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dimanche 30 décembre 2018
Cette incertitude de soi
« La peinture, ce tremblement, cette incertitude de soi, cette obligation de modifier, de transgresser, de subvertir le savoir et la connaissance. Où trouver force, sinon dans l’innocence, dans l’insouciance, dans la spontanéité. Travailler sans vouloir, sans savoir, dans la mécanique des gestes et le dépassement inattendu. Être fragile, poreux, indécis et trouble, n’avoir qu’un regard en semi-éveil où un rêve qui file. Être la main qui agit sans contrôle de volonté ou de désir. »
Claude Viallat
La mutique
« Or voici: dans la salle Sainte-Hélène, geôle de la psychiatrie, qui précédait immédiatement Sainte-Agathe aux confins du pavillon Sainte-Marie, il y avait une mutique qui restait dans son cabanon. Internée toute jeune, à quinze ans, elle eut la permission de revenir à la maison et prévint que si on la retournait à Saint-Jean-de-Dieu, jamais plus elle ne parlerait. Sa mère l'y retourna: depuis vingt-huit ans, elle n'a pas dit un seul mot. En 1970, en même temps que moi, s'amènent à Longue-Pointe Philippe et Edmée Koechlin, apôtres de la douceur, ennemis de toute contrainte, champions libérateurs. Ils prennent charge de Sainte-Hélène et consacreront une année à ses dix-sept recluses, dont Céline, la mutique, qui les intéresse tout particulièrement. Ils s'insinuent auprès d'elle, tous les moyens sont bons: ils jouent au papa et à la maman psychiatres. Chaque jour Philippe s'assoit auprès d'elle, lui parlant sans la toucher, tandis qu'Edmée lui tient la main. Ces gens saugrenus, ahurissants, aux-quels Céline ne s'attendait pas, venus spécialement pour elle de France, lui expliquant qu'« ils l'aiment comme l'une de leurs filles ». Et ils l'amènent se promener en auto. Comment Céline, après sa longue ténèbre, toute éblouie par la lumière, n'aurait-elle pas parlé? Elle parla, mettant fin à son mutisme de vingt-huit ans qui faisait toute sa grandeur. Elle se rendit compte de sa perte quand ses parents impromptus, tout fiers d'eux-mêmes, rentrèrent en France pour y céllébrer leur exploit dans un livre paru chez Maspero en 1973, Corridors de sécurité. Céline dira de Philippe Koechlin qu'il « avait une maudite face de serpent » et qu'ils étaient tous deux « des voleurs d'âme ».
Ils l'étaient, en effet, puisque sous des prétextes humanitaires ils avaient abusé d'elle pour la dépouiller du prodigieux silence dans lequel, démunie de tout, dans le plus grand désarroi, elle avait investi tout son coeur, toute son âme. C'est par le silence de Céline que j'ai appris ce que Mariette avait à me dire avec ses mots hachés menus sur une plainte trachérale, qu'on lui avait arraché la voix comme une dent avec un davier sanglant. Eût-elle réappris à parler, elle se fut avilie à des futilités, devenant une petite vieille quelconque. Au travers de ses supplices, elle, acquis une irremplaçable grandeur. La voix d'égorgée restait sans remède. Mariette avait atteint une sorte d'absolu devant lequel on n'a plus rien d'autre à faire qu'à s'incliner humblement. »
Jacques Ferron, Extrait de La conférence inachevée, Le pas de Gamelin
vendredi 21 décembre 2018
Les heures immobiles
« Les heures importantes sont les heures immobiles. Ces fractions de temps arrêtées, minutes quasi mortes sont ce que tu as de plus vrai, ce que tu es de plus vrai, ne les possédant pas, n'étant pas par elles possédé, sans attributs, et que tu ne pourrais « rendre », étendue horizontale par-dessus des puits sans fond. »
Henri Michaux, Extrait de Poteaux d'angle
lundi 17 décembre 2018
vendredi 7 décembre 2018
jeudi 6 décembre 2018
Champ du cinabre
Ce minuscule point de fuite au point de croix nord-ouest, là-haut sur le territoire, là-bas sur la carte, le vois-tu de visu; ce bout de stannate de cobalt au passé empiétant, le ciel; notre échapée où nous émigrerons loin de cette île.
Au commencement, il te faudra survoler; les inclusions d'antimoine, d'arsenic et de bitume poussant dans le champ du cinabre inférieur; toujours en te guidant de l'étoile polaire. Mon corps, ne flânes pas. Ensuite, te faufiler jusqu'au Palais Écarlate né d'un ancien volcan, ses flans de sulfure de fer, sélénium et de sulfate de calcium sonnerons le mi-chemin. Alpha Ursae Minoris se rappellera à toi. Mon coeur, ne t'y trompes pas. Finalement, tu dénicheras le Palais du Nirvana; cherches les traces de sulfate de baryum, de plomb et de zinc; à ce stade, tu comprendras que Dédale était un grand architecte. Ma tête, ne te leurres pas.
Des nuitées, il me faudra filer encore. Toi vers le Nord, il te faudra filer. Floues les lignes de force, au carrefour force un virage à gauche. Tu trouveras tout au bout du fil, tout le bleu de cæruleum qui niche dans la toile des astres, la sortie. Mon âme, libères-moi.
Personne ne peut
« Écrire. Je ne peux pas. Personne ne peut. Il faut le dire : on ne peut pas. Et on écrit.
C’est l’inconnu qu’on porte en soi : écrire, c’est ça qui est atteint. C’est ça ou rien.
On peut parler d’une maladie de l’écrit.
Il y a une folie d’écrire qui est en soi-même, une folie d’écrire furieuse mais ce n’est pas pour cela que l’on est dans la folie. Au contraire.
L’écriture c’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est pas même pas une réflexion, écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne, parallèlement à elle-même, d’une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible, douée de pensée, de colère, et qui quelquefois, de son propre fait est en danger d’en perdre la vie.
Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine.
Écrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait – on ne le sait qu’après – avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi.
L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. »
Marguerite Duras, Extrait de Écrire
mercredi 5 décembre 2018
Pis Si Ô Moins
Baise-moé encore
Baise-moé encore pour fuire le monde
Des dominants, des dominés
Des herbivores, des carnivores
Et parlant d'herbe roules-en donc un
Roules-en donc un qu'on redevienne
Qu'on redevienne l'instant d'un spliff
Des souverains improductifs
Je ris au nez des vendeurs d'ordre
Des exploiteurs endimanchés
Distributeurs de cochonneries
Et de bonheurs préfabriqués
Allez vous en au paradis
Bande de téteux pis lachez-moé
Ch'tanné d'entendre toutes vos conneries
Vos saloperies pis vos menteries
Pis d'voir vos yeux ambitionneux
Crier youppie! J'ai réussi!
Ostie
Pis si ô moins
Y'en avait moins
Y'en avait moins de pauvres crétins
En train de s'faire faire un blow job
Au p'tit bureau qui s'trouve en haut
D'la pyramide des affranchis
J'en f'rais des p'tits tout plein cent mille
Merci la vie ben oui, ben oui
Ça s'rait super j'pourrais aller faire
Du kid kodak dedans la belle
Dedans la belle télévision
J'aurais l'air d'un roman savon
Toutes les matantes s'raient toutes contentes
J'dirais ça c'est ma p'tite famille
Ça s'rait parfait pour mon image
« Ah! Qu'c'est don' cute », dirait la fille
À travers de son maquillage
Je ris au nez des vendeurs d'ordre
Des exploiteurs endimanchés
Distributeurs de cochonneries
Et de bonheurs préfabriqués
Allez vous en au paradis
Bande de téteux pis lachez-moé
Ch'tanné d'entendre toutes vos conneries
Vos saloperies pis vos menteries
Pis d'voir vos yeux ambitionneux
Crier youppie! J'ai réussi!
Ostie
Pis si ô moins
Y'en avait moins
Y'en avait moins de pauvres crétins
Prêts à mourir pour la patrie
Kalishnikov & compagnie
Pour faire rouler l'économie
Pis si ô moins
Y'en avait moins
Y'en avait moins de pauvres crétins
Prêts à mourir pour la patrie
Kalishnikov & compagnie
Pour faire rouler l'économie
Pour faire rouler l'économie
Pour faire rouler l'économie
Adorateur du Dieu profit
Pour faire rouler l'économie
Pour faire rouler l'économie
Pour faire rouler l'économie
Rrrrouler!
