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jeudi 29 février 2024

Rassembler les fragments

«Je pense quelquefois que si j'écris encore, c'est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d'une joie dont on serait tenté de croire qu'elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu'un peu de cette poussière s'allume dans un regard, c'est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c'est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l'origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.»

Philippe Jaccottet Extrait de Cahier de verdure - ''Après beaucoup d'années''

mardi 27 février 2024

Blanc et noir

Le blanc et noir, parfois ce sont des couleurs ou non, parfois des mondes bien à part, et bien souvent, deux dieux majeurs du panthéon de la lumière. 

La goutte noire

«J'ai personnellement rencontré Franz Kafka. C'était à travers la vitre d'un train qui m'emportait loin de moi: une corneille sur la neige des champs. L'oiseau par sa goutte d'encre noire signait le paysage. Sa paix inquiète gagnait les barrières, les arbres, le ciel, mes nerfs. J'ai reconnu Franz Kafka, celui dont Dora Diamant parlait comme d'un saint c'est-à-dire comme d'un humain accompli, émerveillé et blessé par tout. Dora la dernière compagne de Kafka. La reine de cœur entre dans le cœur au dernier moment. Juste une année ensemble à voir s'ouvrir la mer rouge de l'angoisse, s'approcher la terre promise des lumières. Dora Diamand. Son pas décidé, canaille, danseur. Une joie qui promène. Sa franchise faite soleil. Sa gaieté qui soudain illumine la chambre du penseur. La pensée qui faisait du front à Kafka une pierre cède la place à plus grand qu'elle, au silence des mains de l'amour sur ses tempes, la fraîcheur d'une rivière dans ses veines, le partage d'un même rêve — enfin.»

Christian Bobin, Extrait de Les différentes régions du ciel

lundi 26 février 2024

La fin de tout retour

«Écrire, c'est espérer.» Je suis devant tes mots écrits, dans la source même du passé, regardant entièrement dans l'avenir, à saisir, à petites doses, le sens de «la fin de tout retour». Le vertige est si grand que la douleur me visite par soubresauts. Je suis devenue minimaliste, des ondées, de petites partitions fluviales arrosent sans prévenir le sol, privé de tes bras terreux pour les recueillir. Tu es l'inégalé.

dimanche 25 février 2024

L'avancée de l'effacement

L'avancée de l'effacement

La création du monde

«Dans le texte que je vais lire, Cézanne — je le commente presque logiquement — distingue deux moments dans l'acte de peindre *. Il va donc nous apporter des choses en plein dans notre problème. Un de ces moments, il l'appelle: chaos ou abîme et le second moment (si vous lisez bien le texte, qui n'est pas clair d'ailleurs, mais c'est une conversation supposée), le second moment, il l'appelle catastrophe. Le texte s'organise très logiquement, très rigoureusement. Il y a dans l'acte de peindre le moment du chaos, puis le moment de la catastrophe, et quelque chose en sort: c'est la couleur. Quand elle sort... Encore une fois, il n'est pas exclu que rien n'en sorte. On n'est pas sûr, ce n'est pas donné d'avance.

Voila le texte — je commence par le premier aspect. «Pour bien peindre un paysage, je dois découvrir d'abord les assises géologiques. Songez que l'histoire du monde vient du jour ou deux atomes se sont rencontrés, ou deux tourbillons, deux danses chimiques se sont combinées. Ces grands arcs-en-ciel, ces prismes cosmiques, cette aube de nous-même au-dessus du néant **.» Qu'est-ce qui nous intéresse là-dedans? C'est la première fois qu'on trouve un thème qui, à mon avis, parcourt tout, le thème: ils ne font jamais que peindre une chose, le commencement du monde.[...] Pourquoi l'histoire de la création peut-elle les intéresser? En tant que peintres, c'est évident. C'est évident qu'ils ont affaire avec quelque chose qui concerne la création du monde. Je veux dire: c'est une affaire essentielle de la peinture.»

* La lecture que Deleuze fait de Cézanne reprend presque intégralement l'analyse de Maldiney dans Regard Parole Espace, op. cit., p. 150 sq. et, surtout, p. 184 sq. Il cite d'ailleurs ce passage dans Francis Bacon (FLBS, p. 96, note 92).
** Deleuze précise ici qu'il joint deux textes distincts. Les deux textes se trouvent dans Conversation avec Cézanne, op. cit., p. 112-113.


