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mercredi 20 décembre 2017

Des gestes créatifs

"Les techniques les plus sophistiquées de la communication mondiale diffusent des messages d'une extrême banalité. Des demandes élémentaires reçoivent des réponses élémentaires en matière d'amour, de sexe, d'espoir, de plaisir et de relations dans un régime de dématérialisation et de désincarnation complète de toute expérience de rencontre. La désubjectivation du désir se laisse emporter par le flux des relances qui font miroiter les figures du sublime. C'est à ce besoin qu'il est nécessaire de répondre, non pour en abolir la force, mais au contraire pour la nourrir de ressources nouvelles, des savoirs et des gestes créatifs qui ouvrent la porte de l'émancipation."

Marie-José Mondzain, Extrait de Confiscation des mots, des images et du temps

vendredi 15 décembre 2017

Rien que visible

"... le monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu'il est complet n'étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c'est avoir à distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l'Ëtre, qui doivent en quelque façon se faire visibles pour entrer en elle."

Maurice Merleau-Ponty, Extrait de L'Œil et l'Esprit

La Valse à mille temps


Ode au Saint-Laurent

"D'abord je te baptiserai dans l'eau du fleuve
Et je te donnerai un nom d'arbre très clair
Je te donne mes yeux mes mains
Je te donne mon souffle et ma parole
Tu rêveras dans mes paumes ouvertes
Tu chanteras dans mon corps fatigué
Et l'aube et midi et la nuit très tendre
Seront un champ où vivre est aimer et grandir"

Gatien Lapointe, Extrait de Ode au Saint-Laurent

vendredi 8 décembre 2017

Mise en scène


Quelque lieu d'écrire

"J'avance dans ce poème
épineuse terre
qu'adoucit le cerisier
terre battue pillée
ce qu'il en reste d'hommes
venus
tuer la beauté l'éternelle
qui dans les hangars
qui sous les ponts
laissez-moi cette lumière
sur ma table d'écriture
que je continue
les séquences de ma vie
ses raccords ses collures
ma vie l'écoulement
l'île quelque part
quelque lieu d'écrire
Je ne demande pas Venise
qu'un peu de temps
de soleil entre les doigts
quelques violettes"


Luc Perrier, Extrait de De toute manière

Feux


Un monstre urbain à tête de non monstre

"Un monstre urbain à tête de non monstre est né et croît. Pollen urbain et pollen périurbain, polluants urbains périurbains et extra urbains, polluants et polluants fusionnent en une seule molécule d’apparition croissante. Les polluants entraînent les pollens (stables plantes) davantage de polluants liant davantage de pollens (stables arbres). Il y a un et leur mélange est de corrélation stricte donnant (science chimique végétal) la règle des hausses d’introjections parce que hausse de projections. Les villes rénovent en circuit haute définition la haute consommation de leur hypersyntaxe florale."

Jean-Patrice Courtois, Extrait de Théorèmes de la nature

Or tressé


jeudi 9 novembre 2017

Terres incultes


Un regret

Laisse-le
Il vient
Laisse-lui
La pluie le printemps le buis l'ombre
Laisse l’étreinte et l’ombre aux mots
Laisse à leurs voix la rue et l’enfant
Laisse à cet homme le repos
Laisse-le
Laisse-nous

Laisse les mots au temps
Laisse l’ombre s’éblouir
Ne l’éreinte pas
Laisse le jour entrer
Laisse l’aube à l’ami

Laisse l’empreinte sur la peau
Laisse l’eau venir aux mains 
Laisse l’oubli aux morts
Souviens-toi
Laisse à la poussière la devise qui le dit
Un mot d’ordre le floue
Laisse le doigt dessiner
Le midi de l’os le vif et la mémoire

Laisse la hache et le bruit
Laisse la tête détruite
Laisse à la boue celui qui l’a détruite
Écarte-les
Laisse un fusil se tourner contre lui
Laisse transi l’artificier
Laisse au rebut les désirs d’éboulis
Laisse l’enfant près du mourant
Qu’il grandisse et l’enseigne le remplace
Qu’il l’augmente et l’écoute le récite
Laisse-le prendre la route
Semer le vent

Michel Van Schendel, Extrait de Mille Pas Dans le Jardin Font Aussi le Tour du Monde 

vendredi 3 novembre 2017

Vieux rose


Entre nous

"Quand nous entrons en amour, toutes les catastrophes nous guettent. Pourquoi ? Parce que nous nous leurrons. Nous croyons que l'amour vient de nous être octroyé par la personne que nous aimons - et que cette personne détient l'amour. Or l'amour n'est aux mains de personne. Ni entre mes mains, ni entre les siennes. Il est entre nous. Il est ce qui, entre nous, s'est tissé depuis notre première rencontre, ce que l'espace insaisissable entre nous a engendré et continue d'engendrer d'instant en instant. Une oeuvre fluide et perfectible à l'infini."

