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samedi 21 juin 2014
Quatre
«Chez les Amérindiens le chiffre 4 est le grand chiffre magique de toutes les civilisations centre américaines : 4 âges pour la terre, 4 saisons, 4 races, 4 groupes sanguins, 4 points cardinaux, 4 couleurs de références (variables selon les tribus), 4 animaux symboles de pouvoir (ours, aigle, souris, bison), 4 montagnes pour marquer leur territoire, 4 côtés pour les pyramides, etc.»
Correspondance
Barbâtre,
Dans une de tes lettres tu me racontais un souvenir de jeunesse : tu as été un jour émerveillé parce qu’un peintre chinois cuisina à Laval pour ta famille un poulet à l’eau de pluie. Les papilles curieuses en mal d’exotisme furent sans doute fort déçues, mais toi pour la première fois tu savouras l’exquise plénitude d’un monde sans saveur. J’imagine la chair blanche de l’oiseau flottant dans l’eau douce à peine troublée par la cuisson des chairs. Saveurs infinies d’un monde sans goût…
Le goût ! Ce fin mot de tous les discours sur l’art en occident depuis plus de deux siècles ! Mot qui passa de la cuisine au salon et de là au musée. La chronique gastronomique de l’art en abusa au salon et de là au musée. La chronique gastronomique de l’art en abusa ad nauseam jusqu’à provoquer les turbulences insolentes des amoureux du mauvais goût. L’art ne devint plus que question d’appétit et rien n’était assez doux, acide ou pimenté pour remettre en train les gosiers somnolents et l’estomac devenu apathique des modernes esthètes.
La mythologie chrétienne dit bien que le serpent qui tente et qui nous perd a pris la voix de qui veut faire goûter à de terribles saveurs.
Mais tout autre, m’as-tu appris, est le chemin de l’art : c’est le chemin de la fadeur. Tu m’en parlas avec des mots limpides et tu me confias un livre : le Zong Yong. De retour chez moi je l’ai ouvert à la dernière page :
«La voie suivie par l’homme de la moralité
est fade mais ne lasse pas
simple et néanmoins ornée
terne mais non sans harmonie»
Marie-José Mondzain, Lettre du 5 septembre 1993
jeudi 19 juin 2014
mercredi 18 juin 2014
Les rites
«Les rites sont de païennes et d'enfantines façons de conjurer la mort.»
Richard Millet, Une artiste du sexe
mardi 17 juin 2014
Si votre existence est précaire, vous êtes joyeux
Il y a deux évolutions possibles pour les contraires : la contradiction et le contraste. Comme une bataille toute prête, la contradiction est un éclatement horizontal, latéral, rampant, une auto destruction des confins. Le contraste est un éclat transversal, une soudaine bouffée de joie qui brille comme une issue. La joie, c’est l’existence qui gagne.
L’existence, parfois, ne tient qu’à un fil. Mais il arrive que ce fil s’enfle, gagne en épaisseur, comme une contagion de douceur. Le contraste le plus vif est toujours susceptible d’un repos, d’une stase d’équilibre et d’harmonie, comme une douceur de la lumière. Là où tout était prêt pour la mort, l’existence, paradoxalement, se profile et se propage.
C’est au bord des buches, dans l’interstice incandescent, que le feu prend. C’est tout contre la peau que les draps se réchauffent. C’est sur la peau des choses que la lumière se pose. Quand le jour se lève enfin, quand tout le monde se met à chanter, quand le regard se relève, quand le sourire revient, quand la main espérée se pose sur la mienne, on sent d’un coup que la vie va continuer et qu’elle vaut la peine d’être vécue. Il suffit de suivre, entre les néants, la mélodie des contrastes.