Gilles Deleuze, Extrait de Sur la peinture

samedi 24 février 2024

L'Homme lisant

«Pour re-sentir ta présence, celle à qui j'écris que je lis. Terminé Le Nouveau nom de l'Italienne après des détours et des détours dans les quasi-mélos des filles de Naples, à la toute fin, Celle qui raconte publie un premier roman, à Milan. Venue de loin, de très loin, la dernière d'une longue descendance d'analphabètes qui ne parlent même pas italien, ou si peu, elle arrive au rêve que son Amie prodigieuse et elle avaient fait déjà au primaire: publier un roman. C'est revenir d'ailleurs, de loin, de ce monde lointain que personne de son milieu natal ne connaît. Est-elle devenue une autre, une des autres?

J'ai lu de longs passages sans trop de passion, et puis là, dans les vingt dernières pages, tout se condense autour de ce premier roman alors qu'elle retrouve son Amie prodigieuse devenue travailleuse dans une usine minable de mortadelle et de saucissons.

Son arrachement à son milieu pour écrire m'a fait pleurer, la soif de culture aussi, avec ses élans troubles vers la reconnaissance des autres ou l'envie de prétendre être quelqu'un d'autre. C'est une longue histoire d'apprentissage. Son père, sa mère, ses sœurs et frères presque tous ses voisins de toujours ne l'ont pas lu, ne le peuvent pas. À Pise, où elle a étudié, elle s'extirpait de Naples; dans les autobus de Naples pour aller retrouver son Amie prodigieuse, Pise ne lui sert à rien: c'est en dialecte qu'elle doit parler. C'est un des livres en traduction qui m'aura donné le plus vif regret de n'en pas connaître la langue originale. En italien, ça doit être symphonique, ça doit chanter, mélanger l'italien et les dialectes. Je ne vois pas comment ça pourrait en être autrement.

Alors que j'avais les yeux pleins d'eau avec encore trois ou quatre pages à lire, quelqu'un cogne fort: c'était le facteur avec Dying Grass, plus gros que je le pensais, avec sa belle couverture, grand format rigide et sa jaquette: 1 352 pages, avec notes, index et glossaires. Je ne sais même pas si je réussirai à le lire en anglais.

Tant pis, je m'y plongerai pendant les jours d'automne et de novembre. Avec ça dans la main, je ne partirai pas au vent!

Écris-moi, de tout, des riens, des cris...»

Luc Gauvreau

vendredi 23 février 2024

Les mots sont en retard sur nos vies.

«J'écris depuis que tu me lis, depuis cette première lettre dont j'ignorais ce qu'elle pouvait dire, qui ne pouvais trouver son sens que dans tes yeux. Je n'ai jamais rien écrit de plus que les trois premières phrases de cette lettre: ne rien croire. Ne rien attendre. Espérer que quelque chose, un jour, arrive. Les mots sont en retard sur nos vies. Tu as toujours été en avance sur ce que j'espérais de toi. Tu as depuis toujours été l'inespérée.»

Christian Bobin, Extrait de L'inespérée

mardi 20 février 2024

Du temps et encore du temps

«Il manque aujourd'hui à l'écriture et surtout aux lettres, du temps, du temps et encore du temps. Le temps de partir, de se rendre, le temps donné pour répondre. Quel temps pour raconter?»

Luc Gauvreau

lundi 19 février 2024

Disparité entre le réel et l'imaginé

«Lorsque Rango discutait de ses conversations avec Antonin Artaud, de la période où il travaillait pour son théâtre, des longues promenades dans Paris après les soirées de répétitions à l'époque où ils montaient Béatrice Cenci, et qu'il décrivait Artaud en effervescence, bouillonnant d'idées et de projets; ou bien lorsque Henry évoquait ses nuits avec June et Jean dans la pièce en sous-sol de Henry Street, je les écoutais toujours avec une sorte d'envie, de jalousie, comme si je n'avais jamais connu, ou ne connaîtrais jamais semblables nuits. Car ils avaient une manière de conter leurs expérience qui les mettait si bien en valeur qu'elles semblaient n'avoir rien en commun avec aucune de ma propre vie.