Christiane Singer, Extrait de N'oublie pas les chevaux écumants du passé

jeudi 2 novembre 2017

Plumes de QuetzaI


L'intérieur des limites

"Devant une toile immense dont il ne verrait pas les bords, tout peintre aussi génial fût-il baisserait les bras. C'est la restriction de la toile, sa limitation même qui exaltent ses pinceaux. La liberté vit de la puissance des limites. Elle est ce jeu ardent, cette immense respiration à l'intérieur des limites."

Christiane Singer, Extrait de Éloge du mariage, de l'engagement et autres folies

A Particle of Flesh Refuses the Consummation of Death

La pauvreté de ma moisson

[…] Je me suis demandé quelle est cette force indécelable à l’œil et qui tient ensemble notre vie qui, d’une multitude atomisée d’instants, parvient à faire une unité. De quelle nature est-il cet invisible mortier ?

Je crois le savoir désormais… c’est la nuit, la face cachée aux regards.

Tout ce qui a constitué nos vies et continue de le faire, les formes et les contours du monde mani­festé, les espérances, les attentes, les séparations et les jubilations, tout trouve sa consistance ultime dans le formidable alambic de la nuit[…]

[…] Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d’eux-mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson.

On me répond : je suis médecin, je suis comptable…j’ajoute doucement… vous me comprenez mal : je ne veux pas savoir quel rôle vous est confié cette saison au théâtre mais qui vous êtes, ce qui vous habite, vous réjouit, vous saisit ?

Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu’ils sont à ne pas attribuer d’importance à la vie qui bouge doucement en eux[…]

[…] Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ?

Les choses que nos contemporains semblent juger importantes déterminent l’exact périmètre de l’insignifiance : les actualités, les prix, les cours en Bourse, les modes, le bruit de la fureur, les vanités individuelles. Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situa­tion familiale : j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau. Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre.

Je ne veux pas les entendre parler de cette part convenue de la réalité, toujours la même, le petit monde interlope et maffieux : ce qu’une époque fait miroiter du ciel dans la flaque graisseuse de ses conventions!

Je veux savoir ce qu’ils perçoivent de l’immensité qui bruit autour d’eux.

Et j’ai souvent peur du refus féroce qui règne aujour­d’hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l’immensité du monde créé.
Mais ce dont j’ai plus peur encore, c’est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre ceux que je rencontre.

Vous le savez tout comme moi : ce qui reste d’une existence, ce sont ces moments absents de tout curriculum vitae et qui vivent de leur vie propre ; ces percées de présence sous l’enveloppe factice des biographies

Une odeur 

Un appel 

Un regard "

Christiane Singer, Extrait de Les Sept nuits de la reine

mercredi 18 octobre 2017

Electric field


Aspiration

"J'ai écrit dès que j'ai su lire, j'ai écrit parce que je lisais, j'ai lu parce que je désirais écrire. Écrire et lire ne sont pas des actes séparés. Quand on écrit, on se lit. Quand je lis, je prends des notes. Les bons livres me donnent envie d'écrire. Pas sur eux, sur autre chose. Ils m'aspirent vers le monde où l'on crée."

Charles Dantzig, Extrait de Ma République Idéale

dimanche 15 octobre 2017

Takwakin


Mon propre fondement

"La densité de l'Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de ma liberté."

Frantz Fanon, Extrait de Peau noire, masques blancs

So Quiet Here




So quiet here
So hushed and stilled
So silent here
Such longing calmed
And tempered here
So quiet here
Swirling shades of evening
Circling the light
Last escaping traces of the day
Streak the sky -
Paint in water light
Blends warm
And breath of breeze
And endless
Endless
Reaching here
So quiet here
So hushed and stilled
So silent here
Winding down
To stopping
Gently
Here

Sous les arbres

 

À cheval entre le néant et l'Infini

 "L’estropié de la guerre du Pacifique dit à son frère: "accommode toi de ta couleur comme moi de mon moignon; nous sommes tous les deux des accidentés". Pourtant, de tout mon être, je refuse cette amputation. Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d'expansion infinie. Je suis don et l'on me conseille l'humilité de l'infirme... Hier, en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en part se révulser. Je voulus me lever, mais le silence éviscéré reflua vers moi, ses ailes paralysées. Irresponsable, à cheval entre le néant et l'Infini, je me mis à pleurer."

Frantz Fanon, Extrait de Peau noire, masques blancs

vendredi 13 octobre 2017

Ziggy


Souvenir, que veux-tu?

La rêverie moutonne à l'image du ciel et de la mer. Tranquille ou agitée, la matière mouvante de la conscience diffluente se propage dans le temps qui s'étonne. Un poète de la récurrence ne se fabrique pas des souvenirs par commodité. Il ne spécule pas, pour le prestige du songe, sur quelque époque enfuie dans la foulée des proches qui ont disparu derrière l'horizon. Et si à la place habituelle des choses longuement apprivoisiées ne subsiste qu'en tremblement d'air et de lumière, alors c'est qu'une fantasmagorie dépaysante a pris toute la place où vivre maintenant n'est qu'indécision d'être. Cette odeur de javel qui émane des vêtements, semble-t-il, diffusément conduit, par transfert perceptif, à l'écho des cloches du dimanche; il fallait se garder propre toute la journée, quel ennui, et les yeux soudain découvrent un intérieur brouillé, où suis-je, qui est là?

