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mercredi 4 septembre 2024

Le cœur de l'oiseau

« L'éternité ne touche pas les choses, les êtres, leur scintillement, les pleins trop coupants, les fontaines, les vérités d'enfant aux genoux éraflés. Tout ce qui est défendu nous rend inquiets, sourds à l'origine. Sous la lumière, nous devenons encore plus irréels: la parole de pierre et le sang englué dans le torrent où nous versons jusqu'à fendre nos murailles. Boussoles étranges, fragments de vie ne captant que les fresques du vent qui se mêlent à nos souffles, libèrent les petits riens du monde, ouvrent le cœur de l'oiseau dans nos mains. »

Michèle Gagné, Extrait de Habiter ici

vendredi 23 août 2024

Coucher de soleil sur un lac

Nul autre peintre n’a rendu l’éclat du trépas aussi citronné. Observe cet espace blanchi à l’ocre gauche. Il n’y a plus aucune trace de rustre en lui, que le raffinement d’une tendresse clémentine, une peau d’orange avant la nuit. Faut-il avoir été sevré de liesse pour savoir peindre la transfiguration solaire? Je crois que si, né entièrement de la folie d’une mer. Devant la chute de l’astre qui récite qu’il n’y a pas d’expansion sans mort, de mort sans explosion; béant, laisse-le, avec souffle, se livrer aux lumières incertaines. Sun Setting over a Lake

jeudi 22 août 2024

L'arbre du peintre

L'arbre du peintre

Un passage parlé

« À l’image mécanique et instrumentale du langage que nous propose le grand système marchand qui vient étendre son filet sur notre Occident désorienté, à la religion des choses, à l’hypnose de l’objet, à l’idolâtrie, à ce temps qui semble s’être condamné lui-même à n’être plus que le temps circulaire d’une vente à perpétuité, à ce temps où le matérialisme dialectique, effondré, livre passage au matérialisme absolu – j’oppose notre descente en langage muet dans la nuit de la matière de notre corps par les mots et l’expérience singulière que fait chaque parlant, chaque parleur d’ici, d’un voyage dans la parole ; j’oppose le savoir que nous avons, qu’il y a, tout au fond de nous, non quelque chose dont nous serions propriétaire (notre parcelle individuelle, notre identité, la prison du moi), mais une ouverture intérieure, un passage parlé. »

Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

mercredi 21 août 2024

La place

La terre bouge au bout du monde
la main sans fin dans les cheveux de l'autre.
On imagine quelques pas sur le sable;
le temps de prendre une autre route
sur la peau aimée,
le passé admis à la barre du silence
comme un nouveau souffle
pour la rotation des corps.

La brise succombe au regard.
Tu occupes la place
laissée par le passage des oiseaux.

Michèle Gagné, Extrait de Habiter ici

mardi 20 août 2024

La mangeuse de terre

Kaʻula o Keahi! Rougeoiement du feu. La mangeuse de terre avance, mais qui s'en soucie ? La toile est une fissure qui s'ouvre le temps de l'«œuvrement», après, si l'on tarde trop, s'ensuit le règne hermétique du basalte.

lundi 19 août 2024

Les ghawazi du Nord

Ondes aux teintes givrées de sumac, les ligneuses frémissent en connivence, t’offrant les plaisirs de l’arrogement des verts profonds. Mouvement suave; identique à la pulsion de croquer le miel des mélèzes; ce saisissement de toutes couleurs, tu le portes toute l’année en ton sein.

De l’effeuillage caduc, que reste-t-il à regarder, sinon l’arbre et l’arbrisseau. Rarement silencieuse, toujours à saveur d’érable et de bouleau, cette danse de la mue porte l’histoire de l’abscission et de la chute des temps.

Fluidité sonore chez les marcescentes; comptant les brises et les vents de mai; gavant l’oreille, dans un chuintement de sagattes, avant la tombée des voiles et des nuées.

samedi 17 août 2024

Sur notre île

« Au centre d'un terrible désordre, une petite aiguille d'acier, en équilibre sur sa pointe, rétablit l'horizon et un premier reflet appelle déjà le calme. Les sirènes émergent venant semer sur la grève leurs étincelantes écailles. Si la nuit est douce, la rive, dès l'aube, sera recouverte d'un bouclier à mille facettes, chacune d'elles indiquant le nom et l'emplacement d'une île inconnue. Les explorateurs qui, par hasard, viendront à passer par ici, apercevant ces indications inespérées, poursuivront infailliblement leur route à la conquête de ces îles. Tout danger de massacre ainsi écarté, nous conservons notre calme dans un désordre qui nous est de plus en plus familier. »