Maintenant je me suis rendu compte que j'avais connu maintes expériences semblables; elles étaient modestement enchâssées dans les pages du journal.

Mais il y avait encore une différence entre l'effet des histoires d'Henry et de Rango et les nuits ou les conversations extraordinaires que j’avais eues, et cette différence résidait dans la séparation entre le domaine de la vie proprement dite et la dramatisation car Henry et Rango avaient tous deux un don pour cela. C'était cette dramatisation qui était la cause de ce que je croyais être un contraste insurmontable avec mes expériences personnelles. J'avais le sentiment, à l'époque, que rien ne pourrait en approcher, alors que dans ma vie je connaissais des moments semblables. Ce ne fut lorsque je parvins au même pouvoir de dramatisation de ma propre vie que je pus commencer à la vivre avec un sens de l’extraordinaire. C'était cela qui me rendait si inquiète, cette disparité entre le réel et l'imaginé.»

Anaïs Nin, Extrait du Journal 1939-1944

Gloire du matin

Gloire du matin

La vieille gorgée d'images

« La télévision, contrairement à ce qu'elle dit d'elle-même, ne donne aucune nouvelle du monde. La télévision c'est le monde qui s'effondre sur le monde, une brute geignarde et avinée, incapable de donner une seule nouvelle claire, compréhensible. La télévision c'est le monde à temps plein, à ras bord de souffrance, impossible à voir dans ces conditions, impossible à entendre. Tu es là, dans ton fauteuil ou devant ton assiette, et on te balance un cadavre suivi du but d'un footballeur, et on vous abandonne tous les trois, la nudité du mort, le rire du joueur et ta vie à toi, déjà si obscure, on vous laisse chacun au bout du monde, séparés d'avoir été aussi brutalement mis en rapport — un mort qui n'en finis plus de mourir, un joueur qui n'en finit plus de lever les bras et toi qui n'en finis pas de chercher un sens à tout ça, on est déjà à autre chose, dépression sur la Bretagne, accalmie sur la Corse. Alors. Alors qu'est-ce qu'il faut faire avec la vieille gorgée d'images, torchée de sous ? Rien. Il ne faut rien faire. Elle est là, de plus en plus folle, malade à l'idée qu'un jour elle ne pourrait ne plus séduire. Elle est là et elle n'en bougera plus. Un monde sans images est désormais impensable. Il y aura toujours de jeunes gens dynamiques pour la servir, pour faire la sale besogne à ta place, à la place de tous les autres, au nom de tous les autres. Il faut laisser aller le bas jusqu'au bas, laisser la décomposition organique du monde se poursuivre. C'est vers la fin déjà, ça va vers sa fin, il ne faut rien toucher à l'agonie en cours, ne surtout pas réparer ce qui se détraque — autant mettre du fond de teint sur les joues cireuses d'une morte. Laisser proliférer les images aveugles: quelque chose vient par en dessous, quelque chose vient à notre rencontre. Il y a dans la douleur une pureté infatigable, la même que dans la joie, et cette pureté est en route dessous les tonnes d'imaginaire congelé. En attendant les images vraies, les images pures de vérité trouvent asile dans l'écriture, dans la compassion de solitude de celui qui écrit, Velibor Čolić, par exemple. Un écrivain yougoslave, il ne fait pas de belles images, il dit ce qu'il voit, c'est aussi simple que ça. Il dit une chose qui se passe à Modrića, en Bosnie-Herzégovine, le 17 mai 1992. Il l'a dit comme une chose éternelle. Il voit dans la singularité d'un lieu et d'un acte l'éternel du monde depuis ses débuts du monde: ainsi tu peux lire sans que le courage sans aille, sans que tu te dises à quoi bon, ainsi tu donnes à la phrase le temps de s'écrire, à la douleur du monde le temps d'entrer dans ton esprit pour y délivrer son sens. »

Christian Bobin, Extrait de L'inespérée

Position irrégulière

« Mon seul et unique favori est l'égaré, l'écarté, le disjoint, l'en retard ou le fuyard, le désorienté, le tout près mais à-côté. Sa brèche, c'est la mienne dehors, hors de toi. Je gît sans grâce quand je suis dans cette position irrégulière. »

Luc Gauvreau

dimanche 18 février 2024

Essence

Je caresse le retour de l'ouvrage de Callois chez moi, d'une main; mes doigts aiment la légèreté du papier, les pages comme des ailes de fées rieuses; de cet effet papillon naîtra la densité de l'œuvre. Je le sais. C'est toi qui m'as montré. Je suis cette hérétique qui aime la forme du livre telle qu'elle est. 

