Rechercher sur ce blogue
jeudi 30 juin 2016
L'immuable
"Rien d'immobile n'échappe aux dents affamées des âges. La durée n'est point le sort du solide. L'immuable n'habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels."
Victor Segalen, Extrait de Stèles
mardi 28 juin 2016
Une ville populeuse, peuplée, mais non populacière
"Une ville populeuse, peuplée, mais non populacière. Ni trop ordonnée, ni trop compliquée. Les rues, dallées de ce large grès velouté, gris-violet, doux au fer des sabots et aux semelles ; des rues que l'échange des pas remplit, et pourtant où l'on peut trotter à l'aise à grande allure ; où les riches maisons de vente dégorgent incessamment les soies et les couleurs et les odeurs... même inattendues, des chaussures, minutieusement cousues, relèvent leur poulaine courte. Des jambons arrondissent leur fesse luisante ; des cordes de tabac et leur note grave ; des œufs rouges, d'une garance effroyable, des œufs peints, sont moins riches que la lueur ambrée et le verdâtre des œufs conservés, épluchés, leurs voisins. Ces délicats bijoux de plumes bleu turquoise, niellés d'argent ; des cuirs tannés, et des cuirs vivant encore ; des ceintures anciennes et ces cartouchières neuves... Voici des calots de soie mauve, et des coupons empilés, colonnes denses de soie, de soie dure, vendue au poids de soie, sous les teintures gris de pigeon, les verts de Chine, les grenats. Puis, des écheveaux affadis du rouge au blanc, laissant glisser le son comme une corde de luth dont on dévisse la clef. Ces denrées, ces matières papillotantes à l'extrême, encastrées méticuleusement dans chaque échoppe ou magasin, dont le cadre est fait de ceci : un beau noir et or. Les poteaux laqués du beau vernis brun sombre à luisants noirs et reflets roux, la laque de Tch'eng-tou, et non d'ailleurs..."
Victor Segalen, Extrait de Équipée
lundi 27 juin 2016
Débuts des mythes
« Les mythes débutent presque toujours par un état de désordre extrême. [...] Toujours et partout on peut résumer la situation initiale en termes d'une crise qui fait peser sur la communauté et son système culturel une menace de destruction orale. »
René Girard, Extrait de Celui par qui le scandale arrive
L'effacement des différences
"Avec la fin de la guerre froide, les risques de guerre cataclysmique ont diminué, et les pacifiques se sont réjouis, mais ce n'était que partie remise et on le pressentait. Depuis longtemps on annonçait, mais sans trop y croire, que le terrorisme allait relayer la guerre traditionnelle. On voyait mal comment il s'y prendrait pour se rendre aussi effrayant que la perspective d'un échange nucléaire entre superpuissances. Aujourd'hui on voit.La violence semble prise dans un processus d'escalade qui rappelle la propagation du feu, ou celle d'une épidémie. Les grandes images mythiques resurgissent comme si la violence retrouvait une forme très ancienne et un peu mystérieuse.
C'est comme un tourbillon au sein duquel les violences les plus violentes vont se rejoindre et se confondre. Il y a les violences familiales et scolaires, celles dont se rendent coupables ces adolescents qui massacrent leurs camarades dans des écoles américaines, et il y a les violences visibles dans le monde entier, le terrorisme sans limites ni frontières. Ce dernier se livre à une véritable guerre d'extermination contre les populations civiles. Il semble qu'on se dirige vers un rendez-vous planétaire de toute l'humanité avec sa propre violence.
Lorsque la globalisation se faisait attendre, tout le monde l'appelait de ses vœux. L'unité de la planète était un grand thème du modernisme triomphant. On multipliait en son honneur les «expositions internationales». Maintenant qu'elle est là, elle suscite plus d'angoisse que d'orgueil. L'effacement des différences n'est peut-être pas la réconciliation universelle qu'on tenait pour certaine."