Pour faire rouler!
Pour faire rouler!
Bonjour c'est moi l'caméraman, êtes-vous victime de quelque chose?
Ta yeule toé!
Sacrament madame! Pour faire rouler l'économie
Sacrament madame! Pour faire rouler l'économie
Paroles: André Fortin
Musique: André Fortin, Mike Sawatzky
jeudi 29 novembre 2018
Gertrude Stein
« Gertrude Stein (1874 - 1946), grande démone des lettres et des arts d'avant-garde, avait découvert, dans la mémoire de Henry James, mais sous le regard des peintres étrangers de l'école de Paris, la plasticité du langage. Un mot et un mouvement: il est à sa place quand, n'en changeant pas, il appartient à des phrases qui peuvent être distinctes et reçoit, de cette multiple appartenance, une multiplicité de fonctions: ainsi, il voyage. Il en est, dès lors, réalisé. L'absence de ponctuation se prête à une telle plasticité. La poésie, ou ce qu'on appelle ainsi, tient aussi de cela - à cette intelligence. »
Michel Van Schendel, Extrait de Quand demeure
mercredi 28 novembre 2018
Différentes heures font différentes montagnes
« La montagne montre encore des mouvements qu'elle a subis il y a longtemps. Tu vas pour cela auprès d'elle, afin de retrouver, et sans risque à présent, la grandeur de ses gestes d'autrefois et l'allure extraordinaire qu'elle devait avoir lorsqu'elle s'arrêta dans un dernier soulèvement.
Cependant si énorme que soit la masse pierreuse, des vapeurs même légères l'interceptent couramment jusqu'à en avoir raison en apparence, et te la remettent à plus tard.
Différentes heures font différentes montagnes. Mais la grandeur n'est pas annulée. Elle demeure. Tu la respires. »
Henri Michaux, Extrait de Poteaux d'angle
Ishtar Génitrix
« Je naquis d'une géante rouge, étoile mourante destinée, comme le soleil, à se résorber en hélium dans quelque cinq milliards d'années après être devenue naine blanche et avoir dévoré ses enfants. Je naquis d'Ishtar Génitrix, de Marie engendrée avant les collines et d'Ève, issue du lignage du serpent. »
Muriel Cerf, Extrait de Le Lignage du serpent
Par mes mains
Ils ignorent ce que je fais
encore plus ce que je tais
mais moi ce sont tes
yeux miroirs tes seins-oursins
que j'aime
ta voix de soie et ton coeur ailé
tout ce que tu es
au moment d'entrer dans un mode
de toutes pièces inventé
du brin d'herbe à veines noires
au soleil d'or liquide.
Roland Giguère, Extrait de L'Âge de la Parole
mardi 27 novembre 2018
Quand
Quand l'étrange l'étranger
Quand demeure
Quand l'ami l'étrange
Quand le corps vivace
Quand l'affable l'estimable
Toi vous peut-être moi
Quand demeure ici
Quand le vent
Quand l'ardent
L'aube le temps le chant
Attendent mais demeurent
Quand la frange est dépliée
Et que vient l'étonnement
Vers le passage
Quand un semeur de temps
Quand
Ce n'est pas là
Quand
Ce n'est pas dit
Quand demain à présent
Quand il faut le dire
Quand il faut dire ce qui fait vivre
Quand sinon on ne vit pas
Si et quand ne dites-vous
Quand demeure l'étrange
Quand demeure l'ami
Quand l'étrange est un recours
Ou un courage l'étranger
Quand demeure et passe
Quand est là quand va
Quand abrase l'écrasement
Quand halète sur l'empan
Grigne griffe glisse
Quand défend une brise
Comme étui de clarté
Quand s'éprend
Quand embrasse
Quand la main
Quand le vague
Nous irons vers l'éclat de langue
Vers l'éclatant mais le débris
L'éclatant le vaste ou l'infime
Le très vaste et le détail
Un luxe mais l'important
Nous n'avons plus le temps
Nous n'avons plus le temps
Je le cède à l'étrange
Quand une lumière attend
Michel Van Schendel, Extrait de Quand demeure
Quand demeure
Quand l'ami l'étrange
Quand le corps vivace
Quand l'affable l'estimable
Toi vous peut-être moi
Quand demeure ici
Quand le vent
Quand l'ardent
L'aube le temps le chant
Attendent mais demeurent
Quand la frange est dépliée
Et que vient l'étonnement
Vers le passage
Quand un semeur de temps
Quand
Ce n'est pas là
Quand
Ce n'est pas dit
Quand demain à présent
Quand il faut le dire
Quand il faut dire ce qui fait vivre
Quand sinon on ne vit pas
Si et quand ne dites-vous
Quand demeure l'étrange
Quand demeure l'ami
Quand l'étrange est un recours
Ou un courage l'étranger
Quand demeure et passe
Quand est là quand va
Quand abrase l'écrasement
Quand halète sur l'empan
Grigne griffe glisse
Quand défend une brise
Comme étui de clarté
Quand s'éprend
Quand embrasse
Quand la main
Quand le vague
Nous irons vers l'éclat de langue
Vers l'éclatant mais le débris
L'éclatant le vaste ou l'infime
Le très vaste et le détail
Un luxe mais l'important
Nous n'avons plus le temps
Nous n'avons plus le temps
Je le cède à l'étrange
Quand une lumière attend
je la dessine
Michel Van Schendel, Extrait de Quand demeure
dimanche 25 novembre 2018
Si je ne veux pas mourir d’ennui
« Il me faut à chaque instant, si je ne veux pas mourir d’ennui, de vide, de mutisme, découvrir et inventer une histoire. Mais je n’y parviens pas toujours. Il me faut des conditions si particulières, des détours si compliqués que parfois je désespère. Ce que je vois, là où je vis, est terre vierge, jusqu’à ce que le paysage acquiert une âme. En racontant une histoire, j’ajoute de l’âme au paysage qui s’enrichit d’une charge émotionnelle. Et enfin je peux m’émouvoir… je ne perds plus la mémoire comme je l’ai fait pendant tant d’années. Voilà comment je thésaurise, en transportant cette mémoire intime dans la fiction. La fiction devenant alors paysage, sans le secours de l’histoire. Un paysage sans l’histoire, c’est un paysage pour l’éternité? Non? »
Nancy Huston
mercredi 21 novembre 2018
mardi 20 novembre 2018
Le cyclope
« En Asie, l’art du temps est plus un art du temps présent, de l’immédiateté, mêlé à la contrainte du geste juste. Mentalité différente de la notre avide de résultats immédiats, les peintres travaillent d’abord la notion d’immédiat sans recherche de but. Il faudrait un jour qu’un peintre se fasse creuset et réunissent ces deux approches du temps… Peut-être Fabienne Verdier y parvient elle mais encore isolée son travail devrait attirer plus de peintres à tenter l’expérience alchimique.
Dans cet art du temps il est d’ailleurs possible que le mental soit le cyclope à enivrer afin que l’intuition agile et ses compagnons l’audace, la fulgurance, la vitesse et la souplesse puissent enfin respirer à l’air libre. »
Patrick Blanchon
lundi 19 novembre 2018
vendredi 16 novembre 2018
Paysage
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Charles Baudelaire, Extrait Les Fleurs du Mal
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.
