nouveau. Pourquoi pas. Et à nouveau, le lac immobile. Les arbres immobiles. Les roches immobiles.

Visage des hauteurs

« Le visage amoureux est visage des hauteurs. Il est exposé aux poussières des saisons, aux passages des étoiles. Il est rendu à sa substance première, celle du vent qui passe et tourmente les feuillages. Tout peut se lire en lui. Il baigne dans cette impudeur qui est la forme extrême de l'innocence, et sa matière est si fine que la moindre parole l'agite infiniment. Le visage amoureux est visage du profond et du clair. Il revient du lointain, de ce temps où l'enfance était chassée de nos traits, comme on renvoie dans sa mansarde une servante malhabile. Il est fait de cette pureté en nous, que rien n'entame. »

Christian Bobin, Extrait de Lettres d'or

Le saut de l'ange

Le saut de l'ange

Lire, écrire

« Lire, écrire. Celui qui écrit est séparé de toute société, et d'abord de celle qu'il forme avec soi. C'est d'un même mouvement qu'il s'efface dans le jour, et que le ciel s'avance sur la page. La phrase, c'est le rythme, c'est le souffle, et le souffle c'est l'âme non entravée dans sa capacité de jouir. Allant et venant. Inspirant, expirant. »

Christian Bobin, Extrait de Lettres d'or

samedi 27 janvier 2024

Penser occupe

« Je sais comment penser occupe: le corps, la tête, la vie. Il y a des nœuds, des serrures sans clés connues, des essais par-dessus essais, des blancs, puis d'autres blancs, et tout à coup le noir-noir. »

Luc Gauvreau

Laisser couler

« Devenir sage n'est pas vieillir. Vieillesse n'est pas sagesse. C'est couler qu'il faut, laisser couler le temps au plus profond de soi, couler dans la lumière de chaque instant qui nous est donné. Rester jeune comme la pierre. Rester jeune comme l'arbre qui, plein de racines, pousse, se défeuille, se renfeuille, fleurit et donne ses fruits au meilleur de la saison. Construire, chanter et passer comme l'oiseau, cela est rester jeune. Et se laisser couler vers le grand fleuve, puis avec lui couler : voilà le contraire de vieillir. Les fleuves ne vieillissent pas. »

Pierre Morency, Extrait de La vie entière

jeudi 25 janvier 2024

Tout

« J'ai vu le cercueil d'Oum Kaltoum sur un océan de mains brunes. Ce n'est pas mourir qu'être ainsi mise en face du soleil. C'est retrouver sa famille.

Cloîtré derrière des piliers d'encre, j'appartiens au soleil. 

Donne-moi ton cœur. Donne-le-moi tout. C'est que les choses me disaient dès l'enfance. L'hortensia au coup de sang bleu. Les roses crachant leur ciel contre un mur vérolé. Les livres qui achevaient mes mains et leur donnaient leur forme définitive. Et le silence prestigieux des dimanches après-midi.

Je retourne à mon père par les sortilèges de l'écriture.

Il y a ce qui est clair. Et dedans, il y a de l'ombre. Et dans l'ombre, il y a ce feu dont la vision brûle nos yeux.

Tu vois ce bouillonnement de l'air en surface des vitraux? Dehors tu suais. Ici tu grelottes. Ce qui importe, c'est le passage. Regarde mon tympan, ses diables rassurants. Il a beau parler du Jugement dernier, il est là pour te distraire, pour te faire aller sans conscience du soleil du dehors à l'ombre du dedans, puis de cette ombre au lion merveilleux, le père de chacune de tes larmes, et son rugissement: ton cœur, donne-le. Tout. »

Christian Bobin, Extrait de La nuit du cœur

lundi 22 janvier 2024

L'accotement des couleurs

« Comme un horizon vertical, net comme le fil d'un lac immobile, cet arbre se dresse dans l'accotement des couleurs. Et l'homme que tu as vu qu'il a vu, tu me l'as fait voir. Cette photo m'a eu droit au cœur du regard. Je la regarde, la "reregarde", et je sens toujours le même étonnement, le même éblouissement entre l'écorce grisâtre et les couleurs mêlées si loin, si près. C'est un fragment de la Grande Beauté Immémoriale." 

Luc Gauvreau

Très peu de vraies paroles

« Très peu de vraies paroles s'échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler. Peut-être n'ouvre-t-on un livre que pour enfin commencer à entendre. »

Christian Bobin, Extrait de Le Très-Bas

samedi 20 janvier 2024

Au seuil

« Ceux qui savent nous aimer nous accompagnent jusqu'au seuil de notre solitude puis restent là, sans faire un pas de plus. Ceux qui prétendent aller plus loin dans notre compagnie restent en fait bien plus en arrière. »

Christian Bobin, Extrait de L'Éloignement du monde

Les mots sont pliés

"Les plis sont des mots"... Les mots sont pliés, repliés sur eux-mêmes, en nous-mêmes. Ils nous rident bien avant que ça se voit, souvent. Mais il y a des plus précoces que d'autres, comme l'incertain adolescent que je fus. En ce temps-là, celui de la grande taupe, je ne savais pas encore que je serai bien, bien des années plus tard, parcouru par les mêmes sillons. Le corps, les mots, ce sont de vrais passoires. Lequel des deux enveloppe l'autre? Va savoir, va voir, va toucher, va donc dire et donner la bonne réponse. Les accidents de mots, ça peut déclencher de belles avalanches pour ceux qui les regardent de loin... Pour ceux qui les reçoivent en pleine figure, dans le creux du ventre ou drette sur le tibia, c'est pas drôle. Les mots sont accidentels, fait par accident, par hasard. Ils n'accidentent pas tous ni tout, et pas d'opération Nez-Rouge pour nous ramener à la maison sans dommage, sain et sauf. 

Si la peau peut devenir "un outil de lecture pour mieux saisir le langage de l'être", ça doit être que toucher, c'est lire tout le non-lisse, le caché, le transcrit sous la peau. Ce lire-là est un dialogue, entre deux entre-deux.

Luc Gauvreau

Manteau orangé

Manteau orangé

vendredi 19 janvier 2024

Du fond de mon arrière-cuisine

« Je t'envoie un texte de Ferron, le dernier de son recueil Du fond de mon arrière-cuisine réédité ce jours-ci. J'ai dû le lire au moins une fois par année, depuis 20-25 ans. Des fois, à peine quelques pages même seulement quelques phrases, c'était suffisant pour que j'en éprouve à chaque fois la sincérité aveuglante, étouffante, troublante, si émouvante. Pour moi, le plus grand texte. Point. De tout. Quelques fois, je n'ai même pas à le relire, qu'à repenser aux questions essentielles que se pose le narrateur à lui-même à travers un vous, apparemment distancié, pourtant si intime. Ferron l'a écrit à 52 ans... si jeune!, si tôt. Je l'ai lu quand j'avais l'âge de Sauvageau dont il parle, et je l'ai relu ce matin, plus vieux de quelques années que Ferron. »

Luc Gauvreau

LES SALICAIRES

(dernier texte du recueil Du fond de mon arrière-cuisine, publié en 1973, aux Éditions du Jour. Ferron a 52 ans)