René Girard, Extrait de Celui par qui le scandale arrive
Jaspes et agates
"L'extrême diversité des agates entraîne qu'elles présentent une multitude d'images, qui presque toutes, d'ailleurs demeurent imprécises et ambiguës comme figures de nuées. Il faut, pour les arrêter, que l'imagination y mette du sien et qu'elle se tienne au simulacre qu'elle a choisi de déchiffrer. En outre, les dessins dépendent des espèces. On retrouve des motifs analogues sur les agates de même provenance, au point qu'un amateur expérimenté pourrait déduire celle-ci de la topographie des veines, des taches, des poches, des strates, révélée par la coupe et le polissage de l'échantillon envisagé.
L'image souvent est presque abstraite. Elle tient ses meilleurs pouvoirs d'une géométrie élémentaire: celle du cercle. Mais l'agate propose, il est vrai par plus rare caprice, des simulacres indicatifs: un oiseau-mouche à la queue d'améthyste têtant une fleur en son vol immobile; des pistes débouchant sur le désert entre les parois verticales d'un défilé de montagne; des éclairs zébrant les remous d'un ciel démonté comme paragraphes de calife ou fouets de tortionnaire; des vagues, des écailles ou des tuiles vertes, s'imbriquant comme sur la robe des serpents, sur les toits des halles et des hospices de Bourgogne ou sur le dos de l'océan; ou encore comme une mer de nuages dans une estampe japonaise: tant d'arches se chevauchant en partie et qui présagent un moutonnement infini, un tremblement de feuilles de tremble, une sérénité qui s'épand et se reprend, qui respire."
L'image souvent est presque abstraite. Elle tient ses meilleurs pouvoirs d'une géométrie élémentaire: celle du cercle. Mais l'agate propose, il est vrai par plus rare caprice, des simulacres indicatifs: un oiseau-mouche à la queue d'améthyste têtant une fleur en son vol immobile; des pistes débouchant sur le désert entre les parois verticales d'un défilé de montagne; des éclairs zébrant les remous d'un ciel démonté comme paragraphes de calife ou fouets de tortionnaire; des vagues, des écailles ou des tuiles vertes, s'imbriquant comme sur la robe des serpents, sur les toits des halles et des hospices de Bourgogne ou sur le dos de l'océan; ou encore comme une mer de nuages dans une estampe japonaise: tant d'arches se chevauchant en partie et qui présagent un moutonnement infini, un tremblement de feuilles de tremble, une sérénité qui s'épand et se reprend, qui respire."
Roger Caillois, Extrait de L'écriture des pierres
Le sacré devenu mystique
Aujourd’hui, le sacré s’attache à des valeurs personnelles, qui ne sont plus un facteur de cohésion sociale car, lorsqu’il n’a disparu, le sacré est devenu mystique, effusion intime de créature à créateur, et incapable de brasser l’ensemble d’une société. Seule la guerre, désormais, assure dans les sociétés modernes et fortement centralisées autour d’appareils étatiques importants, le rôle de régénération. Ses aspects paroxystique, outrageux et sacrificatoire l’apparentent à la fête antique et l’investissent d’une dimension sacrée, propre à exercer sur les âmes une fascination profonde et durable, telle que l’illustrent les récits de combattants qui assimilent la guerre à une fête noire, à une initiation à une réalité supérieure où se manifestent la fascination du brasier et l’horreur d’une lente déchéance.
Roger Caillois, Extrait de L'homme et le sacré
vendredi 24 juin 2016
mercredi 22 juin 2016
Des pierres de l'Antiquité classique
"Il est des pierres qui engendrent. Il naît au sein de la terre des pierres osseuses. En Espagne, aux environs de Munda, d'autres présentent, quand on les brise, l'apparence de la paume de la main."
Roger Caillois, Extrait de Pierres
Des pierres de l'Antiquité classique
"Au prytanée de Cyzique était conservée la pierre fugitive qui servit d'ancre aux Argonautes. Elle s'en échappait si souvent qu'il fallut la sceller avec du plomb."