L'Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D'évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Charles Baudelaire, Extrait Les Fleurs du Mal
samedi 10 novembre 2018
jeudi 8 novembre 2018
La peinture abstraite
« Parce que, en fait, que toute peinture soit abstraite c’est évident. Mais là où ça devient intéressant c’est lorsque, on cherche les définitions correspondantes à telle ou telle tendance, les définitions de l’abstraction correspondantes à telle ou telle tendance. Il est évident que pour un expressionniste, les peintres abstraits - encore une fois je ne cherche pas du tout à dire : ça c’est mieux que cela, j’essaie de déterminer des catégories. C’est évident que pour un expressionniste, la peinture dit “ abstraite ” ne pêche pas du tout d’être trop abstraite. Elle pêche de ne pas l’être assez. En quel sens ? C’est que, si loin que les abstraits aillent dans l’abstraction, leurs lignes tracent encore un contour. Leurs lignes tracent encore un contour et on reconnaît aisément dans la peinture abstraite des cercles, des demi-cercles, des triangles, etc. Et dans le Kandinsky le plus abstrait, on reconnaît encore le triangle, c’est-à-dire, un contour particulier. Peut-être pas toujours, d’ailleurs, chez Kandinsky. Mais peut-être qu’il n’est pas seulement un peintre abstrait. Et dans un Mondrian on reconnaît encore le fameux carré, etc. »
Gilles Deleuze, Extrait de La Peinture et la question des concepts
lundi 5 novembre 2018
Amérique étrangère
Je suis un homme de mes terres Amérique
Je les porte pesantes
pavés de glaise
grisou d'exil
Je les portes je me sépare je me cogne à ta poutre
Amérique
Je devrai me ruer contre tous les salpêtres et tous bois ternis de mon sang
Je devrai me jeter flèche sur les cris de mon passé et sur mes reniements
Et je briserai les abres tenant encore la rengaine de ce coeur
Et je lancerai la hache sur moi-même et me retrouverai
À nouveau crée pour la troisième fois de ma vie
Et je serai le soc et la main qui le plante
Et moi-même l'épaule et l'épaulement
Je rongerai le tremble de mes landes charnelles
Je mangerai l'écorce et la racine de vieux mal de terre et je déterrerai les paroles de feu
Je flotterai fleuve de liège flamme d'algue j'évoluerai dans le vertige
Je serai ciel des épaisseurs mouvantes et roc primaire sous les pierres du vent
Je serai l'os de la rouille et je naîtrai forme et substance de craie au pays de la craie
de la craie des visages sans air
de la craie des neiges oubliées
des bouches gelées
des peaux froides et du feu sous la peau
de la cendre explosée
de la craie des ruelles amorties d'odeurs fauves
de la craie des gratte-ciel
gris sur froid
bleu sur fer
de la craie des arbres plantés droit
douilles perdues qui n'ont pas percuté
de la craie d'Amérique
Amérique à peau double ma lutte
terne et mauve amérique serpent
de poivre de glace ma violence
Amérique à peau neuve mon cancer et mon double
Et ma drogue
qui creuse la main du dernier cri
Michel Van Schendel, Extrait De l'oeil et de l'écoute
dimanche 4 novembre 2018
Entre nous
« Il n'y a que lorsque nous sommes fendus, ouverts et en deux, que nous avons deux yeux dans l'espace et nos oreilles pour entendre. Quelqu'un parle en nous, en nous quelqu'un chante : non pas à notre place, ni à l'intérieur, ni dedans, mais entre nous : entre les deux rochers ouverts du cerveau, entre les deux crânes et notre tête qui en descend, entre les deux parois ouvertes du crâne de la tête. Celui qui chante est comme une voix descendue dedans se placer entre nous. »
Valère Novarina, Extrait de Pendant la matière
jeudi 1 novembre 2018
Le petit tas de secrets
« Parce que, tout de même, un homme, c'est bien autre chose que le petit tas de secrets qu'on a cent fois dit. Bien autre chose, en deçà et au-delà de l'histoire qui le concerne, comme un pays sans frontières, et l'horizon ne tient la longe qu'aux yeux.
C'est un pays rêvé quand on ne rêvait pas encore, et c'est le rêve d'un pays qui vous mène quand tout dort, quand on est soi-même endormi. Au réveil, ça vous colle à la peau. Ça vous remplit et ça vous vide tout à tour. La plénitude et le manque, systole, diastole, flux, reflux, qui font aller l'homme comme la mer, d'un bord à l'autre de lui-même. L'égarent, le renversent, le relèvent.
Parce qu'un poète, c'est toujours un pays qui marche, boiteux parfois, cassé, cagneux, tanguant, tout ce qu'on voudra, mais debout, en avant, dressé comme une forêt, même si c'est son ombre toujours sur la terre qu'on voit, ou son reflet. L'illusion est complète pour qui croit le comprendre. Lui-même n'y comprend rien. Se laisse porter "deçà, delà / pareil à la / feuille morte". Va, vit, vibre, hirsute, ivre de jouir. Fait la nique à son image ou s'y noie. Insatisfait toujours, quoi qu'il arrive, traînant dans sa langue un pays d'exil, un paradis d'échos. Et tout le reste est littérature. »
Guy Goffette, Extrait de Verlaine d'ardoise et de pluie
dimanche 28 octobre 2018
L’invisibilité
« À notre époque qui regorge d’images et où ce qui ne se voit pas n´existe pas, Italo Calvino, dans Le Chevalier inexistant et dans son essai Six propositions pour le prochain millénaire, aborde avec lucidité le sujet. Calvino part de l’apparition des images que le ciel envoie à Dante comme autant de signes divins : l’imagination qui nous arrache du monde extérieur et nous installe dans le plus intime de l´être. Là, la parole acquiert une capacité iconique et l’écriture accorde, à l’expression visuelle, son imaginaire, et inversement, le visuel confère à la parole, cette capacité imaginative. Dans son traité sur la peinture, Léonard de Vinci dit : « La peinture est une poésie qui se voit au lieu d’être sentie, et la poésie est une peinture qui se sent au lieu d’être vue. » L’invisibilité, en revanche, est le chantier essentiel de l’art et de la poésie. Tout ce que les autres ne voient pas, l´artiste et le poète le révèlent, ce Chevalier inexistant qui n’existe que grâce à l´armure de son don, de ses vertus, de son originalité. Derrière le poète il peut y avoir un mauvais citoyen, un névrotique insupportable, un fasciste, un traître, un ennui mortel. Mais il y aura toujours l’armure de son œuvre poétique qui le rendra désirable. »
José Ángel Leyva, Extrait de l'article https://www.revuefracas.com/le-poete-invisible?fbclid=IwAR3WbaIO3h2JIeMLbMv2ABeT9kOtYBju_7664h4hGEvyr-D5bsCISKAwpjE
mercredi 24 octobre 2018
L'ici et l'ailleurs
« Partout où le regard pouvait suivre le ras du ciel dans les pierres, un prince a fait courir la muraille, qui, de ce fait, ne retient pas ce qu'il possédait, mais le visible. Un lieu et l'évidence ont été identifiés l'un à l'autre, l'ici et l'ailleurs ne s'opposent plus, et je ne puis douter que ce fut là l'ambition première puisque, n'embrassant que des pierres, de maigres arbres, quelques maisons, un fond de torrent, ce n'est pas la profusion vide des essences que ce trait de couleur légère cerne, comme l'enclos japonais, mais la présence, le fait du sol, dans son recourbement sur soi qui produit un lieu.. »
Yves Bonnefoy, Extrait de L'arrière-pays
mardi 23 octobre 2018
Les carrefours
« J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque: là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu. Pourtant, rien n'indiquait ni même suggérait, à l'instant du choix, qu'il me fallût m'engager sur cette autre route. »
Yves Bonnefoy, Extrait de L'arrière-pays
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lundi 22 octobre 2018
Le plancher
« Je dis à mon petit-fils “Mets le temps de ton côté”, parce que le temps, on le considère trop souvent comme un plancher qui n’a pas été balayé, alors que c’est pourtant le plancher sur lequel nous sommes, le plancher sur lequel nous pouvons nous déplacer. Et c’est un plancher sur lequel nous avons quelques fois le droit d’être silencieux, sur lequel nous pouvons nous entourer de murs pour n’écouter que ce que peut nous inspirer le bruit de l’intérieur. »
