« Gasquet a fait un livre très important sur Cézanne. Dans ce livre, il se prend un peu pour le Platon de Socrate, c'est-à-dire il reconstitue bien des années après des dialogues, des conversations avec Cézanne. Ce n'est pas la transcription. Qu'est ce que Gasquet — qui n'était pas peintre, mais écrivain — rajoute de lui-même ? Beaucoup de critiques sont très méfiants à l'égard de ce texte. Sur ce point, je suis tout à fait Maldiney qui considère au contraire que c'est un texte qui risque bien d'être fidèle parce que les arguments sont très bizarres. Vous savez qu'il y a une espèce de légende, de bruit qui court: les peintres, on les traite toujours un peu comme si c'étaient des créatures incultes et pas très malignes. Dès qu'on lit ce qu'ils écrivent, on est rassuré, c'est ni l'un ni l'autre. Or une des raisons pour lesquelles on discute de l'authenticité du texte de Gasquet, c'est que, bizarrement, Cézanne se met à parler de temps en temps comme un postkantien.
D'autre part, il était très cultivé, il ne le montrait pas ou rarement. Il jouait un rôle étonnant de paysan de bouseux alors qu'il savait, lisait beaucoup. Les peintres font toujours semblant de n'avoir rien vu, de ne rien savoir. Je crois qu'ils lisent beaucoup la nuit. On peut même imaginer facilement que Gasquet ait raconté à Cézanne des choses sur Kant. Ce que comprend Cézanne c'est très bien parce qu'il comprend beaucoup plus qu'un universitaire. À un moment, Gasquet lui fait dire cette phrase si belle: « Je voudrais [...] peindre l'espace et le temps pour qu'ils deviennent les formes de la sensibilité des couleurs, car j'imagine parfois les couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des être de raison pure. » Les commentateurs disent: Cézanne n'a pas pu dire ça, c'est Gasquet qui le lui a fait dire. Je ne suis pas sûr, moi, qu'ils n'aient pas parlé un soir de Kant, que Cézanne ait très bien compris parce que, quand je dis qu'il comprend mieux qu'un philosophe, il a très bien vu que, chez Kant, le rapport noumène/phénomène était tel que, d'une certaine manière, le phénomène était l'apparition du noumène. D'où le thème: les couleurs sont les idées nouménales, les couleurs sont les noumènes et l'espace et le temps c'est la forme de l'apparition des noumènes, c'est-à-dire des couleurs. Les couleurs apparaissent dans l'espace et le temps mais, en elles-mêmes, elles ne sont ni espace ni temps. C'est une idée qui me semble très intéressante, je n'y vois que de hautes vraisemblances. »
Gilles Deleuze, Extrait de Sur la peinture
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