L’être brille sur fond de néant et c’est cela, la joie.
lundi 16 juin 2014
L’âge ne veut rien dire
«L’âge ne veut rien dire, interrompit-il. Ce n’est pas l’âge qui nous donne la sagesse. Ni même l’expérience, comme on le prétend. C’est la vivacité d’esprit. Les vivants et les morts… Vous, entre tous, vous devriez savoir ce que je veux dire. Il n’est que deux classes en ce monde – et dans chaque monde – les vivants et les morts. A ceux qui cultivent l’esprit, rien n’est impossible. Aux autres tout est impossible, ou incroyable, ou vain. Quand on vit jour après jour avec l’impossible, on commence à se demander ce que signifie ce mot. Ou plutôt comment il en est jamais venu à avoir cette signification. Il y a un monde de la lumière, où tout est clair et manifeste, et il y a un monde de la confusion, où tout est ténébreux et obscur. Les deux mondes n’en sont en réalité qu’un. Ceux qui se trouvent dans le monde de l’obscurité ont de temps à autre une vision fugitive du royaume de la lumière, mais ceux qui sont dans le monde de la lumière ignorent tout de l’obscurité. Les hommes de la lumière ne projettent pas d’ombre. Le mal leur est inconnu. Non plus qu’ils ne nourrissent de ressentiment. Ils se meuvent sans chaînes ou entraves. Jusqu'à mon retour dans ce pays, je n’ai fréquenté que de tels hommes. A certains égards, ma vie est plus étrange que vous ne pensez. Pourquoi suis-je allé chez les Navajos ? Pour trouver la paix et la compréhension. Si j’étais né à une autre époque, j’aurais pu être un Christ ou un Bouddha. Ici, je suis un peu un phénomène de foire. Même vous, vous avez peine à ne pas me voir ainsi.»
Henry Miller, Plexus
dimanche 15 juin 2014
Le seuil
Le seuil est le plus rassurant des bords, car il distingue un dedans et un dehors. C’est une ligne qu’on imagine à l’embrasure, à cet endroit où la paroi, la limite réelle fait défaut, pour ménager le passage. Comme toutes les trajectoires passent par le seuil, il me laisse tous les choix. Je puis entrer, sortir, changer d’avis. Tout est possible, sensé et réversible. Le seuil me tend le bonheur de la marmotte : à moitié dans sa maison, et le reste au dehors. Un être sympathique et craintif, aussi social que casanier. Mais hélas peu imitable par l’homme.
Jean-Paul Galibert, http://jeanpaulgalibert.wordpress.com/2010/09/23/le-seuil/
samedi 14 juin 2014
Feux de Bengale
«Joie et liesse! Voici la première toile vendue pour l'Europe.
J'aurai un de mes feux rouge en Belgique. Ça me touche et ça me paraît incroyable tout cela.
Merci à cet acheteur inconnu.»
Une grammaire de la vie
(...), A. irait jusqu'à soutenir que les événements d'une vie peuvent aussi rimer entre eux. Un jeune homme loue une chambre à Paris et puis découvre que son père s'est caché dans la même chambre pendant la guerre. Si l'on considère séparément ces deux faits, il n'y a pas grand chose à en dire. Mais la rime qu'ils produisent quand on les voit ensemble modifie la réalité de chacun d'eux. De même que deux objets matériels, si on les rapproche l'un de l'autre, dégagent des forces électromagnétiques qui affectent non seulement la structure moléculaire de chacun mais aussi l'espace entre eux, modifiant, pourrait-on dire, jusqu'à l’environnement, ainsi la rime advenue entre deux (ou plusieurs) événements établit un contact dans l'univers, une synapse de plus à acheminer dans le grand plein de l’expérience.
De telles connexions sont monnaie courante en littérature (pour revenir à cette idée) mais on a tendance à ne pas les voir dans la réalité - car celle-ci est trop vaste et nos vies sont étriquée. Ce n'est qu'en ces rares instants où on a a la chance d'apercevoir une rime dans l'univers que l'esprit peut s'évader de lui-même, jeter comme une passerelle à travers le temps et l'espace, le regard et la mémoire. Mais il ne s'agit pas seulement de rime. La grammaire de l'existence comporte tous les aspects du langage: comparaison, métaphore, métonymie, synecdoque - de sorte que tout ce que l'on peut rencontrer dans le monde est en réalité multiple et cède à son tour la place à de multiples autres choses, cela dépend de ce dont celles-ci sont proches, ou éloignées, ou de ce qui les contient.
Paul Auster, L'invention de la solitude
vendredi 13 juin 2014
Lumières nordiques - La peinture de Jean-Paul Riopelle
L'espace du corps
Il n'y a donc pas de nécessité, sinon la nécessité d'être ici. Comme si il pouvait, lui aussi, pénétrer dans la vie et prendre place au milieu des choses qui ont leur place au milieu de lui: une seule chose, et même la moindre, de toutes celles qu'il n'est pas. Il y a ce désir, et il est inaliénable. Comme si, en ouvrant les yeux, il pouvait se trouver dans le monde.
Une forêt. Et dedans cette forêt, un arbre. Et dessus cet arbre, une feuille. Une seule feuille, qui tourne dans le vent. Cette feuille, et rien d'autre. La chose à voir.
À voir: comme s'il pouvait être ici. Mais l’œil n'a jamais suffi. L’œil ne peut se contenter, ni lui dire comment voir. Car lorsqu'une seule feuille tourne, c'est la forêt entière qui tourne autour d'elle. Et lui qui tourne autour de lui-même.
Il veut voir ce qui est. Mais nulle chose, même la moindre, ne s'est jamais arrêtée pour lui. Car une feuille n'est pas seulement une feuille: c'est la terre, c'est le ciel, c'est l'arbre auquel elle pend dans la lumière, quelle que soit l'heure. Mais c'est aussi une feuille. C'est-à-dire: c'est ce qui bouge.
Il ne suffit donc pas, pour lui, d'ouvrir les yeux, S'il veut voir, il doit commencer par aller vers la chose qui se meut. Car la vision est un processus qui engage le corps entier. Et bien qu'il commence en témoin de la chose qu'il n'est pas, une fois que le premier pas est fait, il devient partie prenante dans un mouvement qui ne connaît pas de frontière entre moi et l'objet.
Distances: ce que la vivacité de l’œil découvre, le corps doit ensuite en faire l'expérience. Il y a cette distance à franchir, et chaque fois c'est une distance nouvelle, une espace différent qui s'ouvre devant l’œil Car il n'y a pas deux feuilles identiques. Il lui faut donc sentir ses pieds sur la terre: et apprendre, avec une patience qui est l'instinct du souffle et du sang, que cette même terre est aussi le destin de la feuille.
Paul Auster, L'art de la faim
Lumières nordiques - La peinture de Jean-Paul Riopelle
Démarche de l'âme
Aux limites de l'homme, la terre disparaîtra. Et toute chose vue de la terre se perdra en l'homme qui arrive à cet endroit. Ses yeux s'ouvriront sur la terre, et la blancheur l'engloutira. Voici en effet la limite de la terre - et donc un lieu où nul homme ne peut se retrouver.
Nulle part. Comme si c'était un commencement. Car même ici, où le paysage échappe à tout témoin, un paysage émergera. Là où un homme est venu, on ne peut jamais dire: il n'y a rien, même en un lieu d'où tout à disparu. Car l'homme ne peut être en aucun lieu tant qu'il n'est nulle part, et dès l'instant où commence à se sentir perdu, il trouvera où il est.
C'est pourquoi il va à la limite de la terre, alors même qu'il se tient au milieu de la vie. Et s'il se tient à cet endroit, c'est seulement en vertu d'un désir d'être ici, à la limite de lui-même, comme si cette limite était le cœur d'un autre commencement du monde, plus secret. Car il se rencontrera dans sa propre disparition, et dans cette absence il découvrira la terre - même à la limite de la terre.