Roland Giguère, Extrait de l'album Thomas Hellman chante Roland Giguère

jeudi 15 août 2024

Rigi

« Sur le Rigi, on devient statue. L’émotion est immense. C’est que la mémoire n’est pas moins occupée que le regard, c’est que la pensée n’est pas moins occupée que la mémoire. Ce n’est pas seulement un segment du globe qu’on a sous les yeux, c’est aussi un segment de l’histoire. Le touriste y vient chercher un point de vue ; le penseur y trouve un livre immense où chaque rocher est une lettre, où chaque lac est une phrase, où chaque village est un accent, et d’où sortent pêle-mêle comme une fumée deux mille ans de souvenirs. »

Victor Hugo, Extrait de Lettre à Adèle, 1839

mercredi 14 août 2024

La quinceañera

La quinceañera

Comme une vague

« La légèreté comme une vague nous poursuit pour nous ramener dans les lieux peu nombreux de cette terre où, au moins une fois, nous avons été heureux. J’ai rêvé qu’il neigeait dans Nutshimit. Le vieux nom des rêves, écrit par derrière la vie, continue d’exiger sa part d’existence, que je l’entende ou pas, il souffle ses lettres anciennes dans mes yeux, dans ma bouche. »

Laure Morali, Extrait de En suivant Shimun

mercredi 7 août 2024

Thanatos versus Chaos

«La mort est passée la photo arrive après, qui contrairement à la peinture ne suspend pas le temps, mais le fixe.» À partir de l'énoncé de Mathieu Riboulet, je scrute les différences trouvées dans ma pratique photographique et picturale. Je cherche une annotation intime, une signature du regard située en arrière de l'œil, dans l'organe sensible, la rétine. 

Entre les deux techniques, la différence sont les bords. J'entends par là qu'en photographie, l'œil est encadré, dans une boîte, limitant le champ visuel sur les côtés, au-dessus et dessous; tandis qu'en peinture l'œil mobile compose avec des bords tombant dans le vide, rejouant ainsi ce fameux espace préexistant à toutes choses, celui du néant primordial.

Pensée libre

« Faut-il le répéter ? La liberté de pensée ne se trouve ni à droite ni à gauche ni même dans l'anarchisme. Elle ne loge dans aucune religion, dans aucun système politique ou philosophique, pas plus dans l'athéisme que dans la laïcité. Tout cela représente des robes, des voiles et des attaches et Pensée va toute nue, tel le jeune François d'Assise abandonnant entre les mains de l’évêque les vêtements par lesquels le prélat voulait le retenir afin de le remettre dans le chemin balisé de la droite raison. Or la liberté n'a pas raison mais elle va son allure, impertinente, juvénile, elle déjoue la barbarie comme l'esprit de productivité, l'imposture intellectuelle comme la facilité. Elle est dans ce refus de tout conditionnement et de toute appartenance, elle se trouve dans la ville et dans le désert, elle passe tel un vent dans la forêt, une tempête sur la demeure provisoire. Elle n'a pas de dévots, elle n'a pas de suiveurs mais seulement des relais. On ne voit guère ses progrès dans la conduite des hommes mais elle avance, seule. Elle n'a pas de famille, de clan ni de parti, elle ne regarde jamais son visage et les années glissent sur ses épaules de jeune fille. Elle ne veut rien prendre mais tout dénouer. Elle avance mais on ne la remarque pas; elle est si nue, tandis que les passants sont engoncés dans leurs croyances, dans leurs principes. Elle est nue, elle va son chemin, elle ne requiert nulle acclamation. »

Jacqueline Kelen, Extrait de L'esprit de solitude

lundi 5 août 2024

Concentré

« Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l’appui les observations et les menus faits. Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu’il suppléeraient à tous les autres ; l’adjectif posé d’une si ingénieuse et d’une si définitive façon qu’ils ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l’avenir d’âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique. »

Joris-Karl Huysmans, Extrait de À rebours

dimanche 4 août 2024

Main matière

De ma main dans la matière; qui se retire, s'agite, s'ajoute, se déverse, frappe ou tranche; il en résulte implacablement des sillons géologiques, hydrauliques, électriques. C'est pour ces observations grandioses que je recouvre le lin, inlassablement, car dans la répétition du geste, le monde de la matière s'ouvre plus fortement que par sa représentation. Tel un sourcier, chercher la faille jaillissante, d'une lumière autre, aussi pure que celle de l'aube, aussi troublante que celle de l'entre chien et loup.