Entre JaccottetUguay et Caillois, des éclats de toi, épars, brillent dans la chambre. Me faut-il un bouquet de paysage afin de garder cette image de toi à mes côtés? Possiblement. Ta présence, c'est l'essence unique retrouvée à chacune de mes visites au jardin.

samedi 17 février 2024

Crépitement de l'aurore

Crépitement de l'aurore

Elle dit

«Le cœur cède à chaque fois sous la poussée de l'encre, sous la pression des mots. Les trente étages du cœur s'effondrent dans l'instant de lire, dans l'éclair d'entendre. Et que dit-elle cette voix. Elle ne dit rien de sensé. Elle est d'emblée dans la folie, dans l'intouchable de la folie, dans la clarté de tout désordre, dans la plus grande lumière qui soit, au centre de toute souillure, de toute blessure. Inguérissable, intarissable. Elle dit, elle éclaire. Elle dit, elle guérit, Elle ramasse en elle tout nos restes, nos déchets, nos démences. L'hôpital, la prison. l'école, l'usine, la maladie, la gloire, l'idiotie. La folie du pauvre et celle du riche. La folie d'être fou et celle de ne pas l'être.»

Christian Bobin, Extrait de Une petite robe de fête

Un sentier par la parole

« On ouvre un sentier par la parole, les mots s'échappent, tantôt s'affaissent sur la page, tantôt volent légers au-dessus du monde, cherchent à l'effleurer du bout de la langue. Les mots viennent du tamis de la parole, ils en sont le noyau recueilli, l'ombre silencieuse, ils portent le sens vers la réalité [...] Sans jamais les toucher, les mots tâtonnent dans le noir où se tiennent les choses, éclairent ceci, éclairent cela, mais ce ne sont que choses molles, natures floues, mortes déjà, choses figées dans un sens qui n'est plus, car elles remuent dans le silence du monde, jusqu'à ce qu'on les y arrache pour les rendre à la langue. »

Hélène Dorion, Extrait de Jours de sable

vendredi 16 février 2024

Gasquet et Cézanne

« Gasquet a fait un livre très important sur Cézanne. Dans ce livre, il se prend un peu pour le Platon de Socrate, c'est-à-dire il reconstitue bien des années après des dialogues, des conversations avec Cézanne. Ce n'est pas la transcription. Qu'est ce que Gasquet — qui n'était pas peintre, mais écrivain — rajoute de lui-même ? Beaucoup de critiques sont très méfiants à l'égard de ce texte. Sur ce point, je suis tout à fait Maldiney qui considère au contraire que c'est un texte qui risque bien d'être fidèle parce que les arguments sont très bizarres. Vous savez qu'il y a une espèce de légende, de bruit qui court: les peintres, on les traite toujours un peu comme si c'étaient des créatures incultes et pas très malignes. Dès qu'on lit ce qu'ils écrivent, on est rassuré, c'est ni l'un ni l'autre. Or une des raisons pour lesquelles on discute de l'authenticité du texte de Gasquet, c'est que, bizarrement, Cézanne se met à parler de temps en temps comme un postkantien. 

D'autre part, il était très cultivé, il ne le montrait pas ou rarement. Il jouait un rôle étonnant de paysan de bouseux alors qu'il savait, lisait beaucoup. Les peintres font toujours semblant de n'avoir rien vu, de ne rien savoir. Je crois qu'ils lisent beaucoup la nuit. On peut même imaginer facilement que Gasquet ait raconté à Cézanne des choses sur Kant. Ce que comprend Cézanne c'est très bien parce qu'il comprend beaucoup plus qu'un universitaire. À un moment, Gasquet lui fait dire cette phrase si belle: « Je voudrais [...] peindre l'espace et le temps pour qu'ils deviennent les formes de la sensibilité des couleurs, car j'imagine parfois les couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des être de raison pure. » Les commentateurs disent: Cézanne n'a pas pu dire ça, c'est Gasquet qui le lui a fait dire. Je ne suis pas sûr, moi, qu'ils n'aient pas parlé un soir de Kant, que Cézanne ait très bien compris parce que, quand je dis qu'il comprend mieux qu'un philosophe, il a très bien vu que, chez Kant, le rapport noumène/phénomène était tel que, d'une certaine manière, le phénomène était l'apparition du noumène. D'où le thème: les couleurs sont les idées nouménales, les couleurs sont les noumènes et l'espace et le temps c'est la forme de l'apparition des noumènes, c'est-à-dire des couleurs. Les couleurs apparaissent dans l'espace et le temps mais, en elles-mêmes, elles ne sont ni espace ni temps. C'est une idée qui me semble très intéressante, je n'y vois que de hautes vraisemblances. »

