« On dit toujours, s’il n’y a pas de sel, y’a rien. Moi, ça prend des formes extrêmes… S’il n’y a pas de citron, y’a rien… S’il n’y a pas de thé, s’il n’y a pas d’Earl Grey, y’a rien… A la rigueur il pourrait ne pas y avoir de pain, mais s’il n’y a pas de pommes, alors par exemple, y’a rien du tout… S’il n’y a pas de sauce indochinoise, je m’en vais je quitte la demeure. »Marguerite Duras
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vendredi 31 mai 2024
Ouvrir le corps de la parole
jeudi 30 mai 2024
Passer la mort
mercredi 29 mai 2024
Le temps de la parole
vendredi 24 mai 2024
Incolore, invisible, inodore
lundi 20 mai 2024
I Peuple inhabité
J'habite un espace ou le froid triomphe de l'herbe, ou la grisaille règne en lourdeur sur des fantômes d'arbres.
J'habite en silence un peuple qui sommeille, frileux sous le givre de ses mots. J'habite un peuple dont se tarit la parole frêle et brusque.
J'habite un cri tout alentour de moi —pierre sans verbe —falaise abrupte —lame nue dans ma poitrine l'hiver.Une neige de fatigue étrangle avec douceur le pays que j'habite.
Et je persiste en des fumées.Et je m'acharne à parler.Et la blessure n'a point d'écho.Le pain d'un peuple est sa parole.Mais point de carté dans le blé qui pourrit.J'habite un peuple qui ne s'habite plus.Et les champs entiers de la joie se flétrissent sous tant de sécheresse et tant de gerbes reniées.
J'habite le spectre d'un peuple renié comme fille sans faste.
Et mes pas font un cercle en ce désert. Une pluie de visages blancs me cerne de fureur.
Le pays que j'habite est un marbre sous la glace.
Et ce pays sans hommes de lumière glisse dans mes veines comme femme que j'aime.
Or je sévis contre l'absence avec, entre les dents, une pauvreté de mots qui brillent et se perdent.
Yves Préfontaine, Extrait de Pays sans parole
dimanche 19 mai 2024
À partir du deux
Gris de Payne
samedi 18 mai 2024
La Solitude
Solitude … Pour vous cela veut dire seul,
Pour moi – qui saura me comprendre ?
Cela veut dire : vert, vert dru, vivace tendre,
Vert platane, vert calycanthe, vert tilleul.
Mot vert. Silence vert. Mains vertes
De grands arbres penchés, d’arbustes fous ;
Doigts mêlés de rosiers, de lauriers, de bambous,
Pieds de cèdres âgés où se concertent
Les bêtes à Bon Dieu ; rondes alertes
De libellules sur l’eau verte…
Dans l’eau, reflets de marronniers,
D’ifs bruns, de vimes blonds, de longues menthes
Et de jeune cresson ; flaques dormantes
Et courants vifs où rament les « meuniers » ;
Rainettes à ressort et carpes vénérables ;
Martin-pêcheur… En mars, étoiles de pruniers,
De poiriers, de pommiers ; grappes d’érables.
En mai, la fête des ciguës,
Celle des boutons d’or : splendeur des prés.
Clochers blancs des yuccas, lances aiguës
Et tiges douces, chèvrefeuille aux brins serrés,
Vigne-vierge aux bras lourds chargés de palmes,
Et toujours, et partout, fraîche, luisante, calme,
L’invasion du lierre à petits flots lustrés
Gagnant le mur des cours, les carreaux des fenêtres,
Les toits des pavillons vainement retondus…
Lierre nouant au front du chêne, au cou du hêtre,
Ses bouquets de grains noirs comme un piège tendu
À la grive hésitante ; vert royaume
Des merles en habit – royaume qui s’étend
Ainsi que dans un parc de Florence ou de Rome
En nappes d’émeraude et cordages flottants…
Lierre de cette allée au porche de lumière
Dont les platanes séculaires, chaque été,
Font une longue cathédrale verte – lierre
De la grotte en rocaille où dorment abrités
Chaque hiver, les callas et les cactus fragiles ;
Housse, que la poussière blanche de la ville
Givre à peine les soirs de très grand vent – pour moi,
Vert obligé des vieilles pierres,
Des arbres vieux, des toits qui penchent, des vieux toits –
Un château ? Non, Madame, une gentilhommière,
Un ermitage vert qui sent les bois, le foin,
Où les bruits de la route arrivent d’assez loin
Pour n’être plus qu’une musique en demi-teintes.
Un train sur le talus se hâte avec des plaintes,
Mais l’horizon tout rose et mauve qu’il rejoint
Transpose le voyage en couleurs de légende.
On regarde un instant vers ces trains qui s’en vont
Traînant leur barbe grise – et c’est vrai qu’ils répandent
Un peu de nostalgie au fil de l’été blond…
Mais le jazz des moineaux fait rage dans les feuilles,
Les pigeons blancs s’exaltent, le cyprès
Est la tour enchantée où des notes s’effeuillent
Autour du rossignol. Du pré,
Monte la fièvre des grillons, des sauterelles,
Toutes les herbes ont des pattes, ont des ailes –
Et l’Âne et le Cheval de la Fable sont là
Et Chantecler se joue en grand gala
Jour et nuit dans la cour où des plumes voltigent.