J'ai toujours habité de grandes maisons tristes
Appuyées à la nuit comme un haut vaisselier

La rémémoration qui rumine dans l'iréel rejoint par imprévu le côté mystérieux du langage, « l'accident, le don pur, ce qui n'est pas légué, ni appris, ni imposé, ni même voulu ». Passéisme du rêveur? Un philosophe fruste habite le poète et à la suite de la transe cotonneuse qui l'a possédé lui suggère un nouvel étonnement.

« Aimer le passé, c'est se réjouir qu'il soit en effet le passé; que les choses — perdue cette rudesse dont , dans le présent, elles égratignent, nos yeux, nos oreilles et nos mains — s'élèvent à la vie pure et essentielle qu'elles acquièrent dans la réminescence. »

Ce qui s'engloutit dans le mutisme qui est en nous, la rêverie le repêche et le ramène à la surface du temps où l'élémentaire tient tout l'espace de la profondeur. Feu de bois, magie jamais éventée. Plaque de terre séchée sous la semelle, vertige d'abîme. Sifflement des fils électriques sous le vent, appel lancinant de folie. La branche d'hiver qui d'un coup de rein se débarasse de la neige qui la pliait vers le sol, c'est l'énergie riante que l'on mettait dans la bousculade avec les condisciples à l'heure de la récréation. Et c'est infini soudain, d'une incohérence de kaléidoscope. Mordre dans une orange , se piquer avec une aiguille, offrir ses paumes à la pluie, éteindre la dernière lampe, banalités qui rayonnent dans la mémoire inconsciente, grains d'énergie qui brûlent les niaiseries du langage.

Ça ne veut rien dire , ces parcelles d'une vie révolue, pourtant on les dit, pour peu qu'on s'abandonne à la rêverie qui, vraiment, a tout le langage. 

Jacques Brault, Extrait de Au fond du jardin

jeudi 5 octobre 2017

Oiseaux de grêle

Oiseaux de grêle,
oiseaux qui volez libres et puissants,
oiseaux mercuriaux, liturgiques, glacés,
à peine tolérés dans la constellation du Lévrier,
plumage de fumée pétrifiée, bec à la métallique odeur de sang,
sentinelles d'un lac planétaire, oeil de cyclope
sur le front d'un pays perdu parmi les nuages!

Il a quitté les côtes au climat de placenta
pour gravir les plateaux et pour gravir les cimes.
Il s'est élevé au sommet de la planète.

L'atmosphère sans ciel. Les glaciers sans paupières.
Les Andes consumées par le souffle du vent.
Parmi les pics, les crêtes, les massifs sculptés par-dedans,
les cavités seules visibles, de l'autre côté de ces masses,
il peut contempler le relief qui est ici vide des formes,
silence, espace dénudé.

Qui va sur cette plaine entre soleil et neige,
entre cet or fugace et tant d'éternité accumulée?

Miguel Angel Asturias, Extrait de Poèmes indiens

mardi 3 octobre 2017

Le ciel se nourrit d'ailes


Temps et mort à Copan

Il fut autre, couleurs extraites de la terre,
cet acte de peindre des parois, des tatouages,
par horreur du vain, temps et mort ;
cet acte d'enfermer l'espace entre des murs,
par horreur du vide, temps et mort ;
cet acte de frapper sur la pierre et le bois,
par horreur du silence, temps et mort ;

Il fut autre, calendrier du feu des astres,
cet acte de remonter tant d'Histoire,
par horreur de l'avenir, temps et mort ;
cet acte d'abriter sa face sous des masques,
par horreur du présent, temps et mort ;
cet acte d'effacer l'abstrait avec des nombres,
par horreur de l'éternel, temps et mort ;

Il fut autre, racines et graines dans la terre,
cet acte de peupler de semis les humus,
par horreur de la faim, temps et mort ;
cet acte de répartir les eaux en artères,
par horreur des sècheresses, temps et mort ;
cet acte de choyer la lune avec les yeux,
par horreur des ténèbres, temps et mort.

Il fut autre, religieux engrais transparent,
cet acte d’adorer la pluie, le soleil et la terre,
par horreur de l’incertain, temps et mort ;
cet acte de percer sa langue avec l’épine,
par horreur du doute, temps et mort ;
et cet acte d’apprendre les noms du chemin,
par horreur du retour, temps et mort.

Il fut autre, les sens en amoureuse mousse,
cet acte de gésir dans l’écorce femelle,
par horreur de se dessécher, temps et mort ;
cet acte de lancer les flèches de la vie,
par horreur de les garder siennes, temps et mort ;
et cet acte de rester en fils de la chair,
par horreur de la tombe, temps et mort.

