Reconnaîtrez-vous cet hôtel qui n'existe pas, qui existe presque.
"À l'heure du dîner à travers les vitres de la salle à manger une lumière violemment se répand sur la hauteur et se signale à plusieurs kilomètres à la ronde. Étant donné le froid qui règne dans ces régions élevées des Alpes, l'hôtel n'est ouvert que deux mois par an. Il est connu pour sa bonne table, son prix modéré. Les familles nombreuses n'y sont pas admises. La clientèle est formée surtout des gens fatigués qui y viennent s'y reposer et s'y refaire la santé."
J'y vois cent personnes qui dans la salle à manger violemment éclairée mastiquent à l'unisson dans la plus grande abstraction de parole. Mastiquent l'excellente nourriture avec une conscience d'autant plus grande que l'ennui est profond, s'occupent à mastiquer - ce sera toujours ça de passé.
Imaginez cela : cent personnes qui feignent s'ignorer. Il y a des couples, des familles, mais qui se voient suffisamment dans la journée pour n'avoir rien à se dire le soir. Cent personnes qui se revoient chaque jour c'est là l'important. Ce n'est pas une gare mais un hôtel dont il s'agit, ces gens se connaissent de vue et ne s'abordent pas de crainte de trahir leur dignité, cette dignité qui grossit à vue d'oeil, s'installe en maîtresse sur l'hôtel, préside aux repas, aux rencontres, devient si imposante que chacun a le souci constant de ne pas la rompre. De ne pas rompre - lecteur - ces instants parfaits où le bruit de la mastication humaine devient plus tragique à l'oreille que le grondement du canon. Je suis contente d'avoir trouvé ce truc de la mastication. Je dirai :
Et aussi : "Lorsqu'il y avait des fruits au menu, le bruit de cette mastication se faisait plus évident. Ce jour-là, on se demandait comment, les gens mastiquant et entendant mastiquer, pris d'une exaspération [illisible], n'éclataient pas de rire, ou ne sanglotaient pas d'émotion (ce qui revient au même) dans un élan de réconciliation générale."
C'est sans ironie que j'imagine cette mastication de fruits. Déjà une envie de venir au secours de cette humanité me vient. L'ennui règne, incassable comme une poupée incassable dont nous jouons, une poupée de fer. Vous pouvez me demander comment je le sais ? Je le sais parce que le diable est représenté dans cette humanité, il y fait figure. Écoutez :
"Dans un coin de la salle à manger, exactement dans un coin, comme pour mieux s'appartenir, il y avait un couple d'amoureux. Bien qu'ils se retinssent de rire, parfois ils ne pouvaient s'en empêcher et leurs rires emmêlés fusaient éteignant pour une minute le tintement des couverts, la rumeur si imperceptible de l'homme qui mange sans parler."
Et savez-vous de quoi il rit ce couple. Moi je l'ignore. Des autres ? Et c'est pourquoi je sais qu'ils s'ennuient ces autres. Vous aussi peut-être, je crois en vous, vous savez aussi qu'ils s'ennuient. Déjà ils ont parcouru toutes les promenades qui entourent l'hôtel. Ils ne savent pas comment passer le temps, comment nous nous le passerions à leur place. Ils vivent trop sérieusement ils sont regardés, ils ne savent pas se réjouir de voir les autres ni de se voir soi-même. À quoi voulez-vous qu'ils pensent ? Le tour de leur pensée ne vous rappelle-t-il pas la rondeur du cachet d'aspirine ? Ils ne peuvent en sortir, franchir ce pas qui les sépare de nous. Nous ne savons pas ce que nous ferions à leur place car nous sommes hors de l'hôtel. Pensez-y.
Marguerite Duras, Extrait de Théodora
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