I

ET PUIS, un jour que vous saviez possible, que vous aviez peut-être longuement préparé, mais auquel vous ne vous attendiez plus, vous croyant prémuni, le laissant à d’autres, à certains aliénés de Saint-Jean-de-Dieu, où vous travailliez alors, tel Claude Gauvreau survivant contre son gré à l’échec de La charge de l’orignal épormyable, une pièce sur laquelle il avait trop compté, « d’une portée incommensurable », avait-il dit, il vous est arrivé qu’à force de vivre vous en avez ressenti la fatigue, une fatigue insolite qui venait avant son heure, alors que le soleil restait encore haut, loin de la nuit qui l’aurait rendue naturelle et transformée en repos comme elle distille en rosée la sécheresse de l’été, qui aurait allégé le poids de cette journée en un lendemain limpide où l’on voit s’élever en fines buées la rosée qui déjà s’évapore. Jusque-là, vos accablements n’avaient pas été prématurés; vous les conjuguiez en sommeil avec l’ombre et le chlorpromazine; fermant les yeux, éludant quelques heures, vous ne tardiez pas à retrouver le fil ténu et translucide de vos idées, prêt à revivre comme vous aviez vécu, à raccorder les jours, les mois, les années, identique à vous-même et content d’assurer la pérennité du monde. Si vous aviez ajouté le chlorpromazine à la nuit, ç’avait été pour la rendre plus opaque, en éliminer les rêves et mieux souder le jour au jour; ç’avait été aussi par curiosité pour cette drogue qu’on prescrivait beaucoup à l’hôpital, par sympathie pour les patientes avec lesquelles vous passiez de longues heures et pour mieux vous adonner avec elles, sans compter que vous cultiviez en secret des personnages fabuleux, Faust et Mithridate. Vous n’aviez pas remarqué que vous deveniez moins souple, que vous traîniez une démarche de plus en plus pesante; vous ne jugiez que votre hâte à renouer avec la veille pour continuer tout ce que vous aviez entrepris. Vous n’éprouviez que de la complaisance pour une bonne vieille bête dont vous aviez l’impression de faire ce que vous vouliez. Certes, vous saviez qu’il ne pourrait pas en être toujours ainsi et que le fil du temps finirait bien par se rompre. En attendant, vous ne perdiez rien à vivre, vous familiarisant avec le monde, à la fois plus reclus et plus libre, et comprenant mieux. Au terme de cet enrichissement progressif, la mort ne vous effrayait pas, arc de triomphe de votre salut. Cette disparition individuelle marquerait votre accomplissement, car vous pensiez laisser le monde plus beau que vous ne l’aviez trouvé. Au-delà de l’arc de triomphe, vous ne seriez plus rien, devenu tout, fondu dans un ensemble aussi grand que Dieu. Mais le fil ténu se brise-t-il toujours brusquement ? Vous aviez oublié qu’on peut mourir en continuant de vivre, se survivant sur terre comme en enfer… Une sorte de bonheur vous poussait de l’avant, curieux de vieillir, bonheur juvénile expansif par petites secousses, animé par le rire contenu de tous vos devanciers condamnés au silence.

Et puis, désabusé, vous aviez ressenti, avant la mort, avant la nuit, cette fatigue de vivre quand le soleil, encore haut, commençant à peine à s’adoucir, couvait de sa chaleur un bel après-midi de juillet. Vous veniez d’avoir cinquante ans, riche d’années sages et décisives cachées derrière votre dos, sur lesquelles vous comptiez beaucoup pour travailler, étudier, réfléchir. Des années qui vous précédaient, vous ne faisiez pas plus de cas que de votre chien, ayant eu votre part de plaisirs inconséquents… Cette fatigue inopinée vous mortifiait plus que la mort, car la mort n’est jamais vécue et vous aviez à vivre, commandé par vos occupations, médecin à temps complet à Saint-Jean-de-Dieu, donnant des consultations, le soir, à Longueuil, dans le cabinet que vous gardiez par précaution, pour pouvoir tenir tête a vos confrères d’hôpital, ayant aussi à écrire afin de publier au moins un livre par année. Aviez-vous trop exigé de vous-même ? Était-ce l’âge, vos travaux qui vous avaient soudain accablé ? Fut-ce la contagion de vos patientes, l’effet de cette chlorpromazine que vous expérimentiez sur vous-même ?

À votre retour de l’hôpital, chaque après-midi, avant le souper, vous aviez l’habitude d’aller vous promener dans les champs vagues, en arrière de la maison, vestiges du petit bois où vous aviez vu naguère fleurir l’amélanchier. Vous vous rendiez jusqu’à la voie ferrée qui reliait Sorel et Saint-Lambert, puis vous reveniez. Dès votre arrivée de l’hôpital, votre chien était prêt pour cette promenade de santé, la joie de sa journée. Sur le parcours, il y avait une colonie de salicaires qui, à la fin de juin jusqu’au début de septembre, ne cessaient de fleurir. C’est une plante à la fois belle et un peu vulgaire à cause de son extraordinaire vitalité. Poussant dru, étouffant les autres espèces, elle avait envahi une large lisière humide, en avant des aulnes noirs d’un bois taillis, face à un vaste dégagement ouvert jusqu’à Montréal, aux confins duquel, à la fin de juillet, se couchait le soleil. Chaque jour, vous vous demandiez si elle serait encore fleurie. Ce jour-là, à l’aller, elle l’était mais, à votre retour de promenade, toutes ses fleurs vous parurent flétries. La salicaire ne formait plus qu’une lisière de plantes ligneuses et brunâtres au pied des aulnes derrière lesquels le taillis n’en finissait plus d’aller vers l’est. Votre compagnon, dont le plaisir vous tenait à cœur, à qui vous permettiez de survivre heureux, ce qui devient de plus en plus rare dans un habitat que le béton, l’asphalte et le pétrole sont censés humaniser, mais où le faible d’esprit n’a plus sa place, encore moins l’animal, lui qui faisait des ronds autour de vous pour courir à son saoul, vint se jeter entre vos jambes et n’en bougea plus : au milieu des salicaires, il y avait un tombereau, timon par terre, sans chevaux.

Dans le tombereau, tel un triomphateur romain, se tenait Claude Gauvreau qui, assuré que sa pièce Les oranges sont vertes serait montée par le TNM, venait de se suicider. Dans cette pièce, dont il était l’auteur et le protagoniste, ses amis de l’Automatisme, les seuls qu’il ait jamais eus, le mettent à mort sur le grand plateau du Théâtre Port-Royal, devant un public nombreux et déconcerté.

Claude n’était pas votre ami, vous n’étiez pas le sien. Néanmoins, durant plus de vingt ans, vous aviez été des compagnons de bonne volonté, pleins d’égards l’un pour l’autre, mais aussi de réticences. Il était sûr de son génie, vous ne l’étiez même pas de votre talent. De goûts et de lectures différents, il vous était arrivé de vous accorder grâce à quelques ennemis communs.