vendredi 26 juillet 2024

Le temple de Bêl

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La lumière n'est pas conçue

« Rien que pour toi, racine, pour toi, cyclone fourvoyé dans cette strate du langage, le poète a favorisé I'épaississement limoneux du sommeil où tu te ramifies. Le livre dont il est l'otage et le garant, le livre incompulsé, le livre intermittent, tourne sans hâte sur ses gonds dans la terre, et chaque page à ton attouchement prend feu, et sa substance se confond avec, le surcroît de ta sève, avec le progrès de son sang.

Perfectibilité du vide, racine de l'amour. Cette équation, je l'ai vaincue avec un océan de terre ameublie par mon souffle. »

Jacques Dupin, Extrait de Le corps clairvoyant

mercredi 24 juillet 2024

Bassin biscuit

Tu es vent qui traverse les plaques continentales. Impossible de te contenir, de te posséder. Libre, loin de l'assouvi, du repu. Pour le moment, je ne veux pas te désirer autrement. Hier, explosion thermale au bassin “biscuit”, d’après le communiqué, “il s’agit d’un incident en évolution”. Vraiment? Amour de Là-Haut, quand amèneras-tu d’autres mouvements?

Les tempêtes

« Tout va bien avec les tempêtes. Presque un soulagement. J’écoute. La corne de brume propulse ses ondulations dans le ventre. Les faisceaux du phare tournent avec régularité. De l’homme au soleil, il n’y a qu'un pas. Le doigt sur l’interrupteur, la cage d’escalier ressemble à un jeu de dominos orangé. Mon corps est l’endroit où le voyage recommence. Broyée par les vents, j’attrape la bouteille de plastique sur la table de cuisine, défais le vélo des toiles d’araignée du hangar. Le phare enfonce ses rayons dans un voile de lande. Cassure végétale des manteaux sous la tourbe. »

 Laure Morali, Extrait de Comment va le monde avec toi

mardi 23 juillet 2024

Pensée mobile

Sous le manteau de pluie, du fusain plein les poches. Devant le pays carbonisé. En face d'une homogénéité diffusant la bonne densité de noir. J'observe. Le lac immobile. Les arbres immobiles. Les roches immobiles. Sur la surface encrée de mon cerveau, il y a cette image dansante de toi. Sans fla-fla. Nu. Ton sans fard. Tendre. Enfouir la mouvance de ton corps titane dans mes mystères carbones, afin de le dater à nouveau. Pourquoi pas. Et à nouveau, le lac immobile. Les arbres immobiles. Les roches immobiles.

samedi 20 juillet 2024

Dentelle estivale

Dentelle estivale

Sans malentendu

Il y a quelque chose qui me rappelle ma langue maternelle dans la poésie. Pour être sans malentendu, je parle de la langue des signes, le LSQ. Peut-être que c'est l'éclosion de petits idéogrammes apparaissant sous les bouquets de phrases ou bien cette puissance d'évocation au cœur du concis? Je n'ai aucune certitude quant à la réponse, parfois la clarté ne se voit que dans une sorte d'imprécision. Chose certaine, les mots sont signés.

mercredi 17 juillet 2024

Papier Canson

Des teintes fauves à cette part grêleuse, tu décantes l’ensemble des nuances de ces matins où le froid danse comme la main du peintre. Le bonheur est une affaire de peu de choses. Thé fumant dans la froidure, toi, humant la bergamote et toutes ces choses du silencieux pour nous seuls.

samedi 13 juillet 2024

Brume

« Que de rêves la brume étrangère avait comblés en lui ! que de boutons elle avait fait éclore, que de curiosités et de désirs elle avait apaisés et combien elle en avait éveillés de nouveaux ! »

Hermann Hesse, Extrait de Narcisse et Goldmund

vendredi 12 juillet 2024

Voir, et voir

« Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Éleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. »