Miguel Angel Asturias, Extrait de Poèmes indiens

lundi 25 septembre 2017

Des tigres, des ocelots

"Des tigres, des ocelots, bâtons de commandement. Le bâton de la colombe, le bâton ailé, le vent. Le bâton du serpent, la reptation de la terre. Le bâton des goîtreux, savoir inné, savoir de celui qui naît en sachant. Des tigres, des ocelots, bâtons de commandement. Des tigres aux griffes qui crachent le feu. Ils marchent sur des torches. Des ocelots aux yeux évaporés. Les bâtons de commandement. Celui de l'air. Celui de la terre. Celui du savoir. Bâtons de commandement à coeur de kapokier. Peints avec les couleurs originelles. Leurs pouvoir est celui du ciel."

Miguel Angel Asturias, Extrait de Trois des quatres soleils


vendredi 22 septembre 2017

Le soleil brillera de nouveau sur ta gorge

On t'a découvert derrière ton ombre,
avec dans le dos le soleil couchant,
et ta déroute c'est cela.
Si le soleil est sur ton cœur,
s'il dore tes pieds et ta tête,
les hommes ne peuvent te vaincre,
ni les dieux ni les éléments.

Maintenant humilié tu regardes sans yeux,
tu entends sans oreilles, tu palpes sans mains
et tu parles sans langue,
condamné au silence
tu n'as plus d'autre cri que le sang sur tes plaies.

Quelles herbes profondes en toi
nourrissent ton haleine de jarre et d'eau douce ?

Tu tires de la cendre ton aurore
et tu la roules parmi des plumes
d'oiseaux transis dont les trilles attendent
que renaisse ton rire. Non le rictus, le rire,
le rire perdu de tes belles dents.

Le soleil brillera de nouveau sur ta gorge,
sur ta poitrine, sur ton front,
avant que la nuit des nuits ne descende
sur ta race, sur tes villages,
et comme tout sera humain : le cri, le bond,
le rêve, l'amour, le repas.

Aujourd'hui c'est toi, et demain
un autre comme toi continuera l'attente;
Point de hâte, point d'exigence.
Les hommes jamais ne s'achèvent.
Là où se dresse un mont était une vallée.
Là où s'ouvre un ravin s'élevait un coteau.
L'océan pétrifié s'est changé en montagne
et les éclairs en lacs se sont cristallisés.

Survivre à tout cela qui change est ton destin.
Point de hâte, point d'exigence. Les hommes jamais
ne s'achèvent.

Miguel Angel Asturias, Extrait de Poèmes indiens

jeudi 21 septembre 2017

Fais du feu dans la cheminée


Infime coïncidence

Que de précieuses dispositions
pour une infime coïncidence
un moment jailli d'eau et de feu
où nous pénétrons dans la même nuit

Marie Uguay, Extrait de Signe et rumeur

Avant Valhalla


Mime et masque

l'impossible expérience de la mort
mais il faut tout de même
compter avec la mort
étrange décompte évidemment
que celui de l'ombre absolue
et en ce sens
la mer n'est jamais bien loin
mime et masque
tout comme le poème
est le clair-obscur du sens
sa célébration et son meurtre
oraison et cri, à la fois

faire cohabiter
la mer et la mort
c'est un peu
comme avoir écrit
jadis
heureusement qu'il y a la guerre
c'est-à-dire :
INTOLÉRABLE

Normand de Bellefeuille, Extrait de Le poème est une maison de bord de mer

mercredi 20 septembre 2017

Deliverance


Jugement de la lumière

Fascinant le sang les muscles
dévorant les yeux ce fouillis
chargeant de vérité les éclats routiniers
un jet d’eau de victorieux soleil
par quel
justice sera faite
et toutes les morgues démises

Les vaisselles les chairs glissent dans l’épaisseur du cou
des vagues
les silences par contre ont acquis une pression formidable

Sur un arc de cercle
dans les mouvements publics des rivages
la flamme
est seule et splendide dans son jugement intègre.

Aimé Césaire, Extrait de Soleil coup coupé

mardi 22 août 2017

Balayage colorimétrique


Ti esti to kalon

" Telle est même la porte d'entrée en philosophie, celle que l'interlocuteur de Socrate, dans son dialogue sur le beau (l'Hippias majeur), tardant à percevoir cette différence, peine à franchir. Exercices de philosophie pour débutant: je ne demande pas ce qui «est beau», mais ce qu'est «le beau» (ti esti to kalon). Apprends à passer de l'adjectif au substantif, autrement dit de la qualification à l'essence, du concret à l'abstrait, des cas à la généralité: non plus à désigner mais à définir." 

François Jullien, Extrait de Cette étrange idée du beau

jeudi 17 août 2017

Que perdons-nous ?

J'avais pris cette habitude de faire ces petits cadeaux. Que perdrons-nous ?

Des peaux contre peaux, du frais dans les poumons, du bois, de la pierre de la soie dans les paumes et de la neige, du rouge, de l'or, du bleu, du noir, des notes d'instruments à cordes en veux-tu en voilà, des coffres débordants d'épices (le safran et le curry en procession de même teinte) et de vaisselle opale, des fards de filles et des chignons de filles, des cheveux noués en torsades alambiquées ou libres sous la bourrasque, des bouches peintes en rouge comme des saignées parfaites, des mains de filles aux ongles carmins.