Par les rayons et le moyeu de la roue du tombereau, un autre poète, beaucoup plus jeune, déjà venu vous offrir deux plaquettes d’une impossible poésie dont il avait inventé tous les mots, qui prétendait n’écrire pour personne et préparait une autre plaquette qu’il rêvait cette fois de lancer avec le plus grand faste, qui n’était pas mort, dont le lancement n’avait pas eu lieu et que vous saviez fou, interné à Saint-Jean-de-Dieu, essayait en vain d’y monter; les rayons et le moyeu de la roue étaient boueux, le pied lui glissait, il retombait parmi les salicaires et se reprenait sans se lasser de ne jamais parvenir dans la boîte du tombereau, à côté de Claude Gauvreau, son maître. Celui-ci semblait ne pas le voir, ne bronchait pas, une cape noire sur les épaules, coiffé d’un feutre à larges bords, de même couleur, tel que vous l’aviez vu, un mois ou deux auparavant, à Longue-Pointe, où il se trouvait, lui-aussi, interné. Vous l’avez aussitôt reconnu; pourtant, en partie à cause de son feutre, il gardait le visage caché. Vous n’étiez pas coiffé; il ne pouvait ne pas vous reconnaître et vous a salué cérémonieusement, plutôt de la main que de la tête et de l’échine. Pour la première fois, il était ganté et ne leva pas la main plus haut que l’épaule comme il faisait auparavant lorsque vous vous rencontriez, pressés de vous saluer ostensiblement et de passer outre, n’ayant aucun goût de vous parler, sachant par expérience que vous ne réussiriez pas à vous entendre.

Ce tombereau, ces poètes, l’un, mort, l’autre, vivant (auxquels vous auriez ajouté Sauvageau, qui, tout jeune encore, dont vous admiriez et l’œuvre et la personne, venait de se suicider, lui de même, mais vous avez été longtemps sans le savoir, vous veniez tout juste de l’apprendre), tout cela n’était sans doute qu’un rêve, qu’une hallucination. Bientôt, en effet, le chien, blotti entre vos jambes de terreur, en a été délivré et s’est remis en chasse. Deux chevaux noirs et un charretier étaient sans doute survenus à votre insu; le timon ne traînait plus par terre, le tombereau était reparti sans grincements de roues. Vous n’en aviez pas eu connaissance. Le char reparti, vous n’avez aperçu que les salicaires : elles étaient refleuries. Loin d’en être ragaillardi, c’est alors que la fatigue vous a rejoint, qui vous suivait depuis longtemps, dissimulée dans votre ombre, et vous a investi. Chaque soir, elle vous rejoignait, mais la nuit l’escamotait. Cette fois, le soleil reste encore plus haut et vous ne pouvez plus l’éluder. Vous êtes quelques années plus vieux que Claude; votre âge y est pour quelque chose, mais vos écrits aussi, vos laborieux écrits, ceux que vous avez terminés, peu nombreux, ceux qui vous attendent, une montagne dont vous vous faisiez une joie — cette montagne ne serait-elle pas toute minée, sur le point de s’effondrer dans un nuage de poussière ?

Vous écrivez en langue commune, à même la sagesse des nations, sans inventer un seul mot, sans rien risquer, tel un scribe, tel un notaire. Et vous venez d’apercevoir deux confrères qui avaient tout risqué : l’un, mort; l’autre, fou; ils s’étaient mis en littérature comme on entrait naguère en religion ou, tout simplement, de la manière qu’on s’y prenait pour devenir prophète. S’ils étaient morts, s’ils étaient fous, qui étiez-vous ? Rien du tout. Si vous écriviez en secret, c’est que vous ne le seriez jamais. Et puis, qu’importe ? Personne ne vous a demandé d’être prophète : de quel droit écrivez-vous ? D’ailleurs, vous n’êtes pas écrivain; officiellement, médecin. Les révérendes Sœurs de la Providence ne vous ont pas engagé au Mont-Thabor, puis à Saint-Jean-de-Dieu parce que vous étiez écrivain. Après trois ans d’asile, c’est peut-être la singulière insensibilité requise pour y travailler sans s’user, c’est peut-être le largactil que vous prenez depuis un an, à fortes doses, comme un dangereux fou, dont vous subissez soudain les effets. Et encore, si vous n’étiez que médecin, un Mithridate sceptique et inquiet ! Mais vous vous étiez surtout senti dans l’obligation de dire les choses telles qu’elles vous paraissaient, chicanier, impoli, méchant. Pourquoi cette sévérité, cette hargne, parfois opportunes, parfois présomptueuses, qui se sont retournées contre vous ? Et, à la médecine, vous avez mêlé la politique. Aviez-vous le droit d’user des mots de tout le monde pour les retourner contre tout le monde, d’un esprit surtout négatif, porté à la critique ? Avait-il été sage de vous servir de la sagesse des nations pour tout remettre en procès, même vous-même ? Vous n’avez pas joué votre vie sur une carte, confondant l’homme, l’écrivain et le médecin : n’y avait-il pas la tricherie, certain de gagner au moins sur l’une des trois ? Tout cela n’est-il pas la cause de votre accablement ? Et cet accablement n’est-il pas pénible du fait que vous savez que vous ne changerez pas, que vous tenterez de démystifier la pièce de Claude Gauvreau, Les oranges sont vertes, une pièce machinée, folle et mensongère, malgré l’émotion qu’elle vous causera, votre admiration pour l’obstination, la mort volontaire et le juste calcul de l’auteur ? Vous êtes sans génie, mais êtes-vous même sans péché pour en user ainsi ? Vous devriez vous demander, comme Crébillon père à Mithridate : « Mithridate, qui donc es-tu pour disposer de toi-même et du moi ? Jupiter en toi se serait-il métamorphosé ? » C’était après une défaite du roi du Pont. I1 avait répondu : « Je ne suis que Mithridate et jamais je ne partagerais avec Jupiter. Tel je suis, tel je resterai et, quand je serais cerné, réduit aux abois, il me resterait la mort derrière moi, telle une échelle de soie, pour permettre à Mithridate de sauver Mithridate. »

Le tombereau évanoui, vous n’aviez plus qu’à rentrer. Le champ des salicaires n’est qu’à deux arpents à peine de la maison. La journée continuait d’être fastueuse. Cependant ses beautés ostentatoires, sous la lumière qui commençait de s’adoucir, loin de vous pénétrer, ne vous touchaient plus. Détachées de vous-même, elles s’en allaient toutes seules de leur côté, ne vous laissant que votre fatigue nouvelle, inopinée, cet accablement dont votre hâte de rentrer vous faisait oublier le poids. De ces beautés dédaignées, le chien, pour le plaisir de qui vous étiez sorti, plus que pour votre santé, le dernier de vos soucis, le chien, langue pendante, n’avait pas assez de tous ses crocs pour y mordre. Auprès de lui, vous n’étiez plus qu’un pauvre édenté, un gueux sans fantaisie. La soif de votre bête ne vous altérait même pas. Le jeune poète, qui n’avait pas réussi à grimper dans le tombereau de triomphe, devait courir après; vous aviez vu apparaître sa folie; contre elle, vous étiez resté impuissant. Quant à Claude, malgré votre long commerce et les services réciproques, vous saviez bien qu’il ne vous aurait pas laissé prendre place à ses côtés… D’un pas monotone et lourd, vous vous hâtiez vers la maison. Au lieu d’être radieux, quitte à suer un peu, vous étiez sec et rembruni, tel que les salicaires vous étaient apparues. Vous alliez sans humeur, sans verve, sans apparat, ne pensant qu’à la chambre profonde qui vous attendait, déjà retiré dans le creux d’un cœur obscur. Vous aviez perdu tout moyen de vous mettre d’accord avec l’exubérance de votre chien et l’opulence du bel après-midi. Vous pensiez au vieil Hamlet dont le fils, dans sa déraison feinte, a toujours le mot juste, et qui s’entend crier, alors qu’il se hâte vers le tombeau avec un cliquetis de squelette et d’armure :

—Hé ! Va, creuse, siffleux !