Albert Camus, Noces suivi de L'été

jeudi 11 juillet 2024

Les Saturnales

Les Saturnales

Guagua Putina

Un vent rapace soulève la nuit, les restes de l'ouragan Beryl, se fracassent à ma fenêtre. Toute cette pluie silicate infiltrant la lourdeur estivale, une trêve, un moment d'attention vers le Grand Dehors et voilà, qu'au travers des trombes du cadavre tempétueux, j'aperçois les signaux fumerolles. Volutes. La profondeur du soir se fendille, d'une mélodie enfumée, longtemps oubliée. De ses trois cratères sommitaux, le Guagua Putina souffle enfin ses arabesques "subductives". Une certaine joie émerge.

vendredi 5 juillet 2024

Shanshui

Retrace la trajectoire et relie l'ensemble des points, leurs mouvances. Ce qui danse vers toi est la ligne du rêve, pour chaque mot, un point; voilà que tu observes la migration des lettres transcendantes, l'inscription qui traverse l'ellipse; une parcelle de l'espace est ainsi occupé, montagnes et eaux.

Nourrit le vital au vide médian, le séjour des immortels sera ainsi révélé, chaque soir, chaque matin. Ondines et dryades. Cette parole migratoire a bien le pouvoir des fractures, la puissance de scinder le paysage afin qu'émergent les morcellements. Son voir est fractal.

lundi 1 juillet 2024

Ce jour là

[...]Ce jour là j'me suis dit qu'il aurait mieux fallu rester chez moi
Ce jour là j'me suis dit qu'il aurait mieux fallu rester chez moi

- Fallu... Fallu... C'est... C'est un mot ? C'est, c'est quoi, c'est heu ? Passé compliqué ça ?
- Non il aurait, il aurait mieux fallu c'est, euh, conditionnel passé première forme. Tu vois là on aurait pu dire "il aurait mieux valu" aussi, mais, du verbe valoir. C'eut été plus élégant.
- Alors ?
- Ben, voilà.
- Alors ?

Putain, Marine le Pen, oh non

Marine le Pen, non mais
Tu le crois pas
Tu le crois pas putain
Marine le Pen, oh non
Mais Marine le Pen, non mais
Tu le crois pas
Tu le crois ça ?
Compositeur: Phillippe Katerine, Album Robots Après Tout

Regarder dans la fenêtre de temps donné

Je hante souvent les mêmes lieux à la recherche des éléments qui forgent le regard des peintres. À chaque fois, je réapprivoise ces espaces; de manière sauvage; vierges de tout regard.

Il y a un nouveau joueur qui modifie nos paysages, c’est le roseau commun (phragmite), il nuit à la biodiversité, aux terres humides, et fait disparaître notre célèbre quenouille. Depuis plus d’une dizaine d’années, je le regarde gagner du terrain en magnifique talle d’or sur nos terres, atteignant parfois des hauteurs vertigineuses. Je n’ai pas le souci d’une botaniste, mais le questionnement visuel d’une artiste, à savoir la proportion des jaunes qui recouvriront ma palette habituelle et le temps que je mettrai à oublier l’ancienne.

dimanche 30 juin 2024

Pelehonuamea

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Les quatre vents de la terre

Observe ceux qui tremblent par touches, immobiles devant les quatre vents de la terre, devant la totalité de l'espace conçu. Tout est ouvert et pourtant aucun souffle n'abîme le lieu. La terre est retournée, mais les semeurs sommeillent avec l'ivraie. De tes lieux inatteignables, le regard en plongé, écrasant les perspectives, vois-tu comme les mouvements fixes se font attendre? Il aura fallu ton passage sur terre pour faire bouger les choses avec ta faim ogre déracinant l'ancien et tes audaces ensemençant le nouveau à mesure d'appétences. Tes élans sont des madrigaux primitifs pour dieux jaloux. Avec bienveillance pour les regardeurs, demande au terrible Borée de blanchir notre décor, au pluvieux Notos de l'inonder, de ma part supplie Euros de tout balayer afin que la douceur de Zéphir berce notre point de vue. Sous le chant des huards, souhaite que notre monde retrouve le balancement indigène des iris, le fil de son histoire, de ses mythes, pour enfin qu'adviennent les aubes opalescentes.

samedi 29 juin 2024

Les étoiles

Les étoiles, les étoiles, les étoiles
Dites-moi étoile, pourquoi je vous regarde?
Les étoiles, les étoiles, les étoiles
Dites-moi, étoile qui vous regardera?

Les étoiles, les étoiles
Si seulement je savais
Dites moi étoile de qui obtenez-vous la lumière
Les étoiles, les étoiles
Vous qui êtes belle dans les cieux
Dites-moi étoile, qui vous donnera l'amour?

