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lundi 24 novembre 2014

3. L’homme, animal vivant ou singularité immortelle?

Le cœur de la question est la supposition d’un Sujet humain universel, capable d’ordonner l’éthique aux droits de l’homme et aux actions humanitaires.

Nous avons vu que l’éthique subordonne l’identification de ce sujet à l’universelle reconnaissance du mal qui lui est fait. L’éthique définit donc l’homme comme une victime. On dira : « Mais non ! Vous oubliez le sujet actif, celui qui intervient contre la barbarie ! » Soyons précis en effet : l’homme est ce qui est capable de se reconnaître soi-même comme victime.

C’est cette définition qu’il faut déclarer inacceptable. Et cela pour trois raisons principales.

1) Tout d’abord, parce que l’état de victime, de bête souffrante, de mourant décharné, assimile l’homme à sa substructure animale, à sa pure et simple identité de vivant (la vie, comme le dit Bichat[1], n’est que « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »). Certes, l’humanité est une espèce animale. Elle est mortelle et prédatrice. Mais ni l’un ni l’autre de ces rôles ne peuvent la singulariser dans le monde du vivant. En tant que bourreau, l’homme est une abjection animale, mais il faut avoir le courage de dire qu’en tant que victime, il ne vaut en général pas mieux. Tous les récits de torturés[2] et de rescapés l’indiquent avec force : si les bourreaux ou les bureaucrates des cachots et des camps peuvent traiter les victimes comme des animaux promis à l’abattoir, et avec lesquels eux, les criminels bien nourris, n’ont rien de commun, c’est que les victimes sont bel et bien devenues de tels animaux. On a fait ce qu’il fallait pour ça. Que certaines cependant soient encore des hommes, et en témoignent, est un fait avéré. Mais justement, c’est toujours par un effort inouï, salué par ses témoins –qu’il éveille à une reconnaissance radieuse- comme une résistance presque incompréhensible, en eux, de ce qui ne coïncide pas avec l’identité de victime. Là est l’Homme, si on tient à le penser : dans ce qui fait, comme le dit Varlam Chamalov dans ses Récits de la vie des camps,[3] qu’il s’agit d’une bête autrement résistante que les chevaux, non par son corps fragile, mais par son obstination à demeurer ce qu’il est, c’est-à-dire, précisément, autre chose qu’une victime, autre chose qu’un être-pour-la-mort, et donc : autre chose qu’un mortel.

Un immortel : voilà ce que les pires situations qui puissent lui être infligées démontrent qu’est l’homme, pour autant qu’il se singularise dans le flot multiforme et rapace de la vie. Pour penser quoi que ce soit concernant l’Homme, c’est de là qu’il faut partir. En sorte que s’il existe des « droits de l’homme », ce ne sont sûrement pas des droits de la vie contre la mort, ou des droits de la survie contre la misère. Ce sont les droits de l’Immortel, s’affirmant pour eux-mêmes, ou les droits de l’Infini exerçant leur souveraineté sur la contingence de la souffrance et de la mort. Qu’à la fin nous mourrions tous et qu’il n’y ait que poussière ne change rien à l’identité de l’Homme comme immortel, dans l’instant où il affirme ce qu’il est au rebours du vouloir-être-un-animal auquel la circonstance l’expose. Et chaque homme, on le sait, imprévisiblement, est capable d’être cet immortel, dans de grandes ou de petites circonstances, pour une importante ou secondaire vérité, peu importe. Dans tous les cas, la subjectivation est immortelle, et fait l’Homme. En dehors de quoi existe une espèce biologique, un « bipède sans plumes » dont le charme n’est pas évident.

Si on ne part pas de là (ce qui se dit, très simplement : l’Homme pense, l’Homme est tissé de quelques vérités), si on identifie l’Homme à sa pure réalité de vivant, on en vient inévitablement au contraire réel de ce que le principe semble indiquer. Car ce « vivant » est en réalité méprisable, et on le méprisera. Qui ne voit que dans les expéditions humanitaires, les ingérences, les débarquements de légionnaires caritatifs, le supposé Sujet universel est scindé ? Du côté des victimes, l’animal hagard qu’on expose sur l’écran. Du côté du bienfaiteur, la conscience et l’impératif. Et pourquoi cette scission met-elle toujours les mêmes dans les mêmes rôles ? Qui ne sent que cette éthique penchée sur la misère du monde cache, derrière son Homme-victime, l’Homme-bon, l’Homme-blanc ? Comme la barbarie de la situation n’est réfléchie qu’en terme de « droits de l’homme », -alors qu’il s‘agit toujours d’une situation politique, appelant une pensée-pratique politique, et dont il y a sur place, toujours, d’authentiques acteurs-, elle est perçue, du haut de notre paix civile apparente, comme l’incivilisée, qui exige du civilisé une intervention civilisatrice. Or, toute intervention au nom de la civilisation exige un mépris premier de la situation toute entière, victimes comprises. Ey c’est pourquoi l’ « éthique » est contemporaine, après des décennies de courageuses critiques du colonialisme et de l’impérialisme, d’une sordide auto-satisfaction des « Occidentaux », de la thèse martelée selon laquelle la misère du tiers-monde est le résultat de son impéritie, de sa propre inanité, bref : de sa sous-humanité. 