C’est peut-être aussi le cri d’autres jeunes gens, les amis du petit poète interné et de Sauvageau-le-Magnifique qui a préféré la mort à son génie... Non, ce ne fut pas le cri de Claude. Après tout, il n’était guère plus jeune que vous et vous ne sauriez dire en quoi il aurait pu vous venger. Il n’avait pas les mêmes idées que vous sur la langue, greffe d’un sens commun dans le cerveau de chacun, qui permet à chacun d’être d’un pays, de faire partie d’un peuple. Ses expériences langagières n’avaient rien de la jusquiame. D’ailleurs, vous aviez toujours su vous venger vous-même. Alors pourquoi auriez-vous pensé au vieil Hamlet ? Parce que vous vous sentiez coupable en votre accablement envers vos héritiers. Vous ne vous aimiez plus guère. C’est l’horreur qu’on éprouve contre le vieux siffleux qui rend tragique la pièce de Shakespeare.

Que lui est-il arrivé, à ce roi ? Il vous ressemble un peu, il a plus de cinquante ans; dès la fin de l’après-midi, il est à bout de forces, dans la nécessité de faire un somme. Or, une fois, il ne se réveille pas. Il n’est même pas sûr d’avoir été assassiné. L’aurait-il été, qu’on lui aurait rendu service : qu’il reste dans son trou et laisse la paix à son fils, qui se plaît à la vie, d’âge à en jouir. Mais le bonhomme, tout mort qu’il soit, reste rancunier, sort de sa tombe, joue les revenants et oblige son fils à le venger; celui-ci, feignant la déraison, le vengera, un beau carnage ! Il eut mieux fait, à son cri irrévérencieux, « Creuse, siffleux ! », d’ajouter un coup d’épée : ce sont les morts qu’il faut tuer et non pas les vivants.

Or, cet après-midi-là, après avoir quitté les salicaires, fatigué de vivre, accablé par le poids du jour, vous vous êtes senti ignoble comme le vieux roi. Certes, vous ne demandiez pas vengeance, vous en aviez contre l’héritage que vous laissiez, vous en aviez contre vous-même. Après avoir pensé que vous rendiez plus que vous n’aviez reçu, que vous aviez amélioré votre pays et le monde, vous pensiez le contraire : que, par la brouille, la chicane et les disputes, vous vous étiez abusé, amoindrissant l’héritage, et que vous aviez vécu de l’écume de la vie, en demeurant citoyen indolent et respectueux, content d’un laisser-faire qui vous maintenait dans vos privilèges, complice d’un régime qui avait amoindri votre pays. Qu’aviez-vous fait pour le Danemark ? Du souci, pas grand-chose. De vos héritiers, aviez-vous favorisé toutes les joies dont ils se fussent rengorgés, vénéré leur jeune chair au mépris de votre vieille peau ? Quand on les offensait, aviez-vous bondi à leur défense ? Hélas ! Peu souvent. Vous aviez connu des enfants malheureux, loyaux envers leurs parents qui les trahissaient et se proposaient comme les meilleurs parents du monde; vous les aviez écoutés tristement, dans l’incapacité de les remplacer, et ces enfants avaient été internés. À cette époque, les psychiatres, dans le traitement de ces enfants, ne voulaient même pas voir les parents. Ne tenant pas à condamner l’humanité, vous pensiez seulement qu’il était heureux que ces enfants trahis ne fussent pas plus nombreux. Médecin, il ne vous est pas arrivé souvent d’être utile, et c’était surtout dans des cas qui se fussent arrangés d’eux-mêmes. Votre efficacité n’avait pas été fameuse excepté pour vous qui y aviez trouvé l’aisance. Veulerie et fatigue, les deux se tenaient. N’eut-il pas mieux valu renoncer à ce rendement douteux, à la ligue des médecins, à une éthique qui ne sert que la Faculté, vous déclarer révolutionnaire, quitte à être enfermé, vociférant comme un énergumène ? Encore eût-il fallu être sûr d’avoir raison et vous ne l’étiez pas.

Après la salutation de Claude, vous vous étiez senti mal à en mourir, la belle affaire ! C’était lui, dont vous n’aviez pas aperçu le visage, qui était mort ! Votre impression, vous étiez-vous dit, ne devait correspondre qu’à une fatigue passagère, un peu plus longue qu’une autre. Eût-elle été juste qu’elle n’aurait pas mis l’humanité en danger comme le font les jeunes désespérés, ce jeune poète qui courait derrière le tombereau, ces adolescents qui sont plus nombreux qu’on le croit, envers qui on se sent coupable, qui le savent et n’en éprouvent aucun réconfort, y trouvant, au contraire, une autre raison à leur déraison.

Quand le jeune poète était venu, gauchement, sous un faux prétexte, vous offrir son dernier recueil, vous lui aviez dit, après l’avoir feuilleté :

— Pourquoi ? Pourquoi m’offrir ce livre ? Je ne le lirai pas, j’en ai bien peur. Pourtant, il a dû vous donner beaucoup de mal.

—Oui, il m’a donné du mal.

—Il me semble que vous y inventez une langue pour vous seul. Il y a bien des mots que vous ne devez guère comprendre, des mots intraduisibles.

—Leur sonorité m’a plu.

—Vous n’êtes pas musicien. À d’autres, elle peut déplaire. En somme, vous l’avez fait surtout pour vous, ce livre.

—C’est vrai… Je vous l’offre quand même.

Il en avait de plus payé l’impression. Mon Dieu ! cet objet absurde avait peut-être sa beauté.

—Vous savez, moi, je n’ai jamais inventé de mots. Une fois, il m’est arrivé de remettre en usage un terme ancien, oublié, qu’on venait de redécouvrir spontanément en Gaspésie : le mot portuna pour désigner une valise quelque peu ridicule. Ce qu’il m’a causé d’ennuis ! Comme on ne le trouve pas dans les dictionnaires, on me téléphonait pour en savoir le sens. Je me suis juré de ne plus jamais recommencer… Il y a les enfants; ils en inventent lorsqu’ils apprennent à parler. À la rigueur, avec la connivence de la maison, ils peuvent former un argot familial, quitte à l’oublier dès qu’ils vont à l’école.

—Justement, ce recueil est le contraire d’un livre d’école.

Vous n’avez pas voulu décrier une réponse improvisée qui sembla lui donner quelque satisfaction, car il la répéta d’un air avantageux. Vous aviez feuilleté de nouveau son livre. À n’en point douter, chacun des poètes était unique au monde. Il vous avait quand même rappelé les patientes de Notre-Dame-de-Fatima, au Mont-Thabor, la première salle dont vous aviez réussi à prendre charge, qui ne parvenaient à communiquer entre elles et dont l’idiotie constituait la profonde originalité.

—Tu n’es pas le premier à faire dans ce genre : Claude Gauvreau poétisait de même dans ses mauvais moments pour finir à l’asile. Il en sortait, il y rentrait; Dieu aura besoin d’un comptable pour calculer le nombre de ses internements. Il ne faudrait tout de même pas…

Le jeune poète s’était mis à rire. Puis il me dit qu’il admirait Claude Gauvreau.