Des rires et rêves, des chants-rires-voix d'enfants, des mômes aux yeux étoiles, et des hommes aux coiffures soyeuses, leurs sourcils comme des baies en plein gros temps, des yeux clairs miaulant leurs faims de départs, des peintres flamands ou espagnols, des poètes japonais, des dandys anglais et des tisseurs russes, ces paysans chinois à la rizière et les porteuses d'eau éthiopiennes, de grands frères mexicains aux grâces afghanes et aux sourires slaves.

Des encres sombrement violettes aux teintes de l'indicible, des livres irlandais, du papier et des paniers, danser, des chats, de l'air, des mots, certaines formes de légèreté, un peu de tristesse traversée de guitares rock, la révolte au milieu d'un près fauve d'herbes folles, des mots d'amour et gestes et chants de nuit bus jusque calices mutins, ces jours longs mangés entièrement à pleines croques, des bûches crépitant, d'amers chocolats (et véritables), des chemins avant-coureurs d'allants d'azurs en aventures.

Des séditions féroces portées jusque dans les rires, de la pluie sous la lumière crue, les blancs incroyables, les fleurs irrésolues, les équations sans réponse, rien, la gratuite simplicité des parfois néants, des fauteuils vautrés, les cuisines à spaghettis pleines d'amis, cent fois à l'ouvrage remettre son courage, écrire ce roman, être aimé, dire qu'on aime qu'on adore et aimer-adorer, plus loin, plus haut, du vent d'ouest et tous les vents à la lucarne et l'extrados, le sifflement du bout des lignes, des buffets luisants de bois noir, les rails allant tout droit au fond de la mer, des ondulations glissées frottant nos corps, mille odeurs carmines et odes aux odalisques, de belles syllabes, des chairs mêlées, un autre Lynch, le lent pinceau des phares couchés à feuilles mortes, les ponts de givres, les Ménines et la jeune fille à la perle, des oliviers, de l'utile en plus de l'inutile.

Des carreaux de Positano ou bien de Delft, des tapis Iraniens et de Bagdad, le déchirement en notes cristalles des services soufflés de Sèvres, ces cuirs ajourés venus des Maures, des photos prises à distances variables, des huiles fusées sur bois, des silences somptueux, les rues de Rome et de Paris, mes glissements furtifs ou investis d'une ville à l'autre, nos corps éperdus, des averses indécises puis claquant en draches fortes, des eaux-fortes, encore du rouge, vins-cerises-griffes-baisers, champagnes, lettres, laines, accomplissements.

J'ai vu ces roseaux qui immanquablement évoquent Syrinx. Paradoxalement, Pan en fit son instrument. Que perdons-nous ?

Eric Céloin

mardi 25 juillet 2017

La pensée malgré tout

"(...)Je crois que si j’ai consacré tant d’années à la question de l’image et à celle des images, c’est peut-être pour défendre le principe de « la pensée malgré tout ». Cet enjeu concerne d’abord la fidélité à la parole et la fiabilité de son usage dans un monde dominé par le régime du spectacle. Il appartient au regard du promeneur d’embrasser l’horizon le plus large pour ne pas se laisser fasciner par ce que la surabondance des productions visuelles et sonores impose comme foyer d’incandescence dans l’organisation quotidienne de la terreur et de la jouissance, ce qui finalement revient au même. C’est toujours une modalité de la pornographie qui voudrait gagner du terrain et qui parfois semble y parvenir. Il s’agit donc de défendre la radicalité contre cette pornographie en cessant d’en faire un oxymore qui dit ensemble la révolte et l’asservissement.(...)".

Marie-José Mondzain, Extrait de Confiscation des mots, des images et du temps

lundi 24 juillet 2017

Aire de repos


Vert

"De toutes les couleurs, il se pourrait que le vert fût la plus mystérieuse en même temps que la plus apaisante. Peut-être accorde-t-elle dans ses profondeurs le jours et la nuit? Sous le nom de verdure, elle dit végétal: tous herbages, tous feuillages. C'est-à-dire aussi, pour nous: ombrages, fraîcheur, asile d'un instant."

Philippe Jaccottet, Extrait de L'encre serait de l'ombre

Ondée


jeudi 13 juillet 2017

Lignes d'équivalence

« Ainsi les diverses lignes d'équivalence (isobathes, isobarres, isonéphèles ou isothermes) joignent les points de même profondeur ou de même pression atmosphérique, de même nébulosité ou de même température moyenne; plus subtiles déjà, les lignes isochimènes, isoclines ou isodynames relient les lieux de même température moyenne en hiver, de même inclinaison de l'aiguille aimantée, de même force magnétique. La même technique s'applique d'ailleurs au phénomènes humains: le linguiste trace sur l'atlas les isoglosses qui fixent les frontières des usages grammaticaux. Les énumérations du poète ne font que transposer cette minutie des investigateurs: cartographe de l'âme, il réunit en courbes enseignantes les mêmes soucis, les mêmes manies, les mêmes besognes, les patiences du même ordre, les bonheurs du même aloi, tout un projet, tout un succès de même niveau ou de même aspiration ou de même ampleur. Il obtient des séquences sinueuses que le caprice paraît gouverner, mais qui contribuent à fonder une science neuve, rebelle au nombre, domaine et cime de la qualité pure, qui instruit de relations méprisées et pourtant importantes. Cette algèbre montre la répartition, la secrète correspondance des plaisirs, des ambitions, de tout mouvement ou dessein de l'âme, sous quelque ciel et en quelque âge que ce soit, à travers la diversité des hasards et des cultures. Le poète découvre, classe et rapproche les préférences fraternelles des individus, dispersées et méconnaissables, sous les pressions déformantes des grands ensembles de coutumes. »