Gilles Vigneault, Extrait de https://www.ledevoir.com/lire/539624/l-inebranlable-foi-en-l-autre-de-gilles-vigneault?fbclid=IwAR0yv2f0-mP14Dvt_G2AR9Oj51NPnbQ5jwYGU9yxFF_eENPi4En-XuThM3g
mercredi 17 octobre 2018
Tout change
« Tout change quand on regarde à deux un paysage, ce n'est pas tant qu'on se parle, qu'on commente, mais nous ouvrons à deux un paysage contemplatif, le paysage s'instaure en tiers avec nous. »
François Jullien, Extrait De l'intime
mardi 16 octobre 2018
Singulier
« Aussi ne défendrai-je pas une identité culturelle, française ou européenne, comme si l'on pouvait définir celle-ci par différence et la fixer dans son essence. Ou comme si l'on pouvait traiter la culture en termes d'appartenance. Comme si je la possédais « ma » culture. Mais je défends des fécondités culturelles françaises, européennes, telles qu'elles sont déployées en France, en Europe, par des écarts inventifs. Je les défends parce que je leur suis redevable pour mon éducation et que j'en suis par conséquent responsable, à la fois dans leur déploiement et leur transmission. Mais je ne les posséderai pas pour autant. Car ne voit-on pas que les plus attentifs à ces ressources ou fécondités sont si souvent des Étrangers ? - ceux-ci ne sont-ils pas souvent plus soucieux des ressources de la langue française et des corrections que tant de Français dits « natifs » ? Mais il est vrai, en même temps, qu'une culture naît et se développe toujours dans une certaine aire, en un certain milieu, comme l'a vu Nietzsche. Elle advient toujours localement, dans une proximité et dans une ambiance, celle-ci formant prégnance. Au travers donc du singulier - car seul le singulier est créatif. »
François Jullien, Extrait de Il n'y a pas d'identité culturelle
Ciel Titane
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On les déploie où on ne les déploie pas
« Je ne défendrai pas une identité culturelle française, impossible à identifier, mais des ressources culturelles française (européennes) - « défendre » signifiant alors non pas tant protéger que les exploiter. Car, s'il est entendu que de telles ressources naissent dans une langue comme au sein d'une tradition, en un certain milieu et dans un paysage, elles sont aussi disponibles à tous et n'appartiennent pas. Elles ne sont pas exclusives, comme le sont des « valeurs »; elles ne se prônent pas. Mais on les déploie où on ne les déploie pas, et de cela chacun est responsable. »
François Jullien, Extrait de Il n'y a pas d'identité culturelle
jeudi 11 octobre 2018
Trop exigeant et affamé
« Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde simple et indolent, qui se satisfait de si peu. Il t'exècre ; tu as une dimension de trop. Celui qui désire vivre aujourd'hui en se sentant pleinement heureux n'a pas le droit d'être comme toi ou moi. Celui qui réclame de la musique et non des mélodies de pacotille ; de la joie et non des plaisirs passagers ; de l'âme et non de l'argent ; un travail véritable et non une agitation perpétuelle ; des passions véritables et non des passe-temps amusants, n'est pas chez lui dans ce monde ravissant ... »
Hermann Hesse, Extrait de Le loup des steppes
mercredi 10 octobre 2018
Banksy démasqué ?
« Voilà une de ces affaires dont les médias en raffolent, au point d’éclipser la Nuit Blanche : l’auto-destruction d’un tableau de Banksy, l’issue de sa vente chez Sotheby’s à Londres. « La petite fille avec un ballon rouge » (une reproduction d’un graff en peinture acrylique et aérosol) a glissé à l’intérieur de son cadre, découpée en lambeaux par une déchiqueteuse cachée dans la moulure inférieure. Stupeur et tremblement du public, coup de maître ou coup de pub ?
Banksy, graffeur et peintre de Bristol, garde son identité jalousement secrète, il doit cependant, d’après les observateurs, disposer d’une équipe capable d’œuvrer aux 4 coins des rues du globe, grâce à ses pochoirs. Mais on découvre que sa troupe doit s’élargir à Sotheby’s. Comment imaginer qu’une des plus grandes salles des ventes n’ait pas examiné une œuvre appelée à une enchère record (1,042 million de livres, soit près de 1,2 million d’euros ! )? Sotheby’s, qui a déclaré « s’être fait banksée », ne s’est donc pas aperçu qu’il y avait une fente au bas d’un cadre, dont le poids était inégalement réparti, suite au mécanisme caché à l’intérieur ? Soit Sotheby’s est incompétente, soit elle est complice.
Banksy a revendiqué le truquage de l’œuvre, il y a des années : ah, s’il pouvait nous donner la marque de ses piles super endurantes ! Un complice (Bansky n’a peut-être pas pris le risque d’être présent) a pu déclencher le piège par télécommande, et d’autres filmer, mais si on pose que Sotheby’s est de mèche, il y a fort à parier que l’acheteur est aussi un comparse ! Sinon Sotheby’s aurait trompé un client. On voit l’avantage du montage : l’acheteur fait monter les prix de manière vertigineuse jusqu’à une cote record pour l’artiste, mais l’opération sera blanche car l’acquéreur peut refuser, in fine, une œuvre détériorée… Sotheby’s et Banksy s’offrent un coup de com planétaire sans grands risques.
Bansky, très présent sur le net, a justifié son acte par cette citation “The urge to destroy is also a creative urge” autrement dit, il invoque un truisme de l’AC : la destruction est aussi une forme de création. La phrase est attribuée à Picasso, mais elle viendrait de l’anarchiste Bakounine. Les oeuvres de Banksy sont souvent vandalisées, ce qui provoque l’apitoiement des bonnes âmes, or voilà la victime qui s’auto-vandalise ! En réalité, l’œuvre a changé de statut, de peinture, elle est devenue « performance », par le biais d’une « installation » cachée en ces flancs, le tout filmé en « vidéo », bref, elle cumule les principaux genres chéris de l’AC. On ne s’étonnera donc pas qu’il se dise que le prix de l’œuvre a, au moins, déjà doublé ! Ne serait-il pas naïf de croire que Banksy est victime d’un système qui réussit à recycler et intégrer ce qui est présenté comme « une critique radicale du système » ?
Les thuriféraires crient au génie d’un Banksy « piégeant une grande maison de vente » avec « une œuvre révélatrice d’un monde auto-destructeur… » ; «la plupart de ses performances sont une satire du marché de l’art, dont il dénonce la marchandisation.», Alors, Banksy pratique ce qu’il dénonce, comme n’importe quel artiste d’AC. Le rebelle du système passe à la caisse. A vous de choisir, entre un artiste, Robin des rues, « virtuose d’art urbain ironique et engagé » ou un Banksy rebelle en peau de lapin, profiteur des grandes questions du temps : sa petite fille à la mine chagrin, peinte « courageusement », en 2018, à la porte du Bataclan, n’est-elle pas, à la lumière des récents événements, à rapprocher de l’indécent bouquet de Koons ?
Mais déjà, Christie’s, la concurrente de Sotheby’s, annonce un nouveau “coup”… à suivre. »
Christine Sourgins
https://www.sourgins.fr/banksy-demasque/
https://www.sourgins.fr/banksy-demasque/
vendredi 5 octobre 2018
Entrée de la vie: l'autre écriture
« Vint la vie: une humidité sophistiquée, promise à un destin inextricable; et chargée de secrète vertus, capable de défis, de fécondité. Je ne sais quelle glu précaire, quelle moisissure de surface, où déjà s'enfièvre un ferment. Turbulente, spasmodique, une sève, un présage et attente d'une nouvelle manière d'être, qui rompt avec la perpétuité minérale, qui ose l'échanger contre le privilège ambigu de frémir, de pourrir, de pulluer. »
Roger Caillois, Extrait de Pierres
vendredi 28 septembre 2018
jeudi 27 septembre 2018
Le déluge
Et si c’était vraiment le déluge, cela
qui, vague après vague, jour après jour,
chasse jusqu’au fond les vieux papiers
les vieux amours, les visages, les lumières
les maisons sur leur toit, baleines échouées
si c’était vraiment lui, ce long frisson
comme un corridor qui nous traverse
quand la trompe du marchand de poisson
retentit dans l’air humide,
resterions-nous ainsi comme une barque vide
dans l’ombre sans bouger
attendant que le passeur endormi
ressoude les deux rives ?