—Il est notre maître à tous. Mais je n’écris pas comme lui. Jamais on ne me jouera Place des Arts. Jamais. Cela n’entre pas dans mes desseins. Autrefois, j’étais…

—Autrefois ? Cela doit faire bien longtemps !

—Quelques années. On a l’autrefois qu’on peut, ne riez pas… Autrefois, dis-je, j’étais le meilleur garrocheur du quartier. À chaque caillou lancé, une vitre éclatait. Si j’avais pu, j’aurais saccagé toute la ville. Maintenant, je garroche des « bibelots d’inanité sonore » à la face du monde, comme a dit Chose, sieur de Mallarmé.

—Contre qui ? Contre quoi ?

—Contre le ciel, tout simplement.

II

LES changements dans les sociétés, partout dans le monde, avaient été si brusques, étonnants, imprévisibles, que vous auriez pu ne pas vous tenir coupable, mais alors qui l’aurait été ? Dieu, que le mouvement des galaxies a chassé à l’infini ? Les cieux déjà vides, comment vous disculper auprès de ces jeunes gens, vos fils et vos filles, bienheureux enfants, plus repus que vous l’aviez été, car les modes d’alimentation ont changé aussi ? Les enfants de votre génération, nourris au lait jusqu’à l’âge de six mois, ont profité dans l’angoisse de la faim, anémiques et suppliants, tournés vers leurs chiches et tout-puissants parents, premières divinités d’un univers où d’autres divinités se tenaient en rang d’oignons. Il vous était facile d’admirer, de vénérer, d’adorer. Mais eux, vos fils, vos filles, vos héritiers ? D’ailleurs qu’auraient-ils à admirer, à vénérer ? Pour votre part, vous vous sentez indigne d’eux et vous tenez coupable de ce coup de théâtre d’un monde qui se divulgue jaune, sale, laid, différent de ce qu’il a toujours été. L’abomination des abominations est dans votre génération, parmi ces vilains bipèdes qui, pour se disculper, s’abaissent à dénoncer des enfants, avouant ainsi leurs méfaits et leur ignominie. Pour qui se prennent-ils ces quinquagénaires à bedaine et leur digne épouse, vieilles guidounes qui tentent de se rajeunir ? Représentent-ils l’avenir du monde ? Ce ne sont que des fossoyeurs sophistiqués. Ils n’ont rien fait pour sauver le monde. Pourquoi alors dénoncer ceux qui renouvellent l’humanité par eux-mêmes, à tâtons, du mieux qu’ils peuvent, même en garrochant des cailloux contre le ciel ? À qui appartient l’avenir du monde ? À ces couples de singes et de guidounes, à cette faune abjecte dont vous faites partie ? À votre génération, qui ne tente même pas d’être sage et ne connaît rien d’autre que la tricherie ? Qui devrait se suicider ? Sauvageau ou vous-même ?

Dans votre accablement, il y avait un peu, beaucoup, à côté des salicaires flétries, de cette culpabilité que vous deviez endosser à contre-cœur, du seul fait de votre âge, comme dans les procès staliniens, où des innocents se sont laissés condamner, en dépit de leur honneur, pour une foi qu’ils entendaient continuer de servir de la sorte.

Les dieux gardaient encore au monde sa pérennité au cours de votre jeunesse. Les générations continuaient de se modeler les unes sur les autres, cela ne demandait pas d’invention, c’était facile. Votre père pouvait vous dire, lui qui ne connaissait Baudelaire que de nom, comme Baudelaire l’a déjà écrit : « Vois-tu, mon fils, c’est très simple : il suffit de faire un peu mieux d’une génération à l’autre et le progrès de l’humanité est assuré. Voilà le grand devoir; les autres importent assez peu, ma foi ! » Secrétaire du Conseil de comté de Maskinongé, notaire public, petit notable de province, il s’exprimait mieux peut-être que le grand Baudelaire qui, lui, n’a parlé que d’une diminution du péché originel. En tout cas, c’était franc, net, sans le détour d’une théologie, c’était conséquent, « Mon père, cultivateur au Village des Ambroises, a pu me payer le Séminaire de Trois-Rivières, je suis dans l’obligation de t’envoyer chez les Jésuites de Montréal », et vous avez peut-être retenu cette observation de Baudelaire parce qu’elle ne faisait que compléter celle de votre père. Mais cet optimisme, dans lequel vous avez grandi, n’était possible, d’une part, que par ce que votre famille, jusque-là dans le rang, humble et à l’écart du monde sur les confins de Yamachiche, se trouvait en pleine ascension sociale et que malgré tout, d’autre part, chaque génération pouvait prendre sa mesure sur la précédente. Les dieux étant révolus; les cieux, vides; le monde, incohérent; toute référence d’une génération à l’autre, impossible; les ponts coupés, vous deviez vous tenir sur la rive du passé, dans l’attitude d’un malheureux coupable; vous ne pouviez pas assurer la suite du monde autrement, pour employer la belle expression de Perrault; il n’y a plus rien au-dessus de vos pauvres hémisphères cérébraux (en réalité les deux quarts de sphère) qu’une mince calotte crânienne et une touffe de cheveux.

Voilà ce que vous saviez déjà quand, à votre retour de l’hôpital, vous étiez allé vous promener en arrière de chez vous, dans les terrains vagues ne subsistant que parce qu’ils avaient déjà été déclarés intouchables pour garder, entre la United Aircraft, la Weston, la General Woods et le secteur résidentiel, un écran de paix et de verdure. À cette époque, le prix de ces terrains était peu élevé; il avait monté; on se préparait à les reclassifier pour en tirer le jus, les lotir, les bâtir, y entasser des maisonnettes dans le pareil au même, ce qu’on appelle un « développement », ajouter une agglomération de solitude et de désunion à toutes les autres dont l’ensemble caractérise la civilisation pétrolière; en attendant, ils restaient vacants et vous pouviez vous y rendre du bout de votre cour, sans passer par la rue où vous ne marchiez guère à votre aise. Quant au petit bois, à l’écran de verdure, il avait déjà été dévasté. Deux ou trois ans auparavant, on y avait lâché les bouldozeurs, installé l’aqueduc, enfoui les égouts. De grands lambeaux de terre glaiseuse, laissés à nu, avaient alors été envahis par la salicaire. Cette plante eurasienne semble avoir pris une vigueur nouvelle en Amérique. Elle s’en était emparée si rapidement, en rangs serrés, étouffant les espèces concurrentes, qu’elle donnait l’impression d’avoir été semée sur les emplacements ainsi déblayés, par quelque jardinier en état d’ébriété qui serait passé sur les entrefaites, par hasard. Malgré la robustesse de sa tige, ses racines ligneuses, ses fleurs pourpres en épis sont fort jolies et l’on a le temps de les voir car, si la floraison de chacune ne dure que deux ou trois jours, celle de tout le massif s’étend sans interruption sur deux longs mois, juillet et août, et l’on peut même trouver des fleurs précoces à la fin de juin; des fleurs tardives, au début de septembre. Cette plante, étudiée par Darwin, est dite « hétérostylée », portant trois sortes de fleurs qui diffèrent par la longueur des styles; dans la première, il dépasse les deux verticilles de l’androcée; dans la deuxième, le stigmate se trouve entre les anthères et les deux verticilles; dans la troisième, le stigmate reste en-dessus des anthères; et les stigmates des unes doivent être fécondées par les étamines des autres, selon des modalités complexes que l’on trouvera dans La flore du Révérend Marie-Victorin. Si la salicaire des marais est la fleur permanente de l’été dans les champs vagues et dévastés, ce n’est pas par la fleur elle-même, qui dure peu, mais par l’épi où elles sont nombreuses et se succèdent l’une à l’autre. Chaque fois que vous alliez en promenade, moins pour votre santé que pour le plaisir d’un chien, d’un arriéré mental, comme la plupart de vos patientes, mais de plus d’humeur et de joie, peut-être, que les gens dits « normaux », chaque fois que vous lui jetiez un coup d’œil inquiet, craignant qu’elle ne fût plus là, toujours elle y était, un peu partout bien sûr, mais tout particulièrement à un endroit où, sur une longue lisière, à votre droite, en avant des aulnes par lesquels, dans l’humidité, commençait le taillis, elle formait à elle seule toute la végétation. De l’autre côté, sur votre gauche, par un vaste dégagement, vous pouviez apercevoir Montréal, le pont, les buildings, la montagne.

