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dimanche 23 novembre 2014

2. Les fondements de l’éthique des droits de l’homme.

La référence explicite de cette orientation, dans le corpus de la philosophie classiques, est Kant[1].le moment actuel est celui d‘un vaste « retour à Kant » dont à vrai dire les détails et la diversité sont labyrinthiques. Je n’aurai ici en vue que la doctrine « moyenne ».

Ce qui est essentiellement retenue de Kant (ou d’une image de Kant, ou mieux encore des théoriciens du « droit naturel ») est qu’il existe des exigences impératives, formellement représentables, et qui n’ont pas à être subordonnées à des considérations empiriques, ou à des examens de situation ; que ces impératifs touchent aux cas d’offense, de crime, de Mal ; on ajoute à cela qu’un droit, national et international, doit les sanctionner ; que par conséquent les gouvernements sont tenus de faire figurer dans leur législation ces impératifs et de leur donner toute la réalité qu’ils exigent ; que sinon, on est fondé à les y contraindre (droit d’ingérence humanitaire, ou droit d’ingérence du droit).

L’éthique est ici conçue comme capacité a priori à distinguer le Mal (car dans l’usage moderne de l’éthique, le Mal –ou le négatif- sont premiers : on suppose un consensus sur ce qui est barbare), et comme principe ultime du jugement, en particulier du jugement politique : est bien ce qui intervient visiblement contre un Mal identifiable a priori. Le droit lui-même est d’abord le droit « contre » le Mal. Si l’ « Etat de droit » est requis, c’est que lui seul autorise un espace d’identification du Mal (c’est la « liberté d’opinion », qui, dans la vision éthique, est d’abord liberté de désigner le Mal), et donne les moyens d’arbitrer quand la chose n’est pas claire (appareil de précautions judiciaires).

Les présupposés de ce noyau de convictions sont clairs :

1) On suppose un sujet humain en général, tel que ce qui lui arrive de mal soit identifiable universellement (bien que cette universalité soit souvent appelée, d’un nom tout à fait paradoxal, « opinion publique »), en sorte que ce sujet est à la fois un sujet passif, ou pathétique, ou réfléchissant : celui qui souffre ; et un sujet de jugement, ou actif, ou déterminant : celui qui, identifiant la souffrance, sait qu’il la faire cesser par tous les moyens disponibles.

2) La politique est subordonnée à l’éthique, du seul point de vue qui importe vraiment dans cette vison des choses : le jugement, compatissant et indigné, du spectateur des circonstances.

3) Le Mal est ce à partir de quoi se dispose le Bien, et non l’inverse.

4) Les « droits de l’homme » sont des droits au non-Mal : n’être offensé et maltraité ni dans sa vie (horreur du meurtre et de l’exécution), ni dans son corps (horreur de la torture, des sévices et de la famine), ni dans son identité culturelle (horreur de l’humiliation des femmes, des minorités, etc.)

La force de cette doctrine est, de prime abord, son évidence. On sait en effet d‘expérience que la souffrance se voit. Déjà les théoriciens du XVIIIe siècle avaient fait de la pitié –identification à la souffrance du vivant- le principal ressort du rapport à autrui. Que la corruption, l’indifférence ou la cruauté des dirigeants politiques soient les causes majeures de leur discrédit, les théoriciens grecs de la tyrannie le notaient déjà. Qu’il soit plus aisé de constituer un consensus sur ce qui est mal que sur ce qui et bien, les églises en ont fait l’expérience : il leur a toujours été plus facile d’indiquer ce qu’il ne fallait pas faire, voire se contenter de ces abstinences, que de débrouiller ce qu’il fallait faire. Il est en outre certain que toute politique digne de ce nom trouve son point de départ dans la représentation que se font les gens de leur vie et de leurs droits.

On pourrait donc dire : voilà un corps d‘évidences capable de cimenter un consensus planétaire, et de se donner la force de son imposition.

Et pourtant, il faut soutenir qu’il n’en ait rien, que cette « éthique » est inconsistante, et que la réalité parfaitement visible, est le déchaînement des égoïsmes, la disparition ou l’extrême précarité des politiques d’émancipation, la multiplication des violences « ethniques », et l’universalité de la concurrence sauvage.

[1] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

Alain Badiou, Essai sur la conscience du Mal

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