Gilles Deleuze, Extrait de Sur la peinture

mercredi 14 février 2024

Le principe des trois profondeurs

Le principe des trois profondeurs

Le regardant et le regardé

« J'ai sous les yeux un album de photographies en couleurs dont l'auteur exalte les écorces des frênes, des bouleaux et des érables, des hêtres pourpres et des peupliers argentés. Ce sont des plaques, des remous, des lambeaux de lumière où frémissent les plus chaudes nuances du cramoisi, du brun et du bleu sombre. Jean Rostand, qui présente ces planches impressionnantes, affirme avec raison qu'elles sont propres à décourager les peintres à la fois « par l'art de la composition, la pureté du trait, la rareté du coloris ». Elles apportent en tout cas une preuve de plus que le regardant et le regardé sont de la même espèce, appartiennent au même univers et que l'idée de la beauté est comme une sève qui circule entre eux dans l'unité de leur substance et qui les noue l'un à l'autre par de nouveaux liens. J'interprète ainsi l'expression saisissante par laquelle le naturaliste loue ces documents extraordinaires de rappeler à l'homme l'ubiquité de l'essentiel. »

Roger Caillois, Extrait de Œuvres

La main en or

« Un don spirituel ou artistique paraît d'abord injuste, mais il est immédiatement payé par une perte. C'est comme si, à la naissance, Dieux donnait à certains une main en or, mais dans le même temps ou il la dote d'une main en or, il leur enlève un pied. Ça se paye comptant. »

Christian Bobin, Extrait de La lumière du monde

mardi 13 février 2024

Langue mineure

« Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa langue à soi comme un étranger. »

Gilles Deleuze, Claire Parnet, Extrait de Dialogues

dimanche 11 février 2024

Une fente dans l'ombrelle

« Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, jonquille de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette de Macbeth ou d’Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions : communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir. »

Gilles Deleuze, Extrait de Qu’est-ce que la philosophie ?

Akinisi

C’est quand même incroyable qu’on soit encore vivants
à cent mille sous zéro et depuis cent mille ans.
Peu importe comment le décor te programme,
c’est toujours les tropiques quand tu aimes une femme.

Tout commença quand ils se sont perdus un jour ;
le traîneau de secours s’est perdu à son tour.
Le caribou couché dans la gueule du loup
j’ai pris de vieilles étoiles pour me faire un igloo.

Dans la toundra
Sursum corda.

Pourquoi Alashuack me parle-t-il ainsi,
tourisme de nylon, aliène que je suis ?
Dans un ciel éclaté aux bouches des cratères
je me demande si nous sommes encore sur terre.
« J’ai bel et bien perdu la trace, me dit-il,
ne tentons pas la panique, c’est inutile.
Je suis une légende et toi t’es une affaire,
j’te donne l’éternité et tu me donnes une bière.»

Dans la toundra
y a des bons gars.

Le petit point là-bas, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ?
Un trou dans la glace ? Un loup dans ma trace ?
Ici, c’est comme ailleurs, c’est comme la mémoire,
tout ce qui s’éloigne prend la couleur du noir.
Un météore blasé, un casino viking ?
Une armée en déroute, quelqu’un qui nous fait signe ?
Ton ennemi juré qui te voit dans sa mire
ou l’homme de pierre t’épargnant le pire ?

Dans la toundra
tu ne sais pas.

Peut-être le beau temps découvrant la rocaille,
des animaux masqués en smoking funérailles.
La pauvre kipaluk accouplée à son chien,
ils auront les yeux bleus, des dollars plein les mains.