Roger Caillois, Extrait de Pierres
Roger Caillois, Extrait de Pierres
mardi 21 juin 2016
La fadeur
« La fadeur est un vaste épouvantail, bien ancré, dans le goût ou le dégoût. L'attention au rien, aux riens. Je la sens le plus souvent comme une condition seconde, ce qui reste après, un résidu, d'une expérience évanouie, disparue. Elle viendrait après, comme arrière-goût après le goût vacant. »
Luc Gauvreau
dimanche 19 juin 2016
Entre le zéro et l'infini
"Je me méfie de l'alternative entre le zéro et l'infini, entre la fixité de l'Être et l'infini de l'incorporel. Le zéro de l'intensité, c'est un risque d'abolition chaotique. Le mouvement chaosmique, qui consiste à faire un aller-et-retour permanent entre le chaos et la complexité, ne s'arrête pas forcément au degré zéro. Il rencontre des strates, des plis, que j'appelle des plis autopoïétiques. Si tu prends les peintres, c'est mon ami Gérard FROMANGER qui a l'habitude de dire, en prenant l'expression d'ailleurs d'autres peintres, le problème pour un peintre quand il est devant la toile blanche, c'est que la toile n'est pas blanche et qu'elle est habitée par une infinité de virtualités de représentations, et qu'il faut justement la rendre blanche, faire ce passage d'un vide, qui n'est pas chargé énergétiquement mais qui est chargé de formes, pour retrouver un point d'émergence créationniste. Donc le problème n'est pas de partir de zéro, mais de repartir au point où les ritournelles sont virulentes, actives, processuelles. Il ne s'agit pas d'effacer le tableau complètement."
samedi 18 juin 2016
Cellule
"Tout vivant se développe selon une loi interne et qui l'organise. Dès le germe, elle lui impose son apparence future. Une semence minuscule décide de l'arbre éventuel. Une inévitable fleur attend dans chaque graine l'instant d'éclore. Chaque chromosome enferme un immuable destin. Le plumage de chaque espèce d'oiseau, la livrée de chaque variété de poisson ou de reptile, la découpe, les nervures, les couleurs des ailes des papillons, la spire ou la valve des coquilles, tout naît d'une imperceptible cellule."
Roger Caillois, Extrait de Cohérences aventureuses
vendredi 17 juin 2016
La veille
"Je sens que je m'endors. Je sais que je m'éveille. Éveillé, je sais que je le suis. Mais, rêvant, je ne suis pas moins persuadé que je veille. De sorte que, persuadé d'être éveillé, je ne puis jamais être certain de ne pas rêver. Les arguments des philosophes établissent cette évidence plutôt qu'ils ne la ruinent. Pourtant, il leur faut bien fonder en principe l'éminente, l'irremplaçable dignité de la veille. J'examine maintenant le cas où ils ne négligent pas le sommeil, ni le réveil. Ils définissent alors la veille comme l'état dont on ne se réveille pas. Mais, justement, toute la question est de distinguer comment, à quelque instant que ce soit, on peut être assuré de ne pas se réveiller l'instant d'après. En principe, il existe un moyen: si l'on se souvient qu'on s'est réveillé et si la continuité de la conscience permet d'affirmer qu'on ne s'est pas rendormi dans l'intervalle, il semble que l'on puisse légitimement être certain qu'on ne se réveillera pas de nouveau, puisqu'il n'y a pas d'état — hors, selon quelqu'un, les illuminations mystiques — qui soit à la veille ce que la veille est au rêve. Le tout est de pouvoir être sûr que l'on ne s'est pas rendormi entre-temps. Sans quoi, ce que l'on prend pou la veille, pourrait fort bien être encore un rêve."
Roger Caillois, Exrtait de L'incertitude qui vient des rêves
jeudi 16 juin 2016
L'héritage reçu et l'héritage choisi
"Je viens de regarder le reportage de Yann Arthus Bertrand sur l'Algérie. Je n'aime pas ce que fait ce type. Ses images et ses textes m'agacent. C'est un spectaculaire de conventions. Et sil il me permet d'avoir la vision aérienne d'un oiseau, mon regard terrien lui préfère d'autres points de vue. Mais peu importe. Il montrait l'Algérie, il parlait de l'Algérie et me voilà bouleversée.
Mes origines sont germaniques, autrichiennes, matinées d'une Europe de l'Est aux frontières incertaines. Pourtant il n'y a pas de territoires plus familièrement inquiétants que ceux-là. Je n'aime pas Vienne, je n'aime pas Budapest, je n'aime pas Prague, ni l'Allemagne. Je m'y sens mal, oppressée, vissée par une lumière, des langues, une atmosphère et une culture reniées sans ambages. Je n'aime rien de là-bas.
