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mercredi 10 décembre 2014

La mort

Ce que la mort fera disparaître avec la matrice biologique qui ne peut en rien assurer à elle seule la création d’une personnalité, ce sont « les autres ». Mais alors, peut-on dire que « nous sommes nous », simplement parce que les autres se sont présentés dans un certain ordre, temporel, variable avec chacun suivant certaines caractéristiques, variables essentiellement avec le milieu, avec la niche que le hasard de la naissance nous a imposé ?

Peut-on dire que nous existons en tant qu’individu alors que rien de ce qui constitue cet individu ne lui appartient ? Alors qu’il ne constitue qu’une confluence, qu’un lieu de rencontre particulier « des autres » ? Notre mort n’est elle pas en définitive la mort des autres ?

Cette idée s’exprime parfaitement par la douleur que nous ressentons à la perte d’un être cher. Cet être cher, nous l’avons introduit au cours des années dans notre système nerveux, il fait partie de notre niche. Les relations innombrables établies entre lui et nous que nous avons intériorisées, font de lui une partie intégrante de nous-mêmes. La douleur de sa perte est ressentie comme une amputation de notre moi, c’est-à-dire comme la suppression brutale et définitive de l’activité nerveuse que nous tenions de lui. Ce n’est pas lui que nous pleurons, c’est nous-mêmes. Nous pleurons cette partie de lui qui était en nous et qui était nécessaire au fonctionnement harmonieux de notre système nerveux.

La vraie famille de l’homme, ce sont ses idées, et la matière et l’énergie qui leur servent de support et les transportent, ce sont les système nerveux de tous les hommes qui à travers les âges se trouveront « informés » par elles. Alors, notre chair peut bien mourir, l’information demeure, véhiculée par la chair de ceux qui l’ont accueillie et la transmettent en l’enrichissant, de génération en génération.

La mort est pour l’individu la seule expérience qu’il n’a jamais faite et pour laquelle le déficit informationnel est total. Totale et définitive aussi l’angoisse qui en résulte puisque l’angoisse survient lorsque l’on ne peut agir, c’est-à-dire, ni fuir, ni lutter.

Alors, l’Homme a imaginé des « trucs » pour occulter cette angoisse.

D’abord, n’y pas penser, et pour cela agir, faire n’importe quoi, mais quelque chose. L’angoisse de la mort chez le combattant existe avant la bataille, mais pendant la lutte, elle disparaît, parce que justement, il lutte, il agit.

La croyance en un autre monde où nous allons revivre dès que nous aurons tourné la page où s’est inscrite notre existence dans celui-là, est un moyen qui fut beaucoup utilisé, d’avoir une belle mort, une mort édifiante.

La croyance (quelle que soit l’opinion que l’on a d’un « au-delà ») que sa mort va « servir » à quelque chose, qu’elle permettra l’établissement d’un monde plus juste, qu’elle s’inscrira dans la lente évolution de l’humanité, suppose que l’on sache vers quoi s’oriente l’humanité. Combien sont morts avec cette conviction au même moment dans des camps antagonistes, défendant des idéologies opposées, chacun persuadé qu’il défendait la vérité. Mourir pour quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de plus grand que nous, c’est le plus souvent mourir pour un sous-ensemble agressif et dominateur de l’ensemble humain.

Henri Laborit, Extrait de l'Éloge de la fuite

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