La carcasse de l’avion, le pilote aux yeux fixes ;
la cargaison d’alcool de l’hiver de trente-six,
ils l’ont toute bue pendant que les bêtes passaient.
Rappelle-toi, petit, la mort n’arrive jamais

Dans la toundra
’est déjà là.

Akinisi, aussi, je crois que je l’attends.
Elle est passée comme une outarde au printemps.
Si tu savais combien d’années il a fallu
pour qu’elle vienne sur ma couche toute nue.

Elle est sourde et muette et secouée de transes,
elle s’en fut se marier à un mur de silence.
J’entends parfois la nuit sa prière électrique.
Quel oiseau de malheur, ô quel chant magnétique.

Dans la toundra
Kamasutra.

Vous autres, vous dites que le monde est petit ;
jamais pourtant je n’ai revu Akinisi.
Le petit point là-bas, c’est peut-être le chasseur
qui pose son fusil, le soir, près de son cœur.

S’il ramène de la viande il aura de la peau
et encore des enfants pour manger le troupeau
qui s’en va, qui s’en va, qui s’en va.
Akinisi, viens ici, dans mes bras !

C’est quand même incroyable qu’on soit encore vivants
à cent mille sous zéro et depuis cent mille ans.
Peu importe comment le décor te programme,
c’est toujours les tropiques quand tu aimes une femme.

J’ai la trajectoire, la tension et la cible.
Mon rêve a le métal des armes inadmissibles.
Je mangerai les dieux tombés à mes côtés
et je ne plierai que devant la beauté.

Je sens déjà rouler le frisson sur ma nuque,
mon âme s’envoler dans un blizzard de sucre.
Je savoure mon thé et je ferme les yeux.
Mourir de froid, c’est beau, c’est long, c’est délicieux.

Je me perdrai encore et encore, tant que
je n’aurai pas trouvé cet être qui me manque.
Pour célébrer cela, tu vas faire quelque chose ;
en arrivant au sud, tu m’envoies une rose.

Dans la toundra
ou au-delà.

Paroles et Musique: Richard Desjardins, Album Les Derniers Humains

Grandir dans le noir

« Les retombées du marteau-pilon du Creusot et les battements au ralenti du cœur de ma mère, martelant semblablement les plaques chauffées à blanc de l'invisible, rythmaient mes nuits, mes jours, mes pas. L'enfermement de la grand-mère maternelle, titubant d'un hôpital psychiatrique à l'autre, comme un gaz anesthésiait la famille. Captif d'un sort, j'ai grandit dans le noir, de loin en loin réveillé par le miracle d'un rayon de soleil passant par la fente d'un volet de fer, comme le peintre Turner faisant la nuit chez lui toute une semaine, pour ensuite claquer les volets contre le mur et retrouver la violence de la lumière originelle. Comme lui et pas comme lui: mon enfermement n'était pas voulu mais subi. Je n'ai jamais vu le paradis qu'adossé à l'enfer, en contrepoint, contrechant. Toute lumière – de parole, de visage ou de matière – m'est événement – un accident qui à chaque fois me sauve. Je ne sais rien de la vie sinon qu'elle est, dans la substance profonde, presque inatteignable, lumineuse, aérienne. L'âme est un pollen. À travers le judas de mon enfance, je regarde la lumière écrire mes livres. »

Christian Bobin, Extrait de Les différentes régions du ciel

vendredi 9 février 2024

Paré de ton incandescence

Paré de ton incandescence

La précarité des choses

Je choisis le vent pour me rappeler la précarité des choses,
l'ocre, le rouge pour éclairer la terre,
les oiseaux blancs, je choisis les branches cassées
pour me rappeler la descente
et l'envol, je choisis le feu qui brûle et transforme,
les mots qui pétrissent l'argile, les falaises abruptes
de Rilke, les vagues de Virginia Woolf (...)

Hélène Dorion, Extrait de Cœurs, comme livres d'amour

jeudi 8 février 2024

Une place sous atmosphère

Américaine de l'est, de l'ouest jusqu'aux îles du Commandeur, slave, le volcan est une femme. Semisopochnoi est sous atmosphère, cœur de pierre, ponce de verre. Dis-moi, quand quitterons-nous tout cela, ce ici «bat»? Biotite, hornblende ou pyroxène. Peu m'importe. Maintenant, toutes les teintes pulsent dans la ceinture de feu, chaque jour, chaque matin.