The stars the stars shining up above
Tell me stars who will give you love
The stars the stars lights of white and blue
Tell me stars why I look to you

Les étoiles les étoiles les étoiles
Dites-moi étoile, pourquoi je vous regarde?
Compositrice: Melody Gardot, Album My one and only thrill

vendredi 28 juin 2024

Bleu total

Le ciel est sans souci. Il est royal, d'une teinte que tu enjoliverais avec tes mots entiers. Un bleu total. Le soleil brûle déjà la cime des arbres où des oiseaux se bataillent une place dans la chorale matinale. Je n'ai aucune envie de ce dehors-là. Le désir d'écrire me tenaille et comme dirait cette chère Bérénice, « Tout m'avale ». Que restera-t-il de cette journée?

jeudi 27 juin 2024

Il y a des jours, il y a des moments

« Pourquoi la voix n'aurait-elle pas besoin de fraîcheur, comme le nageur la demande à l'eau ou le marcheur au sous-bois? Il y a des jours, il y a des moments où ton envie c'est de prononcer MIDI, CLAIRIÈRE, AILE, CIEL par fringale de lumière, par nécessité de produire un pays vocal dont le soleil serait le fournisseur. Ce pays, un poème peut le procurer. Un récit, voyage en tête, te le raconte aussi bien, pourvu qu'il se lance sur les traces du jour. Que l'un ou l'autre fasse défaut, tu te contentes d'un vocable, pense à RIVIÈRE, et voilà qu'un flux lumineux te passe par la bouche, chose et parole mêlées, jusqu'à t'envahir d'une image fidèle, claire et puissante à la disposition du promeneur immobile que tu es, les yeux fermés sur l'insaisissable... »

Ludovic Janvier, Extrait de Apparitions: Brèves

Parole d'eau

« Voyageurs du sens et de la soif, tournez-vous sans effort, la fuite est à deux pas, l'horizon sous les yeux, perdre de vue devient possible à bout portant ! Il suffit d'offrir sa figure et son silence à la rivière passant par là. C'est un instant moelleux, la masse d'eau fait une agitation de soie. C'est même un instant musical. Et la fraîcheur est là comme excipient, une caresse au visage entier qui peut bien faire le malin comme s'il pensait, il est déjà baigné par l'absence, de tout son frais l'horizon lui passe sur la peau, perte de vue c'est peu dire, elle est devenue eau, la vue, devenue vide, faite froid, elle passe fraîcheur sur toute la pensée calmée comme une soif.

Autrement dit et plus modestement, chaque fois que vous nommez une rivière en France, ou presque, c'est comme si l'eau même dégorgeait un peu de son allure, un peu de sa fraîcheur, un peu de sa lumière dans la voix. C'est ça, le français parle un pays d'eau douce. Cette parole d'eau, je lui offre son livre. Les rivières que vous aimez, presque toutes y sont des passagères. »
Ludovic Janvier, Extrait de Des rivières plein la voix

mercredi 26 juin 2024

La vie simple

La vie simple

Ce qui est vivant

« À la question toujours encombrante: qu'est-ce que tu écris en ce moment, je réponds que j'écris sur des fleurs, et qu'un autre jour je choisirai un sujet encore plus mince, plus humble si possible. Une tasse de café noir. Les aventures d'une feuille de cerisier. Mais pour l'heure, j'ai déjà beaucoup à voir: neuf tulipes pouffant de rire dans un vase transparent. Je regarde leur tremblement sous les ailes du temps qui passe. Elles ont une manière rayonnante d'être sans défense, et j'écris cette phrase sous leur dictée: «Ce qui fait événement, c'est ce qui est vivant, et ce qui est vivant, c'est ce qui ne se protège pas de sa perte.» »

Christian Bobin, Extrait de Autoportrait au radiateur

Pyramide olfactive

Je suis née dans le silence, dans une maison aux mots évidés face au langage du corps. Je n’ai pas signé de grands concepts avec les sourds, mais d'émotions qui fourmillent sur la peau. Des idées à peine saisissables. Vu ma caboche, je trouvais qu'il manquait de sens, mais en vieillissant, je comprends qu'il n'y avait que l'essence. L'extrait d'un parfum sans note de tête, ni note de fond et bien pendant un certain temps, ça écœure.

vendredi 21 juin 2024

Sunset

Could be honeycomb
In a sea of honey
A sky of honey
Whose shadow, long and low
Is slipping out of wet clothes?
And changes into
The most beautiful
Iridescent blue