Or, ce jour-là, les rayons obliques du soleil au-dessus de la ville tiraient, des poussières de l’air, des effets colorés, dans les jaunes, les rouges et les violets, avec lesquels la salicaire, soudain mise en compétition, établissait des correspondances subtiles et changeantes par lesquelles ses grappes de fleurs, dans le sombre de leur propre verdure, au pied des aulnes noirs, semblaient luire de leur propre feu tout en donnant à penser que le gros soleil aurait eu autant de petits astres qu’il y avait d’épis à la plante, dans les poussières, au-dessus de Montréal. Cette harmonie, sur un site aussi précaire, au milieu d’un bouleversement de terrain et de société auquel vous assistiez, impuissant, sans rayonnement propre, ne pouvait vous prévenir qu’à votre retour, accablé, toutes les fleurs de la salicaire seraient flétries et qu’au milieu de leur colonie vous apercevriez le fameux tombereau dont vous avez déjà parlé, char de gloire illusoire de Claude Gauvreau. Il venait de se tuer, vous le saviez, et le jeune poète qui tentait d’y monter, vous l’aviez vu, la veille, dans la salle Saint-Vincent-de-Paul, attaché sur son lit, les lèvres sèches, tellement abruti par le chlorpromazine (ou une drogue similaire) qu’il bafouillait et que vous n’aviez rien compris à ce qu’il aurait voulu vous dire. Ce tombereau hallucinatoire — vous n’aviez même pas aperçu les chevaux noirs qui l’emportèrent — indiquait que, pour une fois, la nuit précédait la fin du jour et vous vous étiez hâté de rentrer à la maison, vous y couchant sans souper, ne dormant pas pour autant, seulement dévitalisé, vous demandant de quelle utilité serait votre consultation du soir, comment vous pourriez recommander la santé à vos patients. Vous étiez resté à la maison. Toutefois, ce soir-là, vous n’aviez pas pris les deux cents milligrammes de chlorpromazine auxquels vous vous étiez habitué depuis près d’un an. Sans congédier Mithridate pour toujours, vous lui aviez accordé un congé qu’il avait d’ailleurs mérité.

Quand vous aviez été capitaine dans l’armée de Sa Majesté, vous aviez remarqué que la soldatesque n’accordait qu’une importance factice aux gradés et savait discerner ses chefs naturels au cours des beuveries : ceux qui roulaient dessous la table seraient les premiers à prendre panique sur le front; ceux qui ne perdaient pas leur lucidité y garderaient leur sang froid et c’était sur eux qu’il faudrait compter dans la pagaille et la tuerie. Vous considériez encore la résistance à l’intoxication comme une qualité, un talent pour la prouesse. Seulement, à la longue, Mithridate, tout en gardant courage, perd ses capacités physiques… Vous aviez une autre raison de le congédier. On venait d’adoucir le régime moyenâgeux de la salle Sainte-Hélène, où la plupart des patientes étaient ligotées, quand on ne les mettait pas au cabanon, et l’on avait réduit la médication énorme dont on assortissait les contraintes physiques. Après des mois et des années de réclusion complète, certaines de ces patientes, encore ankylosées, avaient commencé à circuler dans le corridor du pavillon Sainte-Marie, où se trouvait leur salle. L’une d’elles, complètement sevrée de chlorpromazine, n’en revenait pas de la légèreté de sa démarche. La croisiez-vous, qu’elle vous disait toute joyeuse : « Voyez, je marche et, en même temps, je bouge les bras. » Par contre, quand vous étiez allé voir Claude en la salle Saint-Godefroy, il était venu vers vous avec cette démarche lourde, pataude, du lutteur tout ramassé qui s’apprête à vous attaquer : ce n’était que l’effet de sa médication.

Dès le lendemain, à demi remis de cet accablement en partie artificiel, restant quand même quinquagénaire, pour mieux en revenir, vous aviez eu tout bonnement recours à votre âge, allant chercher derrière vous, sur le parcours d’une vie déjà longue, dont vous gardiez la trace en votre for intérieur, les bons moments qu’il vous semblait avoir oubliés et qu’en réalité vous deviez avoir négligés pour les mieux garder en réserve, et ces souvenirs ont répondu à votre appel si nombreux, si bien agencés par une sorte de système supplétif, que vous vous êtes senti revivre, capable d’affronter le soleil d’autres belles journées. Vous l’avez fait d’abord avec une certaine mélancolie, sous l’impression que vous ne suffisiez plus à votre dépense et que, déficitaire, vous n’aviez rétabli la balance que par les prélèvements sur les économies du passé; que vous vous trouviez déjà sur le décours, ignorant combien d’années, combien de mois vous vous accommoderiez de ce déclin dont la pente, quels qu’en soient le degré, la longueur, finit abruptement. Vous vous étiez guéri de mourir par ce résidu de vie qui restait encore vivant et bénéfique, comme un remède dont ne disposent pas les jeunes gens en leurs découragements, alors définitifs et infiniment tragiques, tandis qu’après cinquante ans on a au moins la satisfaction de se dire qu’on ne mérite la pitié de personne et que le sentiment de mourir, théâtral dès qu’on est parvenu à le décrire, n’est pas grand-chose s’il ne vous a pas servi de masque tout simplement pour tromper la culpabilité de votre génération envers le malheur de jeunes gens qui mettent l’avenir du monde en danger.

