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samedi 2 août 2014

Aventure des lignes

En 1975, le poète Henri Michaux s’enflammait pour l’œuvre de Paul Klee, exposée à la galerie Karl Flinker, à Paris. Il écrivit au galeriste la lettre suivante.

« Quand je vis la première exposition de tableaux de Paul Klee, j'en revins, je m'en souviens, voûté d'un grand silence. Fermé à la peinture, ce que j'y voyais, je ne sais. Je ne tenais pas à le savoir, trop heureux d'être de l'autre côté, dans l'aquarium,loin du coupant. Peut-être y recherchais-je avant tout la marque de celui qui devait écrire : "Quel artiste ne voudrait s'établir là, où le centre organique de tout mouvement dans l'espace et le temps - qu'il s'appelle cerveau ou cœur de la Création - détermine toutes les fonctions ?" J'accédais au musical, au véritable silence. Grâce aux mouvantes, menues modulations de ses couleurs, qui ne semblaient pas non plus posées mais exhalées au bon endroit, ou naturellement enracinées comme mousses ou moisissures rares, ses "natures tranquilles", aux tons fins de vieilles choses, paraissaient mûries, avoir de l'âge et une lente vie organique, être venues au monde par graduelles émanations.
Quelques points rouges chantaient en ténor dans la sourdine générale. Néanmoins on éprouvait qu'on était dans un souterrain, devant des eaux, dans des enchantements, avec l'âme même d'une chrysalide.

LES VOYAGEUSES, LES POSSESSEUSES ...

Le réseau complexe des lignes apparaissait petit à petit : celles qui vivent dans le menu peuple des poussières et des points, traversant des mies, contournant des cellules, des champs de cellules, ou tournant, tournant en spirale pour fasciner, ou pour retrouver ce qui a fasciné, ombellifères et agates. Celles qui se promènent. Les premières qu'on vit ainsi, en Occident, se promener.
Les voyageuses, celles qui font non pas tant des objets que des trajets, des parcours. (Il y mettait même des flèches.) Ce problème des enfants, qu'ils oublient ensuite, qu'ils mettent, à cet âge, dans tous leurs dessins : le repérage, quitter ici, aller là, la distance, l'orientation, le chemin conduisant à la maison, aussi nécessaire que la maison... était aussi le sien.
Les pénétrantes, celles qui, au rebours des possesseuses, avides d'envelopper, de cerner, faiseuses de formes (et après ?), sont lignes pour l'en dessous, trouvant non dans un trait du visage mais dans l'intérieur de la tête le point névralgique où un œil inconnu veille et garde ses distances.
Celles qui au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont, modelé du corps, vêtements, peau des choses (lui déteste cela), cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident, mais qui davantage soit le maître du mécanisme, l'enchanteur caché. (Curieux parallélisme, il mourut de sclérodermie.)

... LES ALLUSIVES, LES FOLLES D'ÉNUMÉRATION

Les allusives, celles qui exposent une métaphysique, assemblent des objets transparents et des symboles plus denses que ces objets, lignes signes, tracé de la poésie, rendant le plus lourd léger. Les folles d'énumération, de juxtapositions à perte de vue, de répétition, de rime, de la note indéfiniment reprise, créant palaces microscopiques de la proliférante vie cellulaire, clochetons innombrables et dans un simple jardinet, aux mille herbes, le labyrinthe de l'éternel retour.
Une ligne rencontre une ligne. Une ligne évite une ligne. Aventures de lignes.
Une ligne pour le plaisir d'être ligne, d'aller, ligne. Points. Poudre de points.
Une ligne rêve. On n'avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne. Une ligne attend. Une ligne espère. Une ligne repense un visage. Lignes de croissance. Lignes à hauteur de fourmi, mais on n'y voit jamais de fourmis. Peu d'animaux dans les temples de cette nature, et seulement leur animalité une fois retirée. La plante est préférée. Le poisson à l'air méditant est reçu.
Voici une ligne qui pense. Une autre accomplit une pensée. Lignes d'enjeu. Ligne de décision.
Une ligne s'élève. Une ligne va voir. Sinueuse, une ligne de mélodie traverse vingt lignes de stratification.
Une ligne germe. Mille autres autour d'elle, porteuses de poussées : gazon. Graminées sur la dune.
Une ligne renonce. Une ligne repose. Halte. Une halte à trois crampons. Un habitat. Une ligne s'enferme. Méditation. Des fils en partent encore, lentement.
Une ligne de partage, là, une ligne de faîte, plus loin la ligne observatoire. Temps, Temps...
Une ligne de conscience s'est reformée.
On peut les suivre mal ou bien, sans jamais risquer d'être conduit à l'éloquence, toujours évitée, toujours évité le spectaculaire, toujours dans la construction, toujours dans le prolétariat des humbles constituants de ce monde.
Sœur des taches, de ses taches gui paraissent encore maculatrices, venues du fond, du fond d'où il revient pour y retourner, au lieu du secret, dans le ventre humide de la Terre-Mère.
Je m'arrête, mon cher K.F. Paul Klee ne devait pas aimer qu'on déraille. Trop goethéen pour cela. Son attention horlogère au mesurable ne lui aurait pas permis d'aimer qu'on fît, pour l'accompagner, un bout de chemin si imparfaitement parallèle.
Pour entrer dans ses tableaux et d'emblée, rien de ceci, heureusement, n'importe. Il suffit d'être l'élu, d'avoir gardé soi-même la conscience de vivre dans un monde d'énigmes, auquel c'est en énigmes aussi qu'il convient le mieux de répondre. 
Bonne chance.»
Henri Michaux

4 commentaires:

  1. Michaux, j'adore ! Les lignes de Michaux sont aussi magnifiques. Les quelques fois où j'ai eu l'occasion de les voir en exposition j'ai été totalement fascinée et happée... des heures d'étirements, de contorsions, de mugissements, d'élans... !

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    Réponses
    1. Il a un sens très particulier du noir et banc. Je n'ai jamais vu en vrai. Je trouve que les photos ne doivent pas rendre ce que ses œuvres doivent susciter en vrai.

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    2. Oui, malheureusement la photo fait rarement honneur aux œuvres d'art mais bon elle en permet la diffusion. Le noir et blanc... des pulsions d'espaces et de temps, des brèches desquelles surgissent des ombres blanches, des luttes entêtées... Ce n'était pas du tout apaisant :-)

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    3. Je le pense, oui. C'est si bon les tempêtes.

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