Roger Caillois, Extrait de Poétique de Saint-John Perse

Tourner son visage vers le ciel


Ligne continue

"La mer formait au fond une ligne continue, estompée dans la ténuité diffuse de la brume bleutée. Au-dessus se déployait un grand azur lustré comme un bel émail, avec seulement, là-haut, un petit nuage oublié comme un chiffon, qui dormait pelotonné et suspendu dans la lumière..."

José-Maria Eça de Queiros, Extrait de Les Maia

La montagne et la mort


Paysage

Il existe
dans les livres d'estampes japonaises du XIXe siècle
des images que l'on trouve
dans les paysages bretons de toujours

est-ce d'avoir regardé les estampes
toujours, comme une première fois
qui a protégé mes yeux d'avoir regardé le paysage
toujours, comme une dernière fois ?

comme si demain,
je ne verrai ni les estampes
ni les rives du Léguer qui va et revient
au seuil de ma maison
et sur les murs de laquelle repose une estampe d'Hiroshige

Je l'ai trouvée
au cœur d'un hiver où la nuit était noire
jusqu'à l'aube d'un matin qui fut un premier jour

le premier jour du camélia
et de mes yeux enfin réveillés par sa blancheur

sur l'estampe
comme sur les hauteurs de l'estuaire
sont dressés, bleus tirant sur le noir
à l'est
noirs tirant sur le vert
à l'ouest
des pins maritimes

et
à la frontière de ce paysage où le soleil se couche
à la lumière de cette image où le soleil se lève
ils incarnent
d'un bout à l'autre du monde
le même poème écrit à l'encre de la même image.

Yvon Le Men, Extrait de (Inédit) été 2003

Impromptu


Ariadne


À la rigueur d'un oeil

"Quand j'étais enfant, je croyais à l'unique, au concret individuel, à l'absolu de chaque personnage, à la nécessité d'un geste, à la rigueur d'un oeil, à l'écrit du moindre événement, à la loi du bleu dans le ciel, de l'avenir et du bonheur."

Léon-Paul Fargue, Extrait de Vulturne

mardi 4 juillet 2017

La lumière joue

"La lumière joue et rit à la surface des choses, mais seule, la chaleur pénètre.[...] Ce besoin de pénétrer, d'aller à l'intérieur des choses, à l'intérieur des êtres, est une séduction de l'intuition, de la chaleur intime. Où l'oeil ne va pas, où la main n'entre pas, la chaleur s'insinue."

Gaston Bachelard, Extrait de La psychanalyse du feu

jeudi 29 juin 2017

Au fond du coeur

"Notre amour c'est l'amour de la vie, le mépris de la mort. À même la lumière contredite, souffrante, une flamme perpétuelle. Dans tes yeux, un seul jour, sans croissance ni fin, un jour sur terre, plus clair en pleine terre que les roses mortelles dans les sources de midi.

Au fond de notre coeur, tes yeux dépassent tous les ciels, leur coeur de nuit. Flèches de joie, ils tuent le temps, ils tuent l'espoir et le regret, ils tuent l'absence.

La vie, seulement la vie, la forme humaine autour de tes yeux clairs."

Paul Éluard, Extrait de Donner à Voir

samedi 17 juin 2017

Jetez dans ses bras

« Bientôt, on célébrera le troisième centenaire de Montréal. À la ville, à votre ville, il vous faudra faire un royal cadeau. Mais Montréal, c’est Ville-Marie! C’est une femme, et je suis sûr que cela vous émeut déjà! Vous ne pouvez tout de même pas lui offrir un égout collecteur ou un poste de police […] Alors, pardieu! Mettez des fleurs à son corsage! Jetez dans ses bras toutes les roses et tous les lis des champs! » 

Frère Marie-Victorin

Pavot



mercredi 14 juin 2017

Culture de l'invisble au coeur de la visibilité

"Il n'est pas une culture du regard qui ne soit une culture de l'invisible au coeur de la visibilité elle-même. L'image n'appartient à aucun règne, n'est la propriété de personne, ni ne saurait être assignée à résidence dans les territoires  de la vérité et du mensonge."

