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jeudi 5 juin 2014

Images d’un monde flottant

«Quelques choses que je voulais vous dire tout de suite, quelques choses surgies de la nuit dernière qui fut une nuit de douleur – bassins brinquebalant sur un lit défait, serviettes à la nage et sang aux lèvres. Ces choses me semblent importantes, car ce livre, je n’ai aucune certitude de le finir. Qu’on soit ou non malade, finir un livre implique un danger fatal – c’est l’histoire de Shéhérazade, c’est la mort qui recouvre la parole tuée, c’est tourner du doigt une page à la virginité empoisonnée.

La maladie mortelle entravant l’écriture, on juge d’abord scandaleux ce rapt qui, vous ligotant la langue et asséchant la plume, vous dérobe à vous-même – on s’insurge, on hait la maîtrise terrassante que le mal physique prend sur la pensée. Or, il vient un moment où nous pouvons, nous devons trouver une joie sans révolte dans la cessation imposée de toute expression, même si, comme on choisit un cadeau en espérant qu’il plaise, vous ne la destiniez qu’à autrui – expérience aussi forte, ce renoncement, que la naissance de ce que vous ébauchiez, du grain d’un tissu à la palette d’un ciel mouvant, aux sinuosités du profil, grotesque ou gracieux, qui se détache dessus… Ainsi du « monde flottant », de la chevauchée de ses ponts, de la brume rose de ses cerisiers, du chignon de bronze que vient de nouer la geisha, de ses ressacs à l’écume frisée, de sa fausse légèreté d’anecdote ingénue…

Si l’inachèvement de ce livre qui n’a rien d’une estampe pointilliste et tout d’une colonne tronçonnée ou d’une enfant boiteuse, si cette amputation du conte s’obstine parfois à me désespérer, c’est de crainte que son sens générique ne s’en trouve altéré – mais l’ombre n’interdit pas à la flamme de danser, qui s’éteindra, que d’autres rallumeront sans vous, perpétrant les clairs-obscurs somptueux de la fresque du monde, la défendant des ténèbres. Le conte, la messe seront toujours dits, et les mots transmis. Alors, être confiant, se soumettre, aimer, follement aimer comme follement on écrivait ce qui nous était dicté. Il n’y a pas d’art sans l’amour qui vous confond, dilapide et colonise ; sans amour, rien que des actes volontaires, têtus, limités – de l’art comme musculation, manigance et appareillage. Lâchons nos pauvres manettes, cessons et cédons, c’est là où s’ouvre une liberté souveraine, palpable, où nous sommes devant une visitation presque démesurée.»

Muriel Cerf, Extrait des notes de l'auteur sur Carnets de Londres

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