Société secrète

« Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu'ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu'ils se rencontrent jamais. Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c'est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c'est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c'est-à-dire du pouvoir. Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnées, les zones d'ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.

Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s'entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s'entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s'entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places. »

Pascal Quignard, Extrait de Dernier Royaume, tome 8 : Vie secrète

mercredi 7 février 2024

L'imaginaire et le réel

L'imaginaire et le réel

Une voix dans le noir

« C'est une voix dans le noir. C'est une voix qui amène le noir avec elleーun noir d'une densité particulière. Un noir plus profond que la nuit, que la seule absence provisoire de jour. Un rideau de sang noir sur les yeux du lecteur. La marée montante d'une voix noir dans son âme. Mot après mot. Vague après vague. La voix monte au galop dans le songe. La voix va plus vite que le songe du lecteur, que son souhait enfantin de gagner un asile, une terre ferme. Le livre très vite s'efface. Il ne joue plus son air ancien, son air d'enfance. La maison du livre dans les arbres n'ouvre plus sur un ciel bleu, ne protège plus, Elle est engloutie par la voix noire, et cela dès la première page, dès la première phrase. On n'est plus celui qui lit, celui qui dort. On ne peut plus l'être. On n'est plus celui qui rêve, celui qui part. On est maintenu à l'intérieur de soi, entre les murs de la voix noire. Il n'y a plus de livre ni de lecteur. Il n'y a plus que soi, bouclé dans le noir, serré dans le vide. On tourne les pages mais il ne s'agit plus de lire. Il s'agit d'autre chose, on ne sait quoi. Autre chose. On lit comme on aime, on entre en lecture comme on tombe en amoureux: par espérance, par impatience. Sous l'effet d'un désir, sous l'erreur invincible d'un tel désir: trouver le sommeil dans un seul corps, toucher au silence dans une seul phrase. Par impatience, par espérance. Et quelque fois une chose arrive. Une chose comme cette voix dans le noir. Elle défait toute impatience, elle dément toute espérance, Ne cherchant pas à consoler, elle apaise. Ne cherchant pas à séduire, elle ravit. Elle porte en elle-même sa propre fin, son propre deuil, son propre noir. Elle s'expose à ce point que celui qui l'écoute, à sont tour, se découvre sans abri, sans recours. Délivré de soi, rendu à soi. »

Christian Bobin, Extrait de Une petite robe de fête

Nocturnes

« Nocturnes. C'est l'état dans lequel me laisse Les Derniers Témoins de la Russe. Un roman raconte; elle, elle écoute. Je pense que cela change tout dans la relation avec ce qu'on lit, parce qu'on lit on l'entend à travers son écoute. Dans un roman, les personnages parlent toujours à d'autres personnages. Chez elle, il n'y a pas d'autres personnages, chacun se rappelle de ses souvenirs sans connaître ceux des autres: ils lui ont parlé à elle. La «transcription», je crois que c'est la première fois que je réalise ce que c'est vraiment: une scription «trans», le mouvement entre deux scriptions.

Nocturnes, parce que les souvenirs sont de la souffrance incarnée, sans interruption. Avec une étincelle brillante de survie dans chacune d'elle. Une nuit étoilée d'une seul étoile?

Bon, je m'en vais continuer dans sa mort de l'Homme rouge que j'avais mis de côté le temps de lire leurs histoires d'enfance. Ce que des millions de Russes on pu vivre de 1930 à 1950, surtout, on a aucune idée ici. Le récit du siège de Léningrad est le plus cruellement enfantin: un garçon attire un chien, un chien comme il les adore, tout doucement vers la cachette de sa famille pour qu'ils ne crèvent plus de faim... Y a des choses mille fois pires, mais pour un enfant... »

Luc Gauvreau

mardi 6 février 2024

Nada

Les impossibles à trouver, les riens à dire aux confins des riens, les riens à faire aux doutes ombragés, les rien de rien. Maintenant, toujours. Les impossibles à tracer, les contours vides, les chambres vides, les dehors vides aux nuées attendries. Les impossibles à revenir, les irrattrapables, les quasi oubliés, les évanouis et même les gisants, puis les restants. La terre ne se secoue plus. Agacée. La langue ne se secoue plus. Les mots ne se secouent plus. Plus rien. Nada.