Paul Auster, L'art de la faim
mercredi 11 juin 2014
Pathologie de l'image
«C'est en ce sens que je dis qu‘il y a une véritable pathologie de l'image, qui fait que ceux qui n'ont d'image d'eux-mêmes qu'à travers les objets sont réduits à l'état d‘objet et sont persuadés que c'est l'appropriation des objets et la consommation des objets qui va leur permettre de construire une image d'eux-mêmes. Du point de vue initial de la souffrance sociale aujourd'hui, demander la reconnaissance de son identité à la consommation des objets produit des violences. C'est-à-dire que quelqu'un qui n'a aucun moyen de se faire reconnaître dans un champ social par un autre regard cherche à attirer ce regard par la consommation d‘objets qui lui donnent une identité pour le regard de l'autre. Il va lui falloir des Nike, des Lacoste, etc. La consommation des marques devient un marqueur identitaire. On va tout d'un coup devenir qualifié, identifié par les objets qu'on est en mesure de consommer. On veut s'identifier. On se fait soi-même objet - et on pense que c'est ce devenir objet qui est le seul moyen d'obtenir le regard d‘autrui et un processus de reconnaissance, donc de dignité. On est dans une histoire de fous : les gens deviennent criminels parce qu'ils n'ont aucune image d'eux-mêmes. Ils sont dans une telle disqualification interne que c'est une douleur absolue, qui engendre une violence absolue, qui donne envie de tuer, de mourir.»
Marie-José Mondzain, http://www.sens-public.org/spip.php?article500
lundi 9 juin 2014
La peinture ne résout pas les conditions de précarité
«Soumis à la vulnérabilité du geste qui lui révèle son audace, le peintre ne peut se sauver qu’en sauvant son geste, c’est-à-dire en lui conférant un statut dans le lieu de la toile, mais aussi hors de cette toile, là où, précisément, le surprend le regard du spectateur.
Un prodigieux dehors hante dès lors l’œuvre d’art.
Peindre, écrire, prennent appui dans ce vide.
Reflux incessants, échappées soudaines, trouées d’espaces fleurés. Rien ne soulage le peintre de l’inquiétude qui l’atteint en tant qu’individu, puisque la peinture ne résout pas les conditions de précarité de son histoire personnelle. Le tableau, comme le poème, est sans cesse un problème nouveau qui vient de surgir.»
dimanche 8 juin 2014
Concept polymorphe
«Nous avons la terre, sèche, et l’eau, élément liquide. Entre les deux, la boue, élément de désordre dans le symbolisme universel.»
Lionel Obadia
Le pouvoir des images
«L'image a pour spécificité d'émouvoir donc de mouvoir. Le pouvoir des images est donc à comprendre de deux façons totalement opposées. Ou bien il s'agit de la liberté qu'elles donnent et leur pouvoir n'est autre que celui qu'elle nous offrent d'exercer notre parole et notre jugement en ne nous imposant rien, ou bien il s'agit du pouvoir que nous laissons à ceux qui font voir et qui n'en laissent aucun à l'image et dès lors l'image disparaît, et notre liberté de jugement avec elle. Les images ne disent rien, elles font dire.»
Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards
La Passion suspendue
« Pendant des années, j’ai eu une vie sociale et la facilité avec laquelle je rencontrais les gens ou je leur parlais se reflétait dans mes livres. Jusqu’à ce que je connaisse un homme, et peu à peu, toute cette mondanité a disparu. C’était un amour violent, très érotique, plus fort que moi, pour la première fois. J’ai même eu envie de me tuer, et ça a changé ma façon même de faire de la littérature : c’était comme de découvrir les vides, les trous que j’avais en moi, et de trouver le courage de les dire. La femme de Moderato Cantabile et celle de Hiroshima mon amour, c’était moi : exténuée par cette passion que, ne pouvant me confier par la parole, j’ai décidé d’écrire, presque avec froideur. »
Marguerite Duras, Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
samedi 7 juin 2014
Pourriez-vous définir le processus même de votre écriture?
«C'est un souffle, incorrigible, qui m'arrive plus ou moins une fois par semaine, puis disparaît pendant des mois. Une injonction très ancienne, la nécessité de se mettre là à écrire sans encore savoir quoi: l'écriture même témoigne de cette ignorance, de cette recherche du lieu d'ombre où s'amasse toute l'intégrité de l'expérience.»