Guy Goffette, Extrait de Éloge pour une cuisine de province
dimanche 23 septembre 2018
Anthropoglyphes
« J'écris d'oreille. J'émets des figures écrites ou peintes, qui naissent pas poussées, germinations successives; j'ai toujours eu l'impression que nous avions été mis sur terre, non pour être des hommes, mais pour émettre sans cesse des anthropoglyphes. Des signaux d'hommes. »
Valère Novarina, Extrait de Devant la parole
vendredi 14 septembre 2018
Ne plus être divisé
« Lorsque j'ai commencé à tenir mon journal, j'avais le besoin de me connaître, soit de m'inspecter, d'explorer ma mémoire et mon inconscient. (...)
Le besoin de me connaître et de naître à moi-même était prépondérant. La question de savoir si ce travail de forage allait mettre en péril la possibilité d'écrire, ne s'est jamais posée. Si elle s'était posée, j'aurais passé outre. Ce qui m'importait, c'était de ne plus souffrir, de n'être plus divisé. C'était de pouvoir m'accepter, adhérer à la vie.
Nous n'avons pas à rejeter notre enfance, notre passé. L'une et l'autre sont constitutifs de notre identité. Ce qu'il faut, c'est les tenir à distance. N'en être plus encombré. »
Charles Juliet, Extrait de Gratitude « Journal IX, 2004-2008 »
samedi 8 septembre 2018
Les plus belles mélodies
« Les plus belles mélodies semblent, dès la première écoute, être des réminiscences. C'est ainsi qu'apparait l'amour. La première fois n'est jamais la première: on ne voit pas l'être aimé, on le revoit. On ne rencontre pas quelqu'un de nouveau, on retrouve quelqu'un de perdu. On ne découvre pas un étranger, on se rejoint en lui. »
Michel Schneider, Extrait de Voix du désir: Eros ou Opéra
vendredi 7 septembre 2018
Les échos d'un monde
« C'est étrange, se sentir de plus en plus en porte-à-faux avec les échos qu'on reçoit du monde, tous ces commentaires qui font peu de cas des vies simples, ordinaires et courageuses, qui mettent en scène une actualité dénuée d'amour et de gestes avec tant de verve qu'on dirait qu'il n'y a plus que l'appel à la révolution qui vaille, alors que moi, je vois tous les jours des gens se battre pour vivre, qui trouvent sens et dignité à cultiver la beauté, le souffle, une certaine joie, qui ouvrent des chemins inédits, qui écrivent, peignent, photographient, cuisinent, oeuvrent, prennent soin, font de leur mieux et davantage, soulagent ce monde d'un poids qui, autrement, le ferait sombrer. »
Jean-Marc Lefèbvre
Ne pas entendre
« Ne pas entendre la sonorité épouvantable, le grondement apocalyptique des actes de terreur, c'est ne reconnaître de victimes que sur le seul versant de ceux que sacrifient les bourreaux. Le ravage est partout car les tueurs sont suicidaires. Il y a dans le nihilisme des terrorisants la rage de l'impuissance, le sombre éclat de la défaite. Le fantasme de surpuissance en est le revers, tant du côté des violences sécuritaires. Chacun pense que seule la force peut tout. Tout ainsi réduits aux rapports de force, où que nous nous tournions, c'est le libre jeu toujours conflictuel de la liberté elle-même qui est devenu à proprement parler inimaginable. »
Marie-José Mondzain, Extrait de Confiscation des mots, des images et du temps
mercredi 5 septembre 2018
Tout tient en un mot
« Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence? Regardons les choses en face: Nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité. Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature? Non, camarades, mille fois non! Mais puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous toujours à végéter dans un état pitoyable? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est volé par les humains.
Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme. »
George Orwell, Extrait de La ferme des animaux
La grande forge
C’était toujours l'exploitation des forges
Avec des tenailles à faire l'amour
Des bras essoufflés d'orgasme
Et la chair de la compréhension
C’était toujours le réveil du délire
Et des brasiers en gerbes sanglantes
De grands brasiers inventés
C’était une vie à défendre
Contre la racine du gel
Contre la plaie des sacrifices
Un long message cellulaire...
… Puis d’autres venaient
Qui nous accusaient de vivre
Guy Allix, Extrait de L'éveil des forges
mardi 4 septembre 2018
Paternel
« Un gouvernement qui serait institué sur le principe du bon vouloir à l'égard du peuple, comme celui d'un père avec ses enfants, c'est-à-dire un gouvernement paternel dans lequel les sujets sont contraints, comme des enfants mineurs qui ne peuvent distinguer ce qui est pour eux utile ou pernicieux, de se comporter de façon simplement passive, pour attendre uniquement du jugement du chef de l'État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté que celui-ci aussi le veuille; un tel gouvernement constitue le plus grand despotisme concevable. »
Emmanuel Kant, Extrait de Théorie et Pratique
mercredi 29 août 2018
Par la contrainte
« Mon trésor le plus lourd est ma force de travail. Cette inversion du travail forcé est un échange salvateur. J'ai en moi un forcené de la grâce qui est un parent de l'ange de la faim. Il sait le moyen de dresser tous les autres trésors. Il me monte au cerveau, me pousse à être envoûté par la contrainte, car j'ai peur d'être libre. »
Herta Müller, Extrait de La bascule du souffle
mardi 28 août 2018
Dimension politique
« Au bout du compte, dans chaque famille, même les relations muettes et machinales les plus personnelles ont une dimension politique, puisqu’elles sont une réaction au système politique environnant. Le politique a provoqué bien des maux, sur le plan moral, il a eu des retombées funestes sur toutes les choses, sur tous les êtres. Chaque histoire familiale est aussi, accessoirement, la décalcomanie privée de l’histoire contemporaine.
Certainement, le politique est toujours là, mais on décide soi-même ce qu’on fait ou non : c’est ce qu’on appelle la responsabilité personnelle. Même après coup, ce qu’on va retenir des expériences vécues relève de notre décision. Je crois que les parents, l’origine, le bonheur ou le malheur de l’enfance ne peuvent pas servir de prétexte. On est à coup sûr un résultat, mais son propre résultat. Personne ne peut vous forcer à devenir ce que votre éducation a fait de vous, ni à le rester. L’enfance a une date de péremption assez rapide. Ensuite, on est livré à soi-même, et durant toute sa vie, on doit s’éduquer tout seul, que ça nous plaise ou non. Je ne sais pas comment on s’y prend : pour soi-même, on est d’une telle opacité… Ces choses, on les connaît du dehors, mais leur effet reste une énigme. On ne sait pas comment le vécu fonctionne en nous. »
Herta Müller, Extrait de Tous les chats sautent à leur façon
vendredi 24 août 2018
Le paysage de l'enfance
« Le paysage de l'enfance, marque à jamais notre vision des paysages. Le paysage de l'enfance nous socialise sans avertissement préalable. Il s'insinue en nous. »
Herta Müller, Extrait de Tous les chats sautent à leur façon
mercredi 22 août 2018
Apprendre
« Apprendre à apprendre exige de pouvoir convertir toute certitude en question, et de n'attendre de réponse qu'en prêtant attention à ce qui se tient devant nous, dans le monde, et non pas en couchant sur la table des matières d'un livre. Le chemin de la découverte consiste à aller au-devant des choses en se laissant porter par un sentiment, et non pas à regarder par dessus elles ; il consiste en une forme d'anticipation plutôt que de rétrospection. »
Tim Ingold, Extrait de Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture
Eau métronomique
Ce vent a des mains. Une odeur. Un repère. Il se cache, réapparaît, amène la pluie avec lui. Ce qui s'effondre sur le sol avant l'apparition de l'aube ; cette eau métronomique porte l'effluve des sous-bois de mon enfance; odeurs de rivière et de terre.