Je suis algérienne.
J'ai porté la robe Kabyle, elle était bleue de ce bleu de dune. Et l'on me disait fais attention au scorpion et à la vipère cornue plutôt que ne t'approche pas du chien.
J'ai mangé le mouton et la datte, le raisin sec et le pain plat.
J'ai bu l'eau. L'eau plus précieuse que la vie. Et la menthe du thé.
J'ai vu les étoiles, les vraies.
J'ai joué avec Amira.
J'ai marché dans le sable qui refuse votre trace.
J'ai escaladé la mer jaune.
J'ai parcouru Ghardaia, Touggourt et Biskra.
J'ai aimé les ânes mélancoliques et les chèvres insatiables.
J'ai dansé et chanté tard dans la nuit au son de mains qui claquent sur des tapis rouges et noirs.
J'ai roulé sur les pistes, la main s'ouvrant par la fenêtre, en étoile d'une mer fossilisée depuis longtemps.
J'ai posé une rose des sables sur mon bureau d'écolière.
J'ai oublié les souliers, la pluie et le jambon.
J'ai porté les bracelets en argent.
J'ai compris l'importance des fleurs et la valeur du pisé.
J'ai respiré les feux rares et le suint, les parfums des cheveux huilés.
J'étais enfant dans le désert.
Le Sahara est mon pays et je voudrais pouvoir y mourir."
Véronique Tissot
mercredi 15 juin 2016
lundi 13 juin 2016
Ma pensée est couleur de lumières lointaines
"Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle a l'éclat parfois des subtiles verdeurs
D'un golfe où le soleil abaisse ses antennes."
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle a l'éclat parfois des subtiles verdeurs
D'un golfe où le soleil abaisse ses antennes."
Émile Nelligan, Poésies, 1899
Sur l'immensité noire une lumière brille
"Sur l'immensité noire une lumière brille
Dans la nuit un sifflet perce comme une vrille.
Attente. Dans un mât s'éteint le signal vert.
Une lumière meurt sur l'immensité noire."
Dans la nuit un sifflet perce comme une vrille.
Attente. Dans un mât s'éteint le signal vert.
Une lumière meurt sur l'immensité noire."
Alphonse Beauregard, Les Forces, 1912
dimanche 12 juin 2016
Kuo-Hsi
"Les montagnes sont de grandes choses. Dans leurs formes, elles peuvent être haut dressées ou penchées en avant , majestueusement étalées ou paisiblement accroupies. Elles peuvent apparaître hardies et puissante ou lourdes et massives, fières et superbes ou vives et pleine d'entrain, ou parfois encore austères et graves. Certaines montagnes ont l'air de jeter des coups d’œil les unes vers les autres, d'autres de se saluer en s'inclinant les unes vers les autres. Elles ont une telle assise qu'elles semblent avoir au-dessus d'elles un toit et au-dessous d'elles un siège, un appui par-devant et un dossier par derrière. Elles peuvent lever les yeux comme pour contempler quelque haut spectacle; elles peuvent regarder vers le bas comme à un poste de commandement. Ce sont là les aspects grandioses de la montagne."
François Cheng, Extrait de Souffle-Esprit
jeudi 9 juin 2016
mercredi 8 juin 2016
Fang Shih-shu
" Montagnes et eaux, herbes et arbres, procédant de la création naturelle, incarnant le Plein. L'artiste qui appréhende l'univers par l'esprit, et dont la main obéit à ce même esprit, incarne, lui, le Vide. Œuvrant au sein du Plein, l'artiste doit faire paraître le Vide dans la qualité d'être et de non-être de son pinceau-encre. Les Anciens comprenaient bien cela. Eux savaient rendre les coloris des montagnes et des arbres, la vivacité des eaux et des rochers; et de plus créer par-delà Ciel et Terre un aura mystérieuse. Au gré de leurs inspirations, les traits qu'ils traçaient se dépouillaient toujours du superflu et conservaient l'essentiel; ils attiraient le Vide originel et captaient les images invisibles."