Au clair de l’eau, c’est l’éternel prodige
Du têtard de velours devenu crapaud d’or,
De la voix de cristal parmi les râpes neuves
D’innombrables grenouilles. Le chat dort.
Dickette – chien s’affaire – et sur leur tête pleuvent
Des pastilles de lune ou de soleil brûlant.
S’il pleut vraiment, la pluie à pleins seaux ruisselants
S’éparpille de même aux doigts verts qui l’arrêtent.
Un tilleul, des bambous. L’abri vert du poète,
Du vert, comprenez-vous ? Pour qu’aux vieilles maisons
Rien ne blesse les yeux sous leurs paupières lasses.
Douceur de l’arbre, de la mousse, du gazon…
Vous dites : Solitude ? Ah ! dans l’heure qui passe,
Est-il rien de vivant plus vivant qu’un jardin,
De plus mystérieux, parfumé, dru, tenace,
Et peuplé – si peuplé qu’il arrive soudain
Qu’on y discourt avec mille petits génies
Sortis l’on ne sait d’où, comme chez Aladin.
Un mot vert… Qui dira la fraîcheur infinie
D’un mot couleur de sève et de source et de l’air
Qui baigne une maison depuis toujours la vôtre,
Un mot désert peut-être et desséché pour d’autres,
Mais pour soi, familier, si proche, tendre, vert
Comme un îlot, un cher îlot dans l’univers ?…Sabine Sicaud, Extrait de Les poèmes
jeudi 16 mai 2024
Paysage en deux couleurs sur fond de ciel
La vie la mort sur deux collines
Deux collines quatre versants
Les fleurs sauvages sur deux versants
L'ombre sauvage sur deux versants.
Le soleil debout dans le sud
Met son bonheur sur les deux cimes
L'épand sur faces des deux pentes
Et jusqu'à l'eau de la vallée
(Regarde tout et ne voit rien)
Dans la vallée le ciel de l'eau
Au ciel de l'eau les nénuphars
Les longues tiges vont au profond
Et le soleil les suit du doigt
(Les suit du doigt et ne sent rien)
Sur l'eau bercée de nénuphars
Sur l'eau piquée de nénuphars
Sur l'eau percée de nénuphars
Et tenue de cent mille tiges
Porte le pied des deux collines
Un pied fleuri de fleurs sauvages
Un pied rongé d'ombre sauvage.
Et pour qui vogue en plein milieu
Pour le poisson qui saute au milieu
(Voit une mouche tout au plus)
Tendant les pentes vers le fond
Plonge le front des deux collines
Un de fleurs fraîches dans la lumière
Vingt ans de fleurs sur fond de ciel
Un sans couleur ni de visage
Et sans comprendre et sans soleil
Mais tout mangé d’ombre sauvage
Tout composé d’absence noire
Un trou d’oubli – ciel calme autour.Hector de Saint-Denys Garneau, Extrait de Regards et jeux dans l'espace
mercredi 15 mai 2024
Petit, grandiose, sale
mardi 14 mai 2024
Thésis ou temps frappé de la mesure
Surprendre les motifs souterrains de l'inlassable
vendredi 10 mai 2024
Géorama
Aube dorée
jeudi 9 mai 2024
J'arrive à la ville
Voilà un temps irrégulieren trajectoires d'or et de roseindispensable à ma rêverie accoutuméeun temps inégal et baroqueavec de grandes boufféesproches de la pluielors des nuits édentées de juillet
Les blessures étaient facilesà force de tant de douceur salvatricemaintenant nous ne pourchassons plusaucun épanchement de l'atmosphèreavant le seuil limbé de nos silencesJe vous désir de nulle partd'aucun mot décisifmais d'une supplication invisibleoù convergent tous les sentiments exaltésÔ l'inutile quand tout se disloque et s'émeutlorsque quelques propos s'entachent d'incertitude et d'adorationet que vous vous éloignez avec de lointaines giboulées de bleuUne certaine lenteur m'est venuetandis que tout s'ouvraitvers une incroyable mertandis que vos yeux grisonnaientet que vous passiez attendrimais indescriptibleune certaine lenteurcette aumône de tempscette appréhension du cœurJe vous regarde je n'ose rienpour cette vision qui s'en va et me défaitni pour ces masques diurneslourds comme des armuresJe reste immobileUn iris balance ses pétales mauvesle soleil s'y noieet toute une lourdeur de début ou de fin de jours'est installée dans mon corpsje suis démanteléesans plus d'appréhension et de mémoireque cette lumière qui sombreJe n'ai aucune promptitudeje suis là déchaînée mais inerteIl n'y a plus que cette brisure ensoleilléecette blanche impulsion où la vie se déploiecet instinct de la lumièreoù tout vous constate en secretLa grand ville métamorphose s'élancedans le blanc roide de l'hiverou de ses gratte-ciel aux vitre magiciennes(Derrière une fenêtre le dos détendud'une chaise de pailleévoque le tressage heureuxd'un quelconque voyage au soleil)Sur le noir le bouleau est un signe amoureuxune rivière divisible et l'attentesa blancheur semble fendre une nuit lucideDe tous ces jours et de toutes ces nuits maladesje n'ai gardé que le harcèlement de mon amourque cette destruction monotone du cielque ce lent étouffement de mes sensJe ne reconnais plus mon corpsje suis entrée dans un univers maladroithabité uniquement par la trépidation des rues
Marie Uguay, Extrait de Journal