jeudi 9 août 2018
Entre les choses
« Il existe une relation forte entre les choses proches, une relation faible entre les choses distantes et entre les choses très éloignées, il n'y a plus aucune relation, et là, on touche au divin. »
László Krasznahorkai, Extrait de Guerre & Guerre
mercredi 8 août 2018
mardi 7 août 2018
Le chasseur de la Kamo
« Autour de lui tout est en mouvement, le message d'Héraclite a semble-t-il réussi, une seule et unique fois et malgré d'effroyables obstacles, à traverser l'univers et, à la faveur de quelque profond courant, arriver jusqu'ici, puisque l'eau bouge, coule ruisselle, afflue, se déverse, la brise soyeuse s'ébranle, les montagnes oscillent sous la chaleur, la chaleur elle-même se meut, frémit, vibre dans le paysage, tout, ici, bouge, comme les îlots de hautes herbes touffues, qui tremblent, une à une, au creux de la rivière, comme chaque vaguelette, qui plonge, en se brisant au-dessus des eaux peu profondes, comme chaque élément, fugace, insaisissable, de cette vaguelette impétueuse, et chaque éclat de lumière à la surface de cet élément fugace, une surface insaisissable, émergeant pour disparaître aussitôt avec ses gouttelettes de lumière qui étincellent avant de se désagréger, et les nuages, qui défilent en tourbillonnant, et le soleil, terriblement concentré mais dont les contours restent flous, le soleil éblouissant, radieux, follement brillant, s'étendant sur toute la création momentanée, et les poissons, les grenouilles, les insectes, les petites reptiles, dans la rivière, et les voitures, et les autobus, le 3, le 32, le 38, avançant impitoyablement, pare-chocs contre pare-chocs, sur l'asphalte fumant des deux routes qui bordent les rives, et les bicyclettes filant à toute allure sur les berges le long des parapets, et les hommes et les femmes marchant sur les sentiers, ici construits, là tracés dans la poussière, et les pierres de barrage disposées de façon asymétrique, noyées sous la masse d'eau glissant sur elles, chacun ici joue ou vit son histoire, agit : avance, marche, plonge, émerge, disparaît, se dresse, court, coule, file quelque part, lui seul, l'Oshirosagi, ne bouge pas, lui, cet immense oiseau blanc, ce chasseur à découvert, totalement vulnérable face à toute attaque : il se penche en avant, étire son cou en forme de S et ainsi aligne sur le même axe sa tête et son long et robuste bec, il contracte le tout et le pointe vers le bas tout en plaquant ses ailes contre son corps, ses frêles pattes prennent appui sur un point précis sous l'eau, il braque ses yeux sur la surface du fil de l'eau, sur la surface, certes, mais naturellement il voit, à travers le prisme de la lumière, ce qui se trouve sous cette surface, il voit avec une netteté cristalline tout ce qui s'y déplace, aussi rapide soit-il, dès qu'un poisson, une grenouille, un insecte ou un petit reptile surgit au gré de cette eau ruisselante dont le cours se brise par endroit pour se remettre à bouillonner aussitôt, d'un coup de bec rapide et infiniment précis il harponne et soulève quelque chose, tout se passe si vite qu'il est difficile de le voir, on ne peut que savoir qu'il s'agit d'un amago, d'un ayu, d'un huna, d'un kamotsuka, d'un mugitsuku, d'un anagi ou d'un autre poisson et c'est pour cela qu'il s'est posté au milieu de la rivière Kamo, là où les eaux sont si peu profondes, c'est pour cela qu'il se tient là, durant un temps qui ne s'écoule pas, ne se mesure pas en durée, mais est cependant indubitablement réel, un temps qui ne va ni en avant ni en arrière, mais tourbillonne vers le nulle, comme si cet temps avait été propulsé dans une toile au maillage incroyablement complexe, et il doit établir et maintenir son immobilité en résistant à des forces qui ne peuvent être saisies que dans leur simultanéité, et c'est précisément cela, cette capture de simultanéité, qui est irréalisable, c'est pourquoi elle reste indicible, les mots cherchant à la décrire, séparément ou dans leur ensemble, abandonnent la partie, mais l'oiseau doit pourtant, subitement, l'espace d'un instant, prendre appui sur le sol et ainsi bloquer toute forme de mouvement, et il doit, seul, au milieu de la folie des événements, seul, au beau milieu de ce monde agité, fourmillant, rester dans cette instant propulsé hors du temps, pour qu'ensuite cet instant se referme sur lui, et qu'il fige alors son corps blanc immaculé au beau milieu de ce mouvement trépidant, qu'il déploie son immobilité contre les forces monstrueuses qui l'assaillent de toutes part à la folie générale de cette agitation frénétique, qu'il bougera lui aussi, avec les autres, qu'il frappera à la vitesse de l'éclair, mais actuellement, il est encore dans l'instant qui se referme sur lui, au tout début de la chasse. »
László Krasznahorkai, Extrait de Seiobo est descendue sur terre
samedi 28 juillet 2018
Observation
Li Ch'eng-sou
(dynastie Yuan)
(dynastie Yuan)
Ceux qui se spécialisent dans les fleurs et les oiseaux doivent les observer attentivement et au besoin se renseigner auprès de ceux qui s'en occupent. Qu'il s'agisse d'un insecte qui crie ou d'un insecte qui combat, d'un oiseau familier ou d'un oiseau rapace, il convient qu'ils s'interrogent longuement les éleveurs pour connaître sans erreur les traits caractéristiques de chaque espèce. Il en va de même pour ce qui concerne les autres animaux: buffles, tigres, chiens, chevaux, etc. Sinon, on aura beau soigner le style, on s'éloignera toujours davantage du vrai. Le grand Han Kan l'a bien dit: « Mes maîtres, ce sont les chevaux de l'écurie impériale. » Quant aux fleurs et au bambous, le peintre a tout intérêt à se rendre dans un jardin cultivé par un vieil horticulteur et à y demeurer matin et soir. Il finira par connaître dans les détails comment les fleurs et bambous poussent et donnent des bourgeons, comment ils s'épanouissent et se fanent.
François Cheng, Extrait de Souffle-Esprit
vendredi 20 juillet 2018
jeudi 19 juillet 2018
Plus vite
« Tous les enseignements se trouvent soumis à des règles d'évaluation, de performance et de rapports comptables qui ont déprécié tout rapport de temps. Il faut aller vite, de plus en plus vite, qu'il s'agisse d'enseigner, de soigner, d'informer. La loi du capitalisme énoncée par Franklin, selon laquelle « le temps c'est de l'argent », n'a jamais été appliquée aussi implacablement. »
Marie-José Mondzain, Extrait de Confiscation des mots, des images et du temps
mercredi 18 juillet 2018
Ambae
Malgré les tentatives d'effacement du Ambae, le soleil continue de briller. L'île aux lépreux a éjecté ses cendres à 33 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, de quoi nous faire un bel hiver. On rêve dans les chaumières, et plus la terre se secoue, plus on rêve d'un soleil brillant éternellement.
mardi 17 juillet 2018
La petitesse
Elle est sublime, la petitesse
d'une goutte de rosée
saisissez-la quand elle tremble
encore sur un pétale
et que le temps s'immobilise et que l'infime
vous accorde l'infini.
Claude Esteban, Extrait de La mort à distance
mercredi 11 juillet 2018
Deux idiomes
« Du moins ( - l'acquisition du langage - ) apporte-t-elle à ceux qui la mènent à bien une assurance majeure : celle de la stabilité physique et morale du réel, celle aussi, plus précieuse encore, de la véracité des signes qui, presque magiquement, sont voués à en rendre compte. Encore faut-il que le langage où l'enfant s'aventure constitue à ses yeux une manière de totalité bienveillante, un lieu unique, irrécusable, que le doute n'habite pas ni le péril des équivoques. A chaque chose, l'exacte repartie des mots ; à chaque mot, une place dans l'immense vocabulaire du monde. Un tel bonheur ne m'est point échu. Dès les premiers moments de mon expérience balbutiante, il m'a fallu chercher un chemin à travers deux idiomes qui s'affrontaient dans mon esprit, m'imposant leurs directives divergentes, leurs codes et leurs déchiffrements singuliers. »
Claude Esteban, Extrait de Le Partage des mots
C'est peut-être un autre monde
Il pleut très doucement dans un poème
et la ville est couchée là tout près comme un bon chien,
des choses passent et puis d'autres reviennent
il pleut si doucement que c'est peut-être un autre monde
pareil à celui-ci mais sans hâte et sans orgueil
et c'est dans le dedans de soi comme des gouttes
de silence.
