«Le retrait de la voix est un phénomène général auquel les artistes ont été confrontés. Question d'époque. Elle s'est retirée de la peinture, elle s'est retirée de la nature, elle s'est retirée de la photographie, elle s'est retirée de l'art, bref elle s'est retirée en général. Les artistes n'ont fait que constater le processus, avec un peu d'avance comme d'habitude.
A la Renaissance, on a inventé un art sans voix, celui de la perspective géométrique. On ne s'en est pas rendu compte. La voix s'effaçait sous la science, mais s'exprimait abondamment dans la rhétorique qui entourait l'art. La question qui se pose aujourd'hui n'avait pas de sens. Longtemps on en est resté là, ce qui a donné l'académisme. Vers la fin du 19ème siècle, ce bel équilibre s'est effondré. Ça hurlait de tous les côtés, y compris dans l'image. Que s'était-il passé? Si on a désiré avec tant de violence voir revenir la voix, c'est parce qu'elle n'était plus encadrée par le discours, elle s'est mise à proliférer de façon envahissante. On a alors assisté à une sorte de dédoublement (ou de redoublement) : un monde sans voix, et un monde complètement absorbé par la voix. Entre les deux, où était passée la parole? Il a fallu un Freud pour en récupérer quelques fragments, mais la tâche est immense, et il semble bien que nous soyions de plus en plus à la portion congrue.
Ce phénomène paradoxal est généralisé. Dans l'art abstrait se développent les deux dimensions : la voix ne parle plus, mais elle vibre. Ce qui prolifère en elle, c'est sa fragilité.
Ce qui s'est retiré d'une partie de l'art revient avec encore plus de force dans une autre partie. S'il y a clivage, ce n'est pas entre art abstrait / non abstrait, c'est entre art vocal / non vocal. Il y a de l'art abstrait sans voix, comme celui de Mondrian (dans ses oeuvres les plus caractéristiques, même si, impressionné par l'Amérique, il a laissé revenir la voix dans Boogie Woogie), et il y a aussi de l'art abstrait vocal, possibilité étrange que Klee ou Kandinsky ont démontrée avec génie.»
Sébille Auch, Extrait"D'une perte de sens irrémédiable"
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