« C'est une voix dans le noir. C'est une voix qui amène le noir avec elleーun noir d'une densité particulière. Un noir plus profond que la nuit, que la seule absence provisoire de jour. Un rideau de sang noir sur les yeux du lecteur. La marée montante d'une voix noir dans son âme. Mot après mot. Vague après vague. La voix monte au galop dans le songe. La voix va plus vite que le songe du lecteur, que son souhait enfantin de gagner un asile, une terre ferme. Le livre très vite s'efface. Il ne joue plus son air ancien, son air d'enfance. La maison du livre dans les arbres n'ouvre plus sur un ciel bleu, ne protège plus, Elle est engloutie par la voix noire, et cela dès la première page, dès la première phrase. On n'est plus celui qui lit, celui qui dort. On ne peut plus l'être. On n'est plus celui qui rêve, celui qui part. On est maintenu à l'intérieur de soi, entre les murs de la voix noire. Il n'y a plus de livre ni de lecteur. Il n'y a plus que soi, bouclé dans le noir, serré dans le vide. On tourne les pages mais il ne s'agit plus de lire. Il s'agit d'autre chose, on ne sait quoi. Autre chose. On lit comme on aime, on entre en lecture comme on tombe en amoureux: par espérance, par impatience. Sous l'effet d'un désir, sous l'erreur invincible d'un tel désir: trouver le sommeil dans un seul corps, toucher au silence dans une seul phrase. Par impatience, par espérance. Et quelque fois une chose arrive. Une chose comme cette voix dans le noir. Elle défait toute impatience, elle dément toute espérance, Ne cherchant pas à consoler, elle apaise. Ne cherchant pas à séduire, elle ravit. Elle porte en elle-même sa propre fin, son propre deuil, son propre noir. Elle s'expose à ce point que celui qui l'écoute, à sont tour, se découvre sans abri, sans recours. Délivré de soi, rendu à soi. »
Christian Bobin, Extrait de Une petite robe de fête
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