Claude Esteban, Extrait de Quelqu'un commence à parler dans une chambre
jeudi 5 juillet 2018
mercredi 4 juillet 2018
Se tromper
« On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d'arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d'espoirs, d'arrogance, ; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage ; on arrive devant autrui sans le menacer on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d'écraser la pelouse sous ses chenilles ; on arrive l'esprit ouvert, pour l'aborder d'égal à égal, d'homme à homme, comme on le disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on avait pas plus de cervelle qu'un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux ; on se trompe quand on est avec eux ; et puis quand on rentre chez soi, et qu'on raconte la rencontre à quelqu'un, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n'y voit que du feu, ce n'est illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s'y prendre sans cette affaire si importante – les autres – qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d'autrui et ses mobiles cachés ? Est-ce qu'il faut pour autant que chacun s'en aille de son côté, s'enferme dans sa tour d'ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance ?
Le fait est que comprendre les autres n'est pas la règle, dans la vie.
L'histoire de la vie, c'est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau.
C'est même comme ça qu'on sait qu'on est vivant : on se trompe.
Peut -être que le mieux serait de renoncer à avoir tord ou raison sur autrui, et continuer que pour la balade. Mais si vous y arrivez vous... alors vous avez de la chance. »
Philip Roth, Extrait de Pastorale américaine
La langage
« Le voyage, c'est-à-dire le langage, n'a de sens, dans le système de Bérénice, que parce qu'il fait du désir la réinvention de la vie. « S'il faut, pour garder mes paupières ouvertes, j'arracherai mes paupières. Je choisirai le sol de chacun de mes pas. À partir du peu d'orgueil que j'ai, je me réinventerai. » (p. 32). Cette façon belliqueuse de provoquer l'invention et de se proclamer le seul créateur de la vie nouvelle n'a elle-même de sens que par la négation pure et simple de ceux que Ducharme appelle les autres. Il faut libérer cette peur première. « Il faut trouver les choses et les personnes différentes de ce qu'elles sont pour ne pas être avalé. Pour ne pas souffrir, il ne faut voir dans ce qu'on regarde que ce qui pourrait nous en affranchir. » (p. 24). Il faut donc prendre tout, posséder par la destruction, connaître à coups de hache, casser le langage, casser ses significations. La deuxième équivalence exprime ainsi le désir de départ dans la possession de l'univers. »
Michel Van Schendel, Extrait de Ducharme l'inquiétant
dimanche 1 juillet 2018
Les ombrelles
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samedi 30 juin 2018
Un tableau
Un tableau, c'est une pensée sous scellés. Cest cette mine de riens que le moindre regard anime, inquiète, fait rougir, ou gêne. Le peintre encadre son secret, pour mieux l'aérer, il y a quelque chose de provoquant, de tranquillement agressif, de follement solitaire, irréductible, dans un tableau. Et la nuit, il en est qu'on entend craquer, comme si leurs membres se désankylosaient. Mais dès que l'homme reprend sa place de spectateur à roulettes, c'est motus, bouche cousue, on se serre les coudes, on ne dira rien, on s'aime ainsi, et pas autrement, vous avez beau me regarder, me scruter, me déshabiller, vous êtes loin du comte ‒ du conte? C'est que je ne vous cache rien, sinon ma respiration essentielle, mon coeur, je vous sais cruels, et que vous n'êtes pas habitués, vous autres hommes, à cette liberté, à cette pudeur spéciale, à ce manque de cabotinage. Un grand tableau, comme un grand drame ‒ Hamlet ‒ c'est une complicité absolue dans l'organisation d'un rêve refermé sur lui-même, mais très aveuglement pénétrable. S'y perdre innocemment, s'y risquer en silence.
Georges Perros, Extrait de Dessiner ce qu'on a envie d'écrire
Prendre les pensées entre les mains
« Il faut aller dans la matière, se noyer et la comprendre par en dedans. Les vraies pensées naissent en touchant. Il y a du spirituel dans les mains. Enfouie dans la matière, la pensée vient nous délivrer. L'esprit n'est pas le contraire du corps mais quelque chose qui sort de lui, volatil: il y a un lien invisible, un passage non vu entre les choses. J'aime prendre les pensées entre les mains. Je suis un écrivain pratiquant. »
Valère Novarina, Extrait de Devant la parole
vendredi 22 juin 2018
Des cailloux
« Je n'utilise pas les mots; je n'en ai jamais cherché aucun. Ce ne sont pas des outils. Devant le langage, les sensations sont de l'ordre du toucher: quelque chose parle, là, derrière l'oreille. On ressent la matérialité de tout. Les mots sont comme des cailloux, les fragments d'un minerai qu'il faut casser pour libérer leur respiration. Tout un livre peut provenir d'un seul mot brisé. Le mot est fermé, enveloppé, secret, enfoui: quelque chose doit appraître de dedans — de l'intérieur du mot et pas du tout de l'intérieur de l'écrivain. »
Valère Novarina, Extrait de Devant la parole
jeudi 21 juin 2018
mardi 5 juin 2018
Continuité géographique
« Et je dirai d'abord que si l'arrière pays m'est resté inaccessible ‒ et même, je le sais bien, je l'ai toujours su, n'existe pas ‒ il n'est pas pour autant insituable, pour peu que je renonce aux lois de continuité de la géographie ordinaire et au principe du tiers exclu.
En d'autres mots, la cime à une ombre, où elle est cachée, mais cette ombre ne couvre pas toute l'étendue de la terre. »
Yves Bonnefoy, Extrait de L'arrière-pays
vendredi 1 juin 2018
mardi 29 mai 2018
Titre
Quand on vous demande comment est fait un paysage, ce qu'on pense d'un homme, on commence généralement par la fin. On dit: « Il est beau, il y fait froid », ou « il est sympathique, il gagne à être connu ». On s'éloigne, au fur et à mesure qu'on parle, de la vérité de ce paysage, de cet homme. Là-dessus arrive un enfant qui a dessiné ce paysage, cet homme et vous vous exclamez: « Voilà. C'est tout à fait cela. » (Et ne se vend-on pas, quand, à bout de paroles ‒ les paroles bouent ‒ on y va du: « Vous ne voulez tout de même pas que je vous fasse un dessin? » Pourquoi pas?) Le dessin de l'enfant est parfaitement informe, il faut connaître le paysage, ou l'homme, pour en décréter l'authenticité. Avec le peintre, c'est un peu différent. Car nous connaissons des milliers de choses que nous n'avons jamais vues. Il suffit de nous les montrer pour qu'on se rappelle. Avec le peintre, il n'est pas nécessaire de connaître, l'anecdote est totalement bue, effacée, et le titre du tableau suffira pour donner un gage à la connaissance possible. À propos du titre, cette remarque de Miró est instructive: « Des titres? Je les invente, quelquefois pour m'amuser, quand les tableaux sont finis. C'est la peinture qui me suggère les titres, et non les titres la peinture. » C'est important. Et si je pense au Parti pris des choses de Francis Ponge, je vois bien qu'un autre titre eût dévalorisé ses proses ‒ en poème ‒ que c'est par le titre, comme par une porte secrète qu'il nous fallait entrer dans ce petit livre, que sans cette information initiale, nous risquions de prendre un mauvais chemin, de brancher le mauvais oeil. Bref, de lire de travers. L'idéal serait, bien sûr, que le titre d'un tableau, ou d'un livre, caché, nous soyons capables d'en approcher les termes exacts grâce à l'inspiration même issue du regard ou de la lecture.
Georges Perros, Extrait de Dessiner ce qu'on a envie d'écrire
samedi 26 mai 2018
vendredi 25 mai 2018
À la lumière des Astres au-penser-d'or
La Nuit, le Néant, la Vie,
les Immenses Veuves,
et l'Ambidextre Tatoueur de mondes
qu'Il créa de ses yeux
et tatoua de son regard de tournesol,
créa de ses mains, celle de chair et celle du rêve,
créa de sa parole, tatouage de salive sonore,
mondes que, devenu aveugle,
il racheta au silence avec la spirale de ses oreilles
et de la ténèbre lumineuse
avec son toucher de constellation éteinte,
avec des doigts bagués de nombres et de colibris.
La Nuit, le Néant, la Vie,
les Immenses Veuves,
à la lumière des Astres au-penser-d'or,
Emissaires qui se perdirent dans un ciel de nickel,
sans ôter les anneaux de leur message
et l'Ambidextre Tatoueur
aveuglé par la pluie aux yeux de fil.