2) Deuxièmement, parce que si le « consensus » éthique se fonde sur la reconnaissance du Mal, il en résulte que toute tentative de rassembler les hommes autour d’une idée positive du Bien, et plus encore d‘identifier l’Homme par un tel projet, est en réalité la véritable source du mal lui-même. C’est ce qu’on nous inculque depuis maintenant quinze ans : tout projet de révolution, qualifié d’ « utopique », tourne, nous dit-on, au cauchemar totalitaire. Toute volonté d’inscrire cette idée de la justice ou de l’égalité tourne au pire. Toute volonté collective du Bien fait le Mal[4]. 

Or, cette sophistique est dévastatrice. Car s’il ne s’agit que de faire valoir, contre un Mal reconnu a priori, l’engagement éthique, d’où procédera qu’on envisage une transformation quelconque de ce qui est ? Où l’homme puisera-t-il la force d’être l’immortel qu’il est ? Quel sera le destin de la pensée, dont on sait bien qu’elle est invention affirmative, ou qu’elle n’est pas ? En réalité, le prix payé par l’éthique est un conservatisme épais. La conception éthique de l’homme, outre qu’elle est en fin de compte soit biologique (images des victimes), soit « occidentale » (contentement du bienfaiteur armé), interdit toute vision positive large des possibles. Ce qui nous est ici vanté, ce que l’éthique légitime, est en réalité la conservation, par le prétendu « Occident », de ce qu’il possède. C’est assise sur cette possession (possession matérielle, mais aussi possession de son être) que l’éthique détermine le Mal comme, d’une certaine manière, ce qui n’est pas ce dont elle jouit. Or l’Homme, comme immortel, se soutient de l’incalculable et de l’impossédé. Il se soutient du non-étant. Prétendre lui interdire de se représenter le Bien, d’y ordonner ses pouvoirs collectifs, de travailler à l’avènement de possibles insoupçonnés, de penser ce qui peut être, en rupture radicale avec ce qui est, c’est lui interdire, tout simplement, l’humanité elle-même.

3)Enfin, par sa détermination négative et a priori du Mal l’éthique s’interdit de penser la singularité des situations, ce qui est le début obligé de toute action proprement humaine. Ainsi le médecin rallié à l’idéologie « éthique » méditera en réunion et commission toutes sortes de considérations sur « les malades », considérés exactement comme l’est, par le partisan des droits de l’homme, la foule indistincte des victimes : totalité « humaine » de réels sous-hommes. Mais le même médecin ne verra nul inconvénient à ce que cette personne ne soit pas soignée à l’hôpital, et avec tous les moyens nécessaires, parce qu’elle est sans papiers, ou non immatriculée à la Sécurité sociale. Responsabilité « collective », encore une fois, oblige ! Ce qui est ici raturé, c’st qu’il n’y a qu’une seule situation médicale : la situation clinique[5], et qu’il n‘y a besoin de nulle « éthique » (mais seulement d’une vision claire de cette situation) pour savoir qu’en la circonstance le médecin n’est médecin que s’il traite la situation sous la règle du possible maximal : soigner cette personne qui le lui demande (pas d’ingérence, ici !) jusqu’au bout, avec tout ce qu’il sait, tous les moyens dont il sait qu’ils existent, et sans rien considérer d’autre. Et si on veut lui interdire de soigner pour cause de budget de l’Etat, de statistique de la morbidité ou de lois sur les flux migratoires, qu’on lui envoie la gendarmerie ! Encore son strict devoir hippocratique serait-il de lui tirer dessus. Les « commissions d’éthique » et autres ruminations sur les « dépenses de santé » et « responsabilité gestionnaire », étant radicalement extérieures à l’unique situation proprement médicale, ne peuvent en réalité qu’interdire qu’on lui soit fidèle. Car lui être fidèle voudrait dire : traiter le possible de cette situation jusqu’au bout. Ou, si l’on veut, faire advenir, dans la mesure du possible, ce que cette situation contient d’humanité affirmative, soit : tenter d’être l’immortel de cette situation.

En fait, la médecine bureaucratique sous idéologie éthique a besoin « des malades » comme victimes indistinctes ou statistiques, mais est rapidement encombrée par toute situation effective et singulière de demande. De là que la médecine « gestionnaire », « responsable » et « éthique » en est réduite à l’abjection de décider quels malades le « système de santé français » peut soigner, et lesquels il doit renvoyer, puisque le Budget et l’opinion l’exigent, mourir dans les faubourgs de Kinshasa.

[1] Médecin, anatomiste et physiologue français du XVIIIe siècle.
[2] Henri Alleg, La Question, 1958. Il n’est pas mauvais de se référer à des épisodes de torture bien de chez nous, systématiquement organisés entre 1954 et 1962.
[3] Varlam Chamalov, Kolyma. Récits de la vie des camps, Maspéro- La Découvertes, 1980. Ce livre, proprement admirable, donne forme d’art à l’éthique vraie. (Les notes sont de l’auteur.)
[4] André Glucksmann, Les Maîtres Penseurs, Grasset, 1977. Glucksmann est celui qui a le plus insisté sur la priorité absolue de la conscience du Mal, et sur l’idée que le primat catastrophique du Bien était une création de la philosophie. L’idéologie « éthique » a ainsi une part de ses racines chez les « nouveaux philosophes » de la fin des années 70.
[5] Cécile Winter, Qu’en est-il de l’historicité actuelle de la clinique ? (à partir d’une méditation de Foucault). A paraître. Ce texte manifeste, de la façon la plus rigoureuse qui soit, la volonté pensante de reformuler, dans les conditions actuelles de la médecine, l’exigence clinique comme seul référent.

Alain Badiou, Essai sur la conscience du Mal

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