Marguerite Duras, Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre
jeudi 5 juin 2014
Images d’un monde flottant
«Quelques choses que je voulais vous dire tout de suite, quelques choses surgies de la nuit dernière qui fut une nuit de douleur – bassins brinquebalant sur un lit défait, serviettes à la nage et sang aux lèvres. Ces choses me semblent importantes, car ce livre, je n’ai aucune certitude de le finir. Qu’on soit ou non malade, finir un livre implique un danger fatal – c’est l’histoire de Shéhérazade, c’est la mort qui recouvre la parole tuée, c’est tourner du doigt une page à la virginité empoisonnée.
La maladie mortelle entravant l’écriture, on juge d’abord scandaleux ce rapt qui, vous ligotant la langue et asséchant la plume, vous dérobe à vous-même – on s’insurge, on hait la maîtrise terrassante que le mal physique prend sur la pensée. Or, il vient un moment où nous pouvons, nous devons trouver une joie sans révolte dans la cessation imposée de toute expression, même si, comme on choisit un cadeau en espérant qu’il plaise, vous ne la destiniez qu’à autrui – expérience aussi forte, ce renoncement, que la naissance de ce que vous ébauchiez, du grain d’un tissu à la palette d’un ciel mouvant, aux sinuosités du profil, grotesque ou gracieux, qui se détache dessus… Ainsi du « monde flottant », de la chevauchée de ses ponts, de la brume rose de ses cerisiers, du chignon de bronze que vient de nouer la geisha, de ses ressacs à l’écume frisée, de sa fausse légèreté d’anecdote ingénue…
Si l’inachèvement de ce livre qui n’a rien d’une estampe pointilliste et tout d’une colonne tronçonnée ou d’une enfant boiteuse, si cette amputation du conte s’obstine parfois à me désespérer, c’est de crainte que son sens générique ne s’en trouve altéré – mais l’ombre n’interdit pas à la flamme de danser, qui s’éteindra, que d’autres rallumeront sans vous, perpétrant les clairs-obscurs somptueux de la fresque du monde, la défendant des ténèbres. Le conte, la messe seront toujours dits, et les mots transmis. Alors, être confiant, se soumettre, aimer, follement aimer comme follement on écrivait ce qui nous était dicté. Il n’y a pas d’art sans l’amour qui vous confond, dilapide et colonise ; sans amour, rien que des actes volontaires, têtus, limités – de l’art comme musculation, manigance et appareillage. Lâchons nos pauvres manettes, cessons et cédons, c’est là où s’ouvre une liberté souveraine, palpable, où nous sommes devant une visitation presque démesurée.»
Muriel Cerf, Extrait des notes de l'auteur sur Carnets de Londres
lundi 2 juin 2014
Visage
«Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »
Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante.
Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner un à un mes traits, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit.»
Marguerite Duras, Extrait de L’amant
dimanche 1 juin 2014
On la fait
«On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude, elle se fait seule. Je l’ai faite. Parce que j’ai décidé que c’était là que je devais être seule, que je serais seule pour écrire des livres. Ça s’est passé ainsi. J’ai été seule dans cette maison. Je m’y suis enfermée- j’avais peur aussi bien sûr. Et puis je l’ai aimée. Cette maison, elle est devenue celle de l’écriture. Mes livres sortent de cette maison. De cette lumière aussi, du parc. De cette lumière réverbérée de l’étang. Il m’a fallu vingt ans pour écrire ça que je viens de dire là.»
Marguerite Duras, Écrire
Une affaire de désir
«L’image nous met en mouvement parce qu’elle est mouvement, elle danse et nous fait danser. Si elle est le site de la pensée, c’est parce que la pensée est affaire de mouvement. Etre ému par une image c’est être mis en mouvement par elle, mais encore faut-il un regard libre, qui ne voit pas sur ordre, pour pouvoir se déplacer. Et cette liberté du regard et aussi affaire de désir. Désirer voir, c’est accepter une errance ouverte à l’inconnu, c’est accepter l’insatisfaction. C’est en ce sens qu’il faudrait comprendre que l’image laisse toujours à désirer.»
Marie-José Mondzain, http://laviemanifeste.com/archives/199
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