La pluie brûla le blanc de ses yeux,
les cornées de chaux vive,
devant ceux qui parent la terre de tatouages d'eau,
tatouages errants, navigables,
Tatoueurs fluviaux;
devant ceux qui perlent les champs de poudre larmoyante,
Tatoueurs de la Rosée;
devant ceux qui vont tatouer les plages
avec des buccins, des éponges, des sargasses,
les ossements bourdonnant de la mer,
Tatoueurs d'Océans;
devant ceux qui ravissent en serpentaires
des tatouages qui accourcissent la distance
et éloignent les objets proches,
Tatoueurs de Chemins;
devant les Tatoueurs du Soir,
les mains emplies de bouquets de nuages...
Devant les Tatoueurs de la Nuit,
les mains emplies d'amulettes de feu...
les Immenses Veuves,
et l'Ambidextre Tatoueur de mondes
qu'Il créa de ses yeux
et tatoua de son regard de tournesol,
créa de ses mains, celle de chair et celle du rêve,
créa de sa parole, tatouage de salive sonore,
mondes que, devenu aveugle,
il racheta au silence avec la spirale de ses oreilles
et de la ténèbre lumineuse
avec son toucher de constellation éteinte,
avec des doigts bagués de nombres et de colibris.
La Nuit, le Néant, la Vie,
les Immenses Veuves,
à la lumière des Astres au-penser-d'or,
Emissaires qui se perdirent dans un ciel de nickel,
sans ôter les anneaux de leur message
et l'Ambidextre Tatoueur
aveuglé par la pluie aux yeux de fil.
La pluie brûla le blanc de ses yeux,
les cornées de chaux vive,
devant ceux qui parent la terre de tatouages d'eau,
tatouages errants, navigables,
Tatoueurs fluviaux;
devant ceux qui perlent les champs de poudre larmoyante,
Tatoueurs de la Rosée;
devant ceux qui vont tatouer les plages
avec des buccins, des éponges, des sargasses,
les ossements bourdonnant de la mer,
Tatoueurs d'Océans;
devant ceux qui ravissent en serpentaires
des tatouages qui accourcissent la distance
et éloignent les objets proches,
Tatoueurs de Chemins;
devant les Tatoueurs du Soir,
les mains emplies de bouquets de nuages...
Devant les Tatoueurs de la Nuit,
les mains emplies d'amulettes de feu...
Miguel Angel Asturias, Extrait de Poèmes indiens
Apprendre
"Apprendre à apprendre exige de pouvoir convertir toute certitude en question, et de n'attendre de réponse qu'en prêtant attention à ce qui se tient devant nous, dans le monde, et non pas en couchant sur la table des matières d'un livre. Le chemin de la découverte consiste à aller au-devant des choses en se laissant porter par un sentiment, et non pas à regarder par dessus elles ; il consiste en une forme d'anticipation plutôt que de rétrospection."
Tim Ingold, Extrait de Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture
jeudi 24 mai 2018
Tathata
"Ce que la photographie reproduit à l'infini n'a eu lieu qu'une seule fois: elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. En elle, l'événement ne se dépasse jamais vers autre chose: elle ramène toujours le corpus dont j'ai besoin au corps que je vois; elle est le Particulier absolu, la Contingence souveraine, mate et comme bête, le Tel (telle photo, et non la Photo), bref, la Tuché, l'Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expression infatigable. Pour désigner la réalité, le bouddhisme dit sunya, le vide; mais encore mieux: tathata, le fait d'être tel, d'être ainsi, d'être cela; tat veut dire en sanscrit cela et ferait penser au geste du petit enfant qui désigne quelque chose du doigt et dit: Ta, Da, Ça! Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste; elle dit: ça, c'est ça, c'est tel! mais ne dit rien d'autre; une photo ne peut être transformée (dite) philosophiquement, elle est tout entière lestée de la contingence dont elle est l'enveloppe transparente et légère."
Roland Barthes, Extrait de La chambre claire
dimanche 20 mai 2018
Une maison au milieu de la mer
Avoir cent mille ans devant soi suffit peut-être
Pour comprendre la force la patience du glacier
C'est un grand corps de neige que les siècles
durcissent
Et qui vient pondre un corps de lui-même
dans la mer.
Avoir un siècle devant soi est peut-être suffisant
Pour recevoir toute la blancheur de l'iceberg
C'est un corps de glacier voyageant sur la mer
Tête émergée d'un corps aussi vaste que la falaise
Puisque tout clarté porte un secret plus profond
que sa clarté.
Pour comprendre la force la patience du glacier
C'est un grand corps de neige que les siècles
durcissent
Et qui vient pondre un corps de lui-même
dans la mer.
Avoir un siècle devant soi est peut-être suffisant
Pour recevoir toute la blancheur de l'iceberg
C'est un corps de glacier voyageant sur la mer
Tête émergée d'un corps aussi vaste que la falaise
Puisque tout clarté porte un secret plus profond
que sa clarté.
Pierre Morency, Extrait de Grand fanal
samedi 19 mai 2018
La terre remue
"Chacun de ses pas fait lever un tumulte
d'oiseaux dans les chicorées.
Quand elle s'agenouille au centre du canot,
le ciel est déjà traversé de rose clair.
Ici, plus près, la terre remue.
On frappe doucement à une porte:
le poème va ouvrir les yeux."
d'oiseaux dans les chicorées.
Quand elle s'agenouille au centre du canot,
le ciel est déjà traversé de rose clair.
Ici, plus près, la terre remue.
On frappe doucement à une porte:
le poème va ouvrir les yeux."
Pierre Morency, Extrait de Poème en forme de tête
vendredi 18 mai 2018
Certaines paroles
" Sûrement, quelque chemin que je suive encore, dans quelque labyrinthe que je me risque, si quelque fil d'Ariane doit m'en dépêtrer, ce sera celui de certaines paroles, non pas forcément grandes, mais limpides, comme l'eau des torrents. J'y ai bu avec mes mains d'enfant devant la bouche; je les ai franchis d'un court élan de mes pieds d'enfant, sur ces pentes à l'herbe rase et parsemée de pierres; si froids qu'ils semblaient jaillir du sein neigeux des montagnes, comme dans la « Lettera amorosa » : « per sentieri di nerve... » Si ce fil ne rompt pas, je n'aurai besoin de rien de plus, aujourd'hui et plus tard, « nune et in hora mortis nostrae ». "
Philippe Jaccottet, Extrait de L'encre serait de l'ombre
mercredi 16 mai 2018
Le poids vivant de la parole
"On peut écrire, et l'on écrit;
On peut se taire, et l'on se tait.
Mais pour savoir que le silence
Est la grande et unique clef,
Il faut percer tous les symboles,
Dévorer les images,
Écouter pour ne pas entendre,
Subir jusqu'à la mort
Comme un écrasement
Le poids vivant de la parole."
On peut se taire, et l'on se tait.
Mais pour savoir que le silence
Est la grande et unique clef,
Il faut percer tous les symboles,
Dévorer les images,
Écouter pour ne pas entendre,
Subir jusqu'à la mort
Comme un écrasement
Le poids vivant de la parole."
Armel Guerne, Extrait de Le Poids Vivant de la Parole
dimanche 13 mai 2018
Pari
"Ouvrir un livre de poésie, c'est vouloir s'éclairer avec une bougie en pleine déflagration de la bombre à hydrogène. Parier pour la bougie en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c'est peut être dans ce genre de pari que réside notre avenir."
Philippe Jaccottet, Extrait de Tout n'est pas dit
Fin d'hiver
Peu de chose, rien qui chasse
l'effroi de perdre l'espace
est laissé à l'âme errante
Mais peu être, plus légère,
incertaine qu'elle dure,
est-elle celle qui chante
avec la voix la plus pure
les distances de la terre
l'effroi de perdre l'espace
est laissé à l'âme errante
Mais peu être, plus légère,
incertaine qu'elle dure,
est-elle celle qui chante
avec la voix la plus pure
les distances de la terre
Philippe Jaccottet, Extrait de L'encre serait de l'ombre
vendredi 11 mai 2018
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