Who knows who wrote that song of Summer
That blackbirds sing at dusk
This is a song of color
Where sands sing in crimson, red and rust
Then climb into bed and turn to dust

Every sleepy light
Must say goodbye
To day before it dies
In a sea of honey
A sky of honey
Keep us close to your heart
So if the skies turn dark
We may live on in
Comets and stars

Who knows who wrote that song of Summer
That blackbirds sing at dusk
This is a song of color
Where sands sing in crimson, red and rust
Then climb into bed and turn to dust
Who knows who wrote that song of Summer
That blackbirds sing at dusk
This is a song of color
Where sands sing in crimson, red and rust
Then climb into bed and turn to dust

Oh sing of summer and a sunset
And sing for us, so that we may remember
The day writes the words right across the sky
They all go all the way up to the top of the night

Compositrice: Kate Bush, Album Aerial

lundi 17 juin 2024

Vue d'ensemble

« Les enfants ne regardent pas les maisons, mais ils les connaissent, les recoins, mieux que la mère, ils fouillent les enfants. Ils cherchent. (...) C'est quand ils quittent la maison qu'ils la regardent. »

Marguerite Duras, Extrait de La Vie matérielle

samedi 15 juin 2024

Au nord-est de l'Amérique

Au nord-est de l'Amérique

Faire

« Faire sans cesse l’effort de penser à qui est devant toi, lui porter une attention réelle, soutenue, ne pas oublier une seconde que celui ou celle avec qui tu parles vient d’ailleurs, que ses goûts, ses pensées et ses gestes ont été façonnés par une longue histoire, peuplée de beaucoup de choses et de personnes que tu ne connaîtras jamais. Te rappeler sans cesse que celui ou celle que tu regardes ne te doit rien. Cet exercice te conduit à la plus grande jouissance qui soit : aimer celui ou celle qui est devant toi, l’aimer d’être ce qu’il ou elle est : une énigme, et non pas d’être ce que tu crois, ce que tu crains, ce que tu espères, ce que tu attends, ce que tu cherches, ce que tu veux. »
Christian Bobin, Extrait de Autoportrait au radiateur

jeudi 13 juin 2024

Noir-noir et Clair-clair

« On ne peut ressentir la douceur de cette vie sans en même temps concevoir une colère absolue contre le mal qui la serre de toutes parts. C'est une règle à laquelle obéissent les peintres quand ils renforcent leurs noirs, afin que leurs clairs soient vraiment clairs. »
Christian Bobin, Extrait de L'inespérée

Très peu

« Très peu est pour moi le nom de l’abondance. J’ai au cœur une bête sauvage qui ne sort que la nuit et pour quelques secondes. Elle s’empare des restes abandonnés par le jour – feuille, visage, parole – et elle regagne précipitamment son trou, ayant trouvé de quoi manger pour deux siècles. Ce n’est jamais la même chose dont elle se nourrit – ici un voyage, là une lecture, ailleurs un silence – mais c’est toujours la même joie qui est cherchée et parfois atteinte, une joie enfantine et légère comme une tache de soleil. »

Christian Bobin, Extrait de L'inespérée

mercredi 12 juin 2024

La voix

« Ce n'est pas l'encre qui fait l'écriture, c'est la voix, la vérité solitaire de la voix, l'hémorragie de vérité au ventre de la voix. »
Christian Bobin, Extrait de L'inespérée

vendredi 7 juin 2024

Ce qui nous regarde

« Ne montre pas ce que tu vois, tu ne vois rien ; peins ce qui nous regarde. »

Valère Novarina, Extrait de Pendant la matière

mercredi 5 juin 2024

Signe distinctif

Au moment de sa disparition
Elle portait
Des souliers de toile
Jupe blanche et t-shirt noir

Au moment de sa disparition
Elle portait
Un collier d'étoiles
Et son cœur en robe du soir

Au moment de sa disparition
Il portait des bottes de travail
De la sueur sous son chandail

Au moment de sa disparition
Il portait la vie sur son dos
Et sur son cœur, un gros piano

Au moment de sa disparition
Elle portait
Un enfant vivant
Une robe couleur de sang

Au moment de sa disparition
Elle portait la terre à bout d'bras
Et son cœur dansait
Dansait, dansait
Dans ses pas

Au moment de leur disparition
Ils portaient
Un drap d'hôpital
Des culottes courtes
Un bