Michel Foucault avait alors fait scandale en énonçant que l’Homme, conçu comme sujet, était un concept historique et construit, appartenant à un certain régime du discours, et non une évidence intemporelle capable de fonder des droits ou une éthique universelle. Il annonçait la fin de la pertinence de ce concept, dès lors que le type de discours qui seul lui donnait sens était historiquement périmé.
De même Louis Althusser énonçait que l’historie n’était pas, comme le pensait Hegel, le devenir absolu de l’Esprit, ou l’avènement d’un sujet-substance, mais un processus rationnel réglé, qu’il nommait un « procès sans sujet », et auquel n’avait accès qu’une science particulière, le matérialisme historique. Il en résulterait que l’humanisme des droits et de l’éthique abstraite n’étaient que des constructions imaginaires –des idéologies-, et qu’il fallait s’engager dans la voie qu’il appelait celle d’un « anti-humanisme théorique ».
Dans le même temps, Jacques Lacan entreprenait de soustraire la psychanalyse à toute tendance psychologique et normative. Il montrait qu’il fallait distinguer absolument le Moi, figure d’unité imaginaire, et le Sujet. Que le sujet n’avait aucune substance, aucune « nature ». Qu’il dépendait, et des lis contingentes du langage, et de l’histoire, toujours singulière, des objets du désir. Il s’ensuivait que toute notre vision de la cure analytique comme réinstauration d’un désir « normal » était une imposture et que, plus généralement, il n’existait aucune norme dont puisse se soutenir l’idée d’un « sujet humain » dont la philosophie aurait eu pour tâche d’énoncer les devoirs ou les droits.
Ce qui était ainsi contesté était l’idée d’une identité, naturelle ou spirituelle, de l’Homme, et par conséquent le fondement même d’une doctrine « éthique » au sens où on l’entend aujourd’hui : législation consensuelle concernant les hommes en général, leurs besoins, leur vie et leur mort. Ou encore : délimitation évidente et universelle de ce qui est mal, de ce qui ne convient pas à l’essence humaine.
Est-ce à dire que Foucault, Althusser, Lacan, prônaient l’acceptation de ce qu’il y a, l’indifférence au sort des gens, le cynisme ? Par un paradoxe que nous éclaircirons dans la suite, c’est exactement le contraire : tous étaient, à leur façon, les militants attentifs et courageux d’une cause, bien au-delà de ce que sont aujourd’hui les tenants de l’ « éthique » et des « droits ». Michel Foucault par exemple s’était engagé de façon particulièrement rigoureuse sur la question des emprisonnés, et consacrait à cette question, faisant preuve d’un immense talent d’agitateur et d’organisateur, une grande partie de son temps. Althusser n’avait en vue que la re-définition d’une véritable politique d’émancipation. Lacan lui-même, outre qu’il était un clinicien « total », au point de passer le plus clair de sa vie à écouter des gens, concevait son combat contre les orientations « normatives » de la psychanalyse américaine, et la subordination avilissante de la pensée de l’american way of life, comme un engagement décisif. De sorte que les questions d’organisation et de polémique étaient à ses yeux constamment homogènes aux questions théoriques.
Lorsque les tenants de l’idéologie « éthique » contemporaine proclament que le retour à l’Homme et à ses droits nous a délivrés des « abstractions mortelles » engendrées par « les idéologies », ils se moquent du monde. Nous serions heureux de voir aujourd’hui un souci aussi constant des situations concrètes, une attention aussi soutenue et aussi patiente portée au réel, un temps aussi vaste consacré à l’enquête agissante auprès des gens les plus divers, et les plus éloignés, en apparence, du milieu ordinaire des intellectuels, que ceux dont nous avons été les témoins entre 1965 et 1980.
En réalité, la preuve a « été fournie que la thématique de la « mort de l’Homme » est compatible avec la rébellion, l’insatisfaction radicale au regard de l’ordre établi, et l’engagement complet dans le réel des situations, cependant que le thème de l’éthique et des droits de l’homme est, lui, compatible avec l’égoïsme content des nantis occidentaux, le service des puissances, et la publicité. Tels sont les faits.
L’élucidation de ces faits exige qu’on en passe par l’examen des fondements de l’orientation « éthique ».
Alain Badiou, Essai
sur la conscience du Mal
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