Marie-José Mondzain, Extrait de Confiscation des mots, des images et du temps

jeudi 8 juin 2017

Racinal


Le temple de Bêl

je te parle de la poussière
des mondes perdus
qui retombe sans fin
pénombre murmurante
étranges reflets du vide
quand on y plonge
c'est une crypte profonde
avec son histoire océanique
émouvante et marine

je te parle d'une mémoire
qui émerge aussi de la terre
estampe d'un sanctuaire
blanche verticalité
grâce infinie qui élève
chaque pilier ancien
en son socle de silence
présence des disparus
fossilisée dans nos os

miroir des siècles
résistante patine
entre nos faibles mains
ce drame de la pierre
n'est jamais achevé

Marie-Josée Ayotte

mardi 30 mai 2017

Où porte mon regard

"Partout où porte mon regard, je vois les visages grimaçants du totalitarisme : capital, lutte des classes, moralité, dogmes, doctrines, fanatisme et prosélytisme ; et ça m’effraie.

Moi dont la raison est sceptique (dans le sens de l’anekanta des jaïns, i.e. que l’humain n’est jamais capable que d’une pensée conditionnée, quoique capable de penser son conditionnement) et dont la plus ample espérance se love dans l’instantanéité de la mystique et l’ex/entase, je n’arrive pas à saisir la Rumeur du Monde. J’essaie depuis des lustres de discerner dans ce grondement les voix, d’en comprendre les motifs et les intentions, mais toujours la cohérence m’échappe : il n’y a que le chaos de ce Même dont on ne revient pas. Oui de ce Même : la même haine, la même peur, le même égoïsme, le même aveuglement, les mêmes petitesses bien mesquines, les mêmes arrogances, parfois des moments de générosité à cette table de l’Esprit, quand on partage les rires et les espérances, les tendresses et connivences. Mais hors de la Cène, c’est la Rumeur des Légions qui guettent l’occasion de se mettre sous le glaive l’âme d’un humain innocent, dont le seul tort est d’être hors de la Convoitise et de ses soucis.

Dans ce Monde où on fait subir à nos enfants tous les supplices conçus par des Imaginaires cruels et auxquels on se soumet faute d’avoir les couilles qu’il faut pour les faire s’évaporer à coups de Grand Non – non, je ne corrigerai pas le cancre souriant, non, je n’anéantirai pas les rêves de celui-là, non, je ne sacrifierai pas à l’Autel du Grand Rien à Barbe, juste non ! Je maudits Abraham est sa soumission qui depuis les millénaires est prétexte à abattre les moutons. Quelle humaine bêtise que de verser le sang non pas pour nourrir les hommes, mais pour faire plaisir à leurs dieux ! Tous ces sacrifices sanglants qui augmentent le charnier de notre suffisance ! Ô bien sûr, il faut bien mourir ! C’est écrit dans le Ciel que nous ne sommes que pour un temps, comme le Ciel lui-même. Alors pourquoi se donner des prétextes pour l’aller le rejoindre avec plus de célérité ? Par la guerre, la cruauté, l’exploitation, l’oppression, le viol et le vol, le vol de ce sang, le sang des sueurs, le sang des labours, celui des femmes et de leurs amants ?"

Karine Darmasing

mercredi 17 mai 2017

Liaison

" Le sentiment d'impuissance comme l'effroi face à tout changement, dont la réthorique de la terreur est complice, sont à l'origine des ornières de la pensée. Ces ornières font entendre les chuintements du ressassement dans ce qu'on lit et dans ce qu'on entend. Deux régimes incantatoires se partagent l'abattement: celui qui invoque la répétition du même au fil séculaire de l'histoire et celui qui, au contraire, invoquant l'absolue nouveauté du paysage anthropologique, justifie la passivité de chacun devant le cours inéluctable des innovations. À la plainte quotidienne et légitime qui dénonce la pollution de l'air et annonce l'agonie de la planète se joint, inséparable, l'expérience déprimante des tensions aggressives dans l'espace public. Le spectacle du pouvoir manifeste dans le lugubre éclat de la violence policière son incapacité politique, son indigence intellectuelle et son inculture. Les organes du pouvoir lui-même, dans leur acquiescement lucratif avec le capitalisme sauvage, se font serviteurs de toutes les dérégulations en faisant mine d'en combattre les dérèglements et même de nous en protéger! Tout sonne tellement faux, comme un instrument désaccordé! On peut à juste titre se demander quelles sont les voix qui peuvent se faire entendre, non pas pour formuler quelque vérité perdue ou encore inédite, mais pour rendre simplement à l'usage de la parole et au sens des mots leur pouvoir de liaison."

Marie José Mondzain, Extrait de Confiscation des mots, des images et du temps

lundi 15 mai 2017

Munda

" Il est des pierres qui engendrent. Il naît au sein de la terre des pierres osseuses. En Espagne, aux environ de Munda, d'autres présentent, quand on les brise, l'apparence de la paume de la main. "

Roger Caillois, Extrait de Pierres

jeudi 4 mai 2017

La lumière

"Le néon, comme la bougie, est entrain de disparaître, remplacé par une lumière plus forte, chaude, mais fausse et sans écho. Afin de la personnaliser, on a inventé des systèmes élaborés qui régulent l'intensité, créent des couleurs ou varient en synchronie avec la musique. Mais ce sont des expédients. Quand tout semble égal, on tente alors d'affirmer une certaine authenticité. Là où la lumière est désormais la même, on invente de tardifs modes de disctinction."

