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vendredi 12 janvier 2024

Lettres d'or – extrait- II

« Il y a un temps où ce n'est plus le jour, et ce n'est pas encore la nuit.

Il y a du bleu dans le ciel, mais c'est une couleur pour mémoire, une couleur pour mourir. On voit ce qui reste de bleu et on n'y croit pas.

La dernière lumière s'en va. Elle a fini son travail qui était d'éclairer les yeux et d'orienter les pensées, et maintenant elle s'en va.
Elle glisse du ciel vers les arbres, puis des arbres sur la terre.
Quand elle touche le sol, elle est toute noire et froide.

On regarde. Ce n'est qu'à cette heure là que l'on peut commencer à regarder les choses ou sa vie : c'est qu'il nous faut un peu d'obscur pour bien voir, étant nous-mêmes composés de clair et de sombre.

Dehors il y a les étoiles. Elles sont comme des clous enfoncés dans le ciel, de l'autre côté, du côté où l'on ne sait pas. Elles brillent, dépassant légèrement leur pointe.
Un vent noir passe sur les chemins, dessous les pierres, entre les haies. Il traverse toutes les choses comme un parole d'eau pure. Il fait comme un murmure disant que tout va bien, que l'on peut sans regret baisser les paupières, et entrer lentement dans l'ondée d'un sommeil.

Dedans, il y le silence de la maison. Le livre des heures, ouvert à la page du repas. On coupe le pain blanc. On verse une poignée de couleurs dans une eau frémissante.

Avec le soir, descendent les grands sentiments. Ils entrent dans l'âme comme des loups dans les villes.
C'est la faim que l'on a, qui vous tient tout le long du jour et qui vous serre un peu plus dans ces heures-là-la faim de beauté, de calme et de joie.
Ce sont les anges qui nous regardent, qui sont des gens comme nous, sauf que rien ne les trouble : si purs que personne ne les voit.
C'est un mélange de choses qu'on ne sait pas bien dire, peut-être parce que personne ne sait bien les entendre.

On se tient là, dans la fraîcheur d'une pensée sans objet, comme une jeune femme appuyant ses épaules sur la porte grande ouverte, attendant la venue de l'ami, mais il ne vient pas et elle reste quand même, et c'est un autre jour, puis un autre encore, et ce sont des jours de sa vie qui passent devant elle, toujours là, confiante, le dos contre la grande porte de bois.
Puis c'est la mort qui vient et la frôle sans la prendre, n'osant réclamer son dû, ajoutant simplement son silence à tout ce silence qui était avant elle. Telles sont les pensées qui nous viennent dans le soir.

Ce sont les pensées les plus claires que nous aurons jamais, étant sans phrases, étant sans bruit. Elles n'appellent ni ne demandent, se tenant sur les marches du sang comme une jeune fiancée sur les pierres du seuil, avec beaucoup de vies et de morts mises auprès d'elle, qu'elle n'aura pas goûtées, à peine touchées au bout des doigts.
C'est une heure dans les fins de l'été.

C'est une heure éternelle dans la vie de chaque jour.

C'est l'heure où vous étiez nue dans cette chambre, et à présent vous n'êtes plus là et je vous vois encore, et j'ose à peine vous regarder, car toutes les lumières se sont retirées en vous et leur blancheur m'éblouit. »

Christian Bobin, Extrait de Souveraineté du vide. Lettres d'or

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