François Cheng, Extrait de Souffle-Esprit
mardi 7 juin 2016
Kuo Hsi
« La montagne a les cours d'eau pour artères, les arbres et les herbes pour chevelure, les brumes et les nuages pour expression. Ainsi, la montagne doit à l'eau sa vie, aux arbres et aux herbes sa beauté, aux brumes et aux nuages son mystère. L'eau, elle, a la montagne pour visage, les kiosques et les pavillons pour sourcils et yeux; et la simple présence d'un pêcheur lui donne de l'esprit. Ainsi l'eau doit à la montagne sa grâce, aux kiosques et aux pavillons sa clarté, au pêcheur en sa barque son allure insouciante et libre. »
François Cheng, Extrait de Souffle-Esprit
Contenues dans la plénitude
Quand les diverses saveurs, cessant de s'opposer les unes aux autres, restent contenues dans la plénitude; le mérite de la fadeur est de nous faire accéder à ce fond indifférencié des choses; sa neutralité exprime la capacité inhérente au centre. A ce stade, le réel n'est plus "bloqué" dans des manifestations partiales et trop voyantes; le concret devient discret, il s'ouvre à la transformation.
François Jullien, Extrait de Éloge de la fadeur
Spirale
"Quelle spirale, que l'être de l'homme. Dans cette spirale, que de dynamismes qui s'inversent. On ne sait plus tout de suite si l'on court au centre ou si l'on s'en évade."
Gaston Bachelard, Extrait de La Poétique de l'espace
Les mots
"Les mots — je l'imagine souvent — sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n'est jamais un rêveur. Monter l'escalier dans la maison du mot c'est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c'est rêver, c'est se perdre dans les lointains couloirs d'une étymologie incertaine, c'est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c'est la vie du poète. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poète qui joint le terrestre à l'aérien. Seul le philosophe sera-t-il condamné par ses pairs à vivre toujours au rez-de-chaussée ? "
Gaston Bachelard, Extrait de La Poétique de l'espace
Tout saigne
"Tout saigne dans le soleil couchant. Le ciel sent la sueur, le bélier enflammé, l'herbe aux chats. Il s'empourpre et il tombe de la rouille, de la cendre, de la fleur de belladone, un grand frisson et la fièvre, avec les yeux verts comme deux citrons. Les coassements s'éveillent en même temps que les étoiles et les arômes amers de l'absinthe."
Blaise Cendrars, Oeuvres Autobiographiques
L'imagination
Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L'imagination n'est pas un état, c'est l'existence humaine elle-même.» On se convaincra plus facilement de la vérité de cette maxime si l'on étudie, comme nous le ferons systématiquement dans cet ouvrage, l'imagination littéraire, l'imagination parlée, celle qui, tenant au langage, forme le tissu temporel de la spiritualité, et qui par conséquent se dégage de la réalité.
Une image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait appeler pour cela une imagination sans images... Sans doute, en sa vie prodigieuse, l'imaginaire dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà des images, il est toujours un peu plus que ses images.
Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous : c'est la mobilité des images. Il y a opposition dans le règne de l'imagination comme dans tant d'autres domaines entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements, on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la seconde qui est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut donc ajouter systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie.
Gaston Bachelard, L'air et les songes : essai sur l'imagination du mouvement.
jeudi 2 juin 2016
L'immobilité visible de la mort
« Pourtant, même si [l'homme] néglige ou dédaigne, même s'il ignore la beauté générale ou profonde qui émanait dès l'origine de l'architecture de l'univers et de qui toutes les autres sont issues, il ne peut faire qu'elle ne s'impose à lui par quelque chose de fondamental et d'indestructible qui l'étonne, qui lui fait envie et que résume bien, dans sa brutalité, le terme de minéral. Cette perfection quasi menaçante, car elle repose sur l'absence de vie, sur l'immobilité visible de la mort, transparaît dans les pierres de tant de manières diverses qu'on pourrait énumérer les paris et les styles de l'art humain sans peut-être en découvrir un seul qui n'aurait pas en elles un équivalent. »
Roger Caillois, Extrait de L'écriture des pierres
S'abonner à :
Messages (Atom)