Les blancs

Les blancs

Rive

« Il y a un peu de dérive dans le mouvement de l'Homme quand il te quitte. La vie domestique est volatile. J'y jette des ancres de livres pour rester à la surface jusqu'à ce que j'émerge sur les rivages de ton lit. J'y trouve de tout: du rêve, des échappées de sève, et puis toi, toujours. Même quand tu vaques à tes œuvres, sacrantes ou sacrées. J'y apporte mes abandons. »

Luc Gauvreau

M7,1

La couleur est un déterminant, la matière, une structure. Suivons les lignes de faille. L'eau n'est jamais calme dans les profondeurs et l'abysse strié de courants contraires. Mon amour, assumons, les contraintes tectoniques, les déformations cisaillantes, les diaclases. Écoutons le murmure des poissons. M7,1 en Nouvelle-Calédonie. Ils disent que les failles actives sont responsables de la majorité des tremblements de terre, mais ils ne parlent jamais de nous.

Je suis l'amphore

Je suis l’amphore
je vous porte dans vos silences historiques
dans vos cloîtres dans vos fenêtres d’inquiétude
dans vos gestes séculiers
sur le lustre de vos tâches secondaires et pratiques
dans votre démarche tropique
ou lorsque vous êtes assises sur les paliers
incises enflées mutilées
seules
privées du monde et du corps
et les plus belles aussi
qui ont gravé leur visage dans l’argile
dans vos coquillages à tisser des toiles
et toujours à naître dehors sur l’océan

Marie Uguay, Extrait de L’Outre-vie

lundi 5 février 2024

Les rides du temps

Les rides du temps

Sans je

« J'arrive du Café près de chez moi où une fois encore j'ai griffonné des pages et des pages de notes, réflexions, idées, sans y écrire une seule fois je. Je suis peut-être entré maintenant dans l'orbite des cahiers de Valéry, de la pensée sans sujet, sans l'ombre d'une voix, sans le grain d'une main. Ma petite pile de Moleskine augmente à chaque année d'un ou deux étages. Je me tais; je me tue... Sans je, où est tu? Sans je, qui est je? Qui est tu? »

Luc Gauvreau

Cristal

Songe à ce que serait sur ton ouïe, 
toi qui es à l'écoute de la nuit,
une très lente neige
de cristal.


Philippe Jaccottet, Extrait de À la lumière d'hiver

dimanche 4 février 2024

La nommer

« Je regarde la ville : envie enlevante de la nommer. Fascination de ses éclairages d'hiver, de ses lumières nocturnes, de ses multiples passants, porteurs chacun d'un halo de mystère : le battement même de leur vie. Mais je la vois à travers des mots fatigués, inexacts, porteurs ardents de petits mensonges creux. Je passe trop vite, je ne peux rien capter, je me laisse couler, entraîner par un étranger qui conduit la voiture. Je suis passive. Je vois la vie qui se dévide au bout de moi, l'amour multiple montrant ses beaux visages : les bavards, les secrets, les belles mains furtives de l'un et les tendres yeux maritimes de l'autre, et puis les bras, tout le beau corps rieur de mon amour. »

Marie Uguay, Extrait de Journal

Effet domino

Effet domino

Laideur auto-déclarée

« J'ai l'impression que l'on porte tous en soi, à divers degrés, un pouvoir d’auto-jugement extrême, ou l’auto condamnation à vie (justement: "à vie") est l'unique sentence possible. Ce n'est pas toujours le physique le problème à régler, à trucider, une grosse bedaine ou un triple menton, un derrière de porc ou une face de chnoute pourrie, tout y passe (caractère, tempérament, cervelle, émotions, amour des autres, etc.) à ce tribunal d'exception, l'exception étant nous, bien sûr, nous sommes en même temps le juge, l'avocat de la défense, le procureur, les jurés, le greffier, le public, la victime et l'accusé-e. En droit naturel, en Common Law ou dans le Code Napoléon, on n'appelle pas ça un tribunal impartial. »

Luc Gauvreau

samedi 3 février 2024

Le train de l'écrit

« C'est ça l'écriture. C'est le train de l'écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C'est de là qu'on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s'emparent de vous. »

Marguerite Duras, Extrait de Écrire