« La télévision, contrairement à ce qu'elle dit d'elle-même, ne donne aucune nouvelle du monde. La télévision c'est le monde qui s'effondre sur le monde, une brute geignarde et avinée, incapable de donner une seule nouvelle claire, compréhensible. La télévision c'est le monde à temps plein, à ras bord de souffrance, impossible à voir dans ces conditions, impossible à entendre. Tu es là, dans ton fauteuil ou devant ton assiette, et on te balance un cadavre suivi du but d'un footballeur, et on vous abandonne tous les trois, la nudité du mort, le rire du joueur et ta vie à toi, déjà si obscure, on vous laisse chacun au bout du monde, séparés d'avoir été aussi brutalement mis en rapport — un mort qui n'en finis plus de mourir, un joueur qui n'en finit plus de lever les bras et toi qui n'en finis pas de chercher un sens à tout ça, on est déjà à autre chose, dépression sur la Bretagne, accalmie sur la Corse. Alors. Alors qu'est-ce qu'il faut faire avec la vieille gorgée d'images, torchée de sous ? Rien. Il ne faut rien faire. Elle est là, de plus en plus folle, malade à l'idée qu'un jour elle ne pourrait ne plus séduire. Elle est là et elle n'en bougera plus. Un monde sans images est désormais impensable. Il y aura toujours de jeunes gens dynamiques pour la servir, pour faire la sale besogne à ta place, à la place de tous les autres, au nom de tous les autres. Il faut laisser aller le bas jusqu'au bas, laisser la décomposition organique du monde se poursuivre. C'est vers la fin déjà, ça va vers sa fin, il ne faut rien toucher à l'agonie en cours, ne surtout pas réparer ce qui se détraque — autant mettre du fond de teint sur les joues cireuses d'une morte. Laisser proliférer les images aveugles: quelque chose vient par en dessous, quelque chose vient à notre rencontre. Il y a dans la douleur une pureté infatigable, la même que dans la joie, et cette pureté est en route dessous les tonnes d'imaginaire congelé. En attendant les images vraies, les images pures de vérité trouvent asile dans l'écriture, dans la compassion de solitude de celui qui écrit, Velibor Čolić, par exemple. Un écrivain yougoslave, il ne fait pas de belles images, il dit ce qu'il voit, c'est aussi simple que ça. Il dit une chose qui se passe à Modrića, en Bosnie-Herzégovine, le 17 mai 1992. Il l'a dit comme une chose éternelle. Il voit dans la singularité d'un lieu et d'un acte l'éternel du monde depuis ses débuts du monde: ainsi tu peux lire sans que le courage sans aille, sans que tu te dises à quoi bon, ainsi tu donnes à la phrase le temps de s'écrire, à la douleur du monde le temps d'entrer dans ton esprit pour y délivrer son sens. »
Christian Bobin, Extrait de L'inespérée
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