Il n'y a donc pas de nécessité, sinon la nécessité d'être ici. Comme si il pouvait, lui aussi, pénétrer dans la vie et prendre place au milieu des choses qui ont leur place au milieu de lui: une seule chose, et même la moindre, de toutes celles qu'il n'est pas. Il y a ce désir, et il est inaliénable. Comme si, en ouvrant les yeux, il pouvait se trouver dans le monde.
Une forêt. Et dedans cette forêt, un arbre. Et dessus cet arbre, une feuille. Une seule feuille, qui tourne dans le vent. Cette feuille, et rien d'autre. La chose à voir.
À voir: comme s'il pouvait être ici. Mais l’œil n'a jamais suffi. L’œil ne peut se contenter, ni lui dire comment voir. Car lorsqu'une seule feuille tourne, c'est la forêt entière qui tourne autour d'elle. Et lui qui tourne autour de lui-même.
Il veut voir ce qui est. Mais nulle chose, même la moindre, ne s'est jamais arrêtée pour lui. Car une feuille n'est pas seulement une feuille: c'est la terre, c'est le ciel, c'est l'arbre auquel elle pend dans la lumière, quelle que soit l'heure. Mais c'est aussi une feuille. C'est-à-dire: c'est ce qui bouge.
Il ne suffit donc pas, pour lui, d'ouvrir les yeux, S'il veut voir, il doit commencer par aller vers la chose qui se meut. Car la vision est un processus qui engage le corps entier. Et bien qu'il commence en témoin de la chose qu'il n'est pas, une fois que le premier pas est fait, il devient partie prenante dans un mouvement qui ne connaît pas de frontière entre moi et l'objet.
Distances: ce que la vivacité de l’œil découvre, le corps doit ensuite en faire l'expérience. Il y a cette distance à franchir, et chaque fois c'est une distance nouvelle, une espace différent qui s'ouvre devant l’œil Car il n'y a pas deux feuilles identiques. Il lui faut donc sentir ses pieds sur la terre: et apprendre, avec une patience qui est l'instinct du souffle et du sang, que cette même terre est aussi le destin de la feuille.
Paul Auster, L'art de la faim
Aucun commentaire:
Publier un commentaire