Roberto Peregalli, Extrait de Les lieux et la poussière; Sur la beauté de l'imperfection

mercredi 19 avril 2017

J'habite une montagne

j'habite une montagne en mon secret
qui tantôt gronde, crache
et se fait volcan
tantôt s'apaise en chant de jeune fille
une montagne du bout du monde
en mon secret
une montagne, vraie
mais sans encombrement
légère
cette montagne en mon secret
une montagne
de l'autre côté de mon corps
et une montagne, croyez-moi
est un étrange accompagnement
en son secret
aussi il arrive que je lui cède
toute la scène
en mon secret
puis j'écoute
plus calme
son chant de jeune fille

Normande de Bellefeuille, Extrait de Mon bruit

lundi 17 avril 2017

Pinus strobus


Éloignement dans la durée

"Il suffit donc que l'histoire s'éloigne de nous dans la durée, ou que nous nous éloignions d'elle par la pensée, pour qu'elle cesse d'être intériorisable et perde son intelligibilité, illusion qui s'attache à une intériorité provisoire. Mais qu'on ne nous fasse pas dire que l'homme peut ou doit se dégager de cette intériorité provisoire. Il n'est pas en son pouvoir de le faire, et la sagesse consiste pour lui à se regarder la vivre, tout en sachant (mais dans un autre registre) que ce qu'il vît si complètement et intensément est un mythe, qui apparaîtra tel aux hommes d'un siècle prochain, qui lui apparaîtra tel à lui-même, peut-être, d'ici quelques années, et qui, aux hommes d'un prochain millénaire, n'apparaîtra plus du tout."

Claude Lévi-Strauss, Extrait de La pensée sauvage

Vue de la terre


samedi 15 avril 2017

Des corps réels

il existe toujous des corps réels
bruyants
survivants
sans chimères ni résurrection
à la clef
il existe encore des corps
sans gloire ni auréole
bruyants
survivants
dans l'arrachement vif à l'imbécilité
des clochers, des vêpres et angélus divers

et 
il existe ton corps
bruyant
survivant
à toutes les machines
de ta mort
pourtant annoncée

Normand de Bellfeuille, Extrait de Mon bruit

dimanche 2 avril 2017

Le bruit véritable est lent

on ne sait pas encore
à quel point le bruit
véritable
est
lent
à quel point
comme le poème
il a depuis longtemps
choisi la lenteur

dans un monde de vitesse
la lenteur est une stratégie
imparable

tu verras bien

Normand de Bellfeuille, Extrait de Mon bruit

vendredi 31 mars 2017

Ensorcelée

Cité

Cité au souvenir des parterres infinis

Cité soumise au mois de claustration et d'attente
sur tes plafonds creux le cerne des veilleuses

Labyrinthe des nuits polaires
Sol moulu par les murailles

Cité reflétée dans les ravins des vitrines
et sur l'acier de tes temples

Il y a des quartiers d'agitations et d'appels
sans feuillage
Puis des quartiers paisibles protégés par des parasols joyeux
et des toits infranchissables   des arbres

Ici des paliers où le jour n'est plus qu'une traînée poudreuse
et d'autres lieux surmontés pleins de volières
avec des avenues laqueuses et des maisons
pareilles à des sanctuaires

Cité divisée en tranchées étanches
mes bras se ferment sur toi

Quel feu d'enfer crépite au fond des ruelles
quand ce ne sont pas les glaciers vainqueurs de février
martelant les fronts
pénétrant les chairs
de leur lame vibrante et bleue

Je marche maintenant
dans la cité
au regard de tes forces
Je suis anonyme
dévisagée   dépaysée   déviante
seule aux tombes familières des grandes banlieues
dans les convois stridents du soir

Mais ton amour dans la chambre couronnée d'aube
Jour   tant d'ombres et d'éclats ensemble
sur la même forteresse
tant de miroitements dans les bourgeons clos

Les paysages léchés par tes yeux
Je te regarde   visage
sur le fontispice de la cité
quand tu t'abandonnes
dans les courbes frissonnantes des averses
dans le clair oasis d'un orme
Tu es livide et ivre doucement
de tant d'incertitude

et ta fatigue blanche erre sur mes épaules
comme l'ombre lunaire des fins de siècle

Torse neuf
Captif du plaisir

Maintenant où   allons-nous

marchons-nous
vers quel lilas   île   source ou montagne
quelle plage parfaite au sortir des ardentes persiennes
quelle rue mouillée d'azur
vers quel goûter d'orange et de miel

Je marche dans la cité
dévisagée   dépaysée   déviante

Marie Uguay, Extrait de Poèmes

vendredi 24 mars 2017

Qui ne se montre ni se dit

Je vous montrerai
le fond qui se refuse à toute image
qui ne se montre ni se dit,
qui entremêle lunes et raisins de mer,
qui est tout et
au-delà de la destruction
parce que pleinement créé sans nulle forme
particulière...
(A. R. Ammons.)

George Steiner, Extrait de Grammaire de la création