Vous voilà sur votre décours, apercevant dorénavant le vilain héritage que vous laisserez. Ce décours durera ce qu’il pourra. Vous en ignorez tout, sauf qu’un jour il finira dans un vilain trou qu’on s’empressera de combler. En attendant, vous vous accrochez aux bons moments que naguère votre pays ingénu, naïf et sûr de sa pérennité, accordait à ses futurs tenanciers. On se guérit de mourir par des résidus de vie qui restent vivaces et bénéfiques comme des remèdes que l’âge aurait peu à peu préparés. Mais vous n’irez plus dans le champ des salicaires, le tombereau est passé, emportant ceux qui avaient plus de droit à la vie que vous… Claude Gauvreau, après tout, a eu le sort qu’il a voulu, se servant de la mort comme d’un moyen de composition, mais Sauvageau, Sauvageau…

Jacques Ferron

Se souvenir à travers le récit

Se souvenir à travers le récit

Naître deux fois

« Il nous faut naître deux fois pour vivre un peu, ne serait-ce qu'un peu. Il nous faut naître par la chair et ensuite par l'âme. Les deux naissances sont comme un arrachement. La première jette le corps dans le monde, la seconde balance l'âme jusqu'au ciel. Ma deuxième naissance a commencé en te voyant entrer dans une pièce, vers les dix heures du soir. »

Christian Bobin, Extrait de La plus que vive

dimanche 14 janvier 2024

Creation and Recreation

"Un jour, j'ai lu "Creation and Recreation". La thèse: une créature, ça ne pas peut créer, ça ne peut que pro-créer. Il a fallu que les Romantiques tuent le Créateur pour proclamer leur génie créateur. Entre la Création et les artistes auto-proclamés créateurs de leurs oeuvres, il y a un moment de dé-création. Au moins, les savants sont plus modestes, ils disent qu'ils découvrent."

Luc Gauvreau

vendredi 12 janvier 2024

À la mémoire de Ivan Ivanovitch Chichkine

À la mémoire de Ivan Ivanovitch Chichkine

Elle n'est pas la vie

« Il y a toujours du personnel dans l'écriture, même la plus détachée, apparemment. Pourtant, c'est dans le détachement qu'elle permet de la vie immédiate, des émotions spontanées, que je l'aime le plus. Je suis un homme de seconde main: je suis meilleure la deuxième fois, un peu usé, souligné, annoté, couverture déchirée, dos décoloré, page manquante. Neuf, je casse. J'aime le langage, la littérature, parce qu'elle n'est pas la vie. Si elle l'était, pourquoi écrire? »

Luc Gauvreau

Lettres d'or – extrait- II

« Il y a un temps où ce n'est plus le jour, et ce n'est pas encore la nuit.

Il y a du bleu dans le ciel, mais c'est une couleur pour mémoire, une couleur pour mourir. On voit ce qui reste de bleu et on n'y croit pas.

La dernière lumière s'en va. Elle a fini son travail qui était d'éclairer les yeux et d'orienter les pensées, et maintenant elle s'en va.
Elle glisse du ciel vers les arbres, puis des arbres sur la terre.
Quand elle touche le sol, elle est toute noire et froide.

On regarde. Ce n'est qu'à cette heure là que l'on peut commencer à regarder les choses ou sa vie : c'est qu'il nous faut un peu d'obscur pour bien voir, étant nous-mêmes composés de clair et de sombre.

Dehors il y a les étoiles. Elles sont comme des clous enfoncés dans le ciel, de l'autre côté, du côté où l'on ne sait pas. Elles brillent, dépassant légèrement leur pointe.
Un vent noir passe sur les chemins, dessous les pierres, entre les haies. Il traverse toutes les choses comme un parole d'eau pure. Il fait comme un murmure disant que tout va bien, que l'on peut sans regret baisser les paupières, et entrer lentement dans l'ondée d'un sommeil.

Dedans, il y le silence de la maison. Le livre des heures, ouvert à la page du repas. On coupe le pain blanc. On verse une poignée de couleurs dans une eau frémissante.

Avec le soir, descendent les grands sentiments. Ils entrent dans l'âme comme des loups dans les villes.
C'est la faim que l'on a, qui vous tient tout le long du jour et qui vous serre un peu plus dans ces heures-là-la faim de beauté, de calme et de joie.
Ce sont les anges qui nous regardent, qui sont des gens comme nous, sauf que rien ne les trouble : si purs que personne ne les voit.
C'est un mélange de choses qu'on ne sait pas bien dire, peut-être parce que personne ne sait bien les entendre.

On se tient là, dans la fraîcheur d'une pensée sans objet, comme une jeune femme appuyant ses épaules sur la porte grande ouverte, attendant la venue de l'ami, mais il ne vient pas et elle reste quand même, et c'est un autre jour, puis un autre encore, et ce sont des jours de sa vie qui passent devant elle, toujours là, confiante, le dos contre la grande porte de bois.
Puis c'est la mort qui vient et la frôle sans la prendre, n'osant réclamer son dû, ajoutant simplement son silence à tout ce silence qui était avant elle. Telles sont les pensées qui nous viennent dans le soir.

Ce sont les pensées les plus claires que nous aurons jamais, étant sans phrases, étant sans bruit. Elles n'appellent ni ne demandent, se tenant sur les marches du sang comme une jeune fiancée sur les pierres du seuil, avec beaucoup de vies et de morts mises auprès d'elle, qu'elle n'aura pas goûtées, à peine touchées au bout des doigts.
C'est une heure dans les fins de l'été.

C'est une heure éternelle dans la vie de chaque jour.

C'est l'heure où vous étiez nue dans cette chambre, et à présent vous n'êtes plus là et je vous vois encore, et j'ose à peine vous regarder, car toutes les lumières se sont retirées en vous et leur blancheur m'éblouit. »

Christian Bobin, Extrait de Souveraineté du vide. Lettres d'or

Repère de la rusalka laurentienne

Repère de la rusalka laurentienne

jeudi 11 janvier 2024

Toutes sortes de clartés

« On peut donner bien des choses à ceux que l'on aime. Des paroles, un repos, du plaisir. Tu m'as donné le plus précieux de tout: le manque. Il m'était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore. Ma maison mentale, ma maison de cœur était fermée à double tour. Tu as cassé les vitres et depuis l'air s'y engouffre, le glacé, le brûlant, et toutes sortes de clartés. »

Christian Bobin, Extrait de La plus que vive

lundi 8 janvier 2024

Le langage est cellulaire

«Ton glossaire d'ondines me fait penser à mes notes griffonnées après la découverte des ondes gravitationnelles produites par la fusion de trous noirs. Je me suis dis que le langage a sans doute des dimensions corpusculaire et ondulatoire, comme la lumière. On parle trop des mots à partir de l'écriture. Les paroles humaines, on peut très bien les voir comme des émissions sonores, des flux infinis, dispersés, repris, relancés vers d'autres zones de captation. Le langage est cellulaire.»

Luc Gauvreau

vendredi 5 janvier 2024

Les retrouvailles

Les retrouvailles

Reconnaissance de l'amour

Amie, comme ils sont désorientants
les chemins de l'amitié. 
Tu es apparue pour être l'épaule suave
ou s'appuie l'inquiétude du fort
(ou qui fort se croyait ingénument).
Tu portais dans tes yeux songeurs
la brume du renoncement:
tu ne voulais pas de la vie pleine
tu avais le désenchantement préalable des unions pour toute une vie,
tu me demandais rien,
tu ne réclamais pas ton lot de lumière.
Et tu glissais sur le rythme gratuit d'une ronde.

J'ai reposé en toi mon faisceau de désencontres
et de rencontres funestes.
Je voulais peut-être — sans le sans le savoir, je le jure —
sadiquement te massacrer
sous le fer des fautes et des tremblements et des angoisses qui me faisaient mal
depuis l'heure de ma naissance,
sinon depuis l'instant de ma conception en un certain mois perdu de l'Histoire,
ou plus loin encore, depuis ce moment intemporel où les êtres ne sont que des hypothèses informulées
dans le chaos universel.

Comme nous nous trompons en fuyant l'amour!
Comme nous le méconnaissons, par crainte peut-être d'affronter
son épée coruscante, son formidable
pouvoir de pénétrer le sang et d'y infuser
une orchidée de feu et de larmes.
Cependant il m'est arrivé lentement et m'a enveloppé
de douceur et de célestes sortilèges.
Sans feu ni foudre: il souriait.
Je compris mal, écervelé que je suis, ce sourire.
Je fus blessé par mes propres mains, non par l'amour
que tu m'apportais et que tes doigts confirmaient
en se joignant aux miens, dans l'infantile quête de l'Autre,
l'Autre que je me supposais, l'Autre que je t'imaginais,
lorsque — par ruse de l'amour — j'éprouvais que nous étions un.

Amie, aimée, aimée, amie, ainsi l'amour
dissout-il le mesquin désir d'exister à la face du monde
avec son regard scrutateur et son profond savoir des choses.
Nous affrontons plus le monde: nous nous y diluons,
et la pure essence en quoi nous transmutons dispense
allégories, circonstances, références temporelles, images oniriques,
le vol de l'Oiseau Bleu, l'aurore boréale,
les clés dorées des sonnets et des châteaux médiévaux,
pour exister en soi et par soi
à l'insu des corps aimant,
car nous ne sommes plus nous, nous sommes le nombre parfait: UN.
Il a fallu du temps, je sais, pour que le Moi renonçât
à la vanité de persévérer, fixe et solaire,
et s'avouât avec jubilation vaincu,
jusqu'à respirer la jubilation plus profonde de la complétude.
Maintenant, mon aimée pour toujours,
nous n'avons d'yeux pour voir ni d'oreille pour écouter
la mélodie, le paysage, la transparence de la vie,
perdus que nous sommes dans le coquillage outremer de l'aimer.

Carlos Drummond De Andrade, Extrait de La machine du monde: Et autres poèmes

jeudi 4 janvier 2024

La pudeur

«La pudeur, on dirait qu'il faudrait toujours en avoir moins... Pour moi, non. C'est un sentiment discret ou plutôt la discrétion elle-même. C'est comme des gants blancs, ceux pour les choses précieuses, fragiles, cassantes. Pour voir quelqu'un se dépouiller de sa pudeur, il faut d'abord la protéger. Sans pudeur, quel secret? Ce que j'aime dans la pudeur, c'est la délicatesse pour autrui et pour soi. Dans la pudeur, il y a de l'attente.»

Luc Gauvreau

mercredi 3 janvier 2024

Stephan Micus - Till The End Of Time - Till the End of Time

Le coeur de l'homme

« J'émerge de ma trilogie islandaise. Entouré de soleil après des heures et des heures Entre ciel et terre à lire la Tristesse des anges tombée en gros flocons pendant des semaines, juste avant l'arrivée de leur printemps encore plus soudain et bref que le nôtre. Ce matin, vers six heures, j'ai entrepris le dernier tome: Le cœur de l'homme. Que je viens de terminer dans une grotte où le Gamin et une jeune femme à la chevelure si rousse qu'elle se voyait à travers les monts et les vallées se préparent à mourir... Moi, j'étais dans le parc sur un banc raide. C'était rempli de gens et de groupes dont aucun ne pouvait savoir que j'étais en Islande au bord de la Mer glaciale.

J'ai l'impression de revenir, d'avoir été là et d'être de retour. Ces romans, ce sont un peu les Morts qui, d'une sorte de purgatoire un peu étrange ou tout simplement de la mémoire, le racontent. Leur voix apparaît dans quelques rares chapitres, brefs. Hier, j'ai affronté une tempête de neige pendant deux cents pages, sinon plus. Ça fait longtemps, trop?, que je n'avais lu que pour moi, sans penser à rien d'autre. Trop anxieux que cela mène à quelque chose sans doute, que cela serve une cause ou un projet. La lecture est rare dans ces livres, mais partout aussi. Le Gamin réalise qu'elle ne rend pas les gens meilleurs, ni pire.

Avec l'été arrive le Dehors. Je dois être Islandais, où Il est le plus souvent une terrible aventure avec le destin. Il y a de belles lettres aussi dans ces livres. Surtout ce qu'était une lettre dans une époque illettrée, où le postier passait quand le climat le permettait, pas souvent. Tout est rare dans ces livres: la chaleur, la lumière, la tendresse, sauf la musique d'une prose méditative, grave. Ça donne au moindre baiser, au plus petit effleurement d'une main, à la blancheur d'une nuque, à une virilité nue, le lustre d'exceptions miraculeuses. Un monde où le moindre signe de la chair réveille tout. »

Luc Gauvreau

mardi 2 janvier 2024

Une sorte d'église (Acoustique)

Libération de Ming

« Pas un homme, pas un vivant ici hormis cet arbre, énorme, qui remplit toute la surface peinte.

Solitaire dont la chevelure et les cent bras font une forêt concave sous le ciel enveloppant, il absorbe la lumière et l’on ne voit dans l’enceinte qu’il couvre que le brun-de-sang vieilli de son tronc : vert sombre et brun-de-sang, pas d’autre ton. L’écorce est toute spiralée comme si d’années en années il se tordait pour échapper à quelque emprise ou pour obéir au soleil. Ses racines déchaussées étreignent le sol qu’elles soulèvent. Les feuilles sont peintes innombrablement une à une. Connaissiez-vous déjà quelque exemple d’un paysage dédié à un seul arbre, sans montagnes au-dessus, sans eaux courantes dessous lui, ni ce voyageur minime, tout en bas, qui jette sa face en arrière et prend possession humaine de l’étendue ?

Ici, l’arbre est seul. Aviez-vous jamais contemplé quelque arbre pour lui-même, pour son incrustation dans le ciel, pour son âge, pour la qualité de son bois ? Aviez-vous jamais imaginé la lenteur démesurée de sa vie ? ou éprouvé tout ce qu’il faut de volonté sourde, réfléchie, obstinée, pour se cercler d’écorce, et, sans nerfs et sans cerveau, diriger pendant trois cents ans le jaillissement de sa sève !

Un grand arbre, tout seul peint ici, qui enveloppe et dédaigne tout dans sa splendeur végétale. Mais l’homme absent a laissé la marque de son règne, et le poids de son pouvoir et de son corps et de sa mort. — Regardez mieux : c’est un arbre chargé de chaînes.

C’est pourquoi la forte ramure se rabat et enserre le tronc : le tronc est percé et ferré d’un gros anneau, — source des liens — qui de là divergent et vont plonger sous la terre. Ah ! vous n’aviez pas senti cette honte et l’attache, et comment, malgré la vigueur des membres, toute la frondaison ploie et pleure : cet arbre fut héroïque et coupable : il a supporté qu’un Empereur — cerné dans son palais dont les eunuques livraient les portes, entouré de ses femmes curieuses du vainqueur — cet arbre a supporté qu’il se pendît aux hautes branches et mourût ! »

Victor Segalen, Extrait de Peintures

lundi 1 janvier 2024

Une éponge

«C'est une tendance actuelle que d'imaginer l'art comme une fontaine, alors que c'est une éponge. Ils ont décidé que l'art devait jaillir, alors qu'il doit aspirer et se nourrir. Ils ont jugé qu'il peut être décomposé en moyens plastiques, alors qu'il est composé d'organes des sens.»

Boris Pasternak à Marina Tsvetaieva, Extrait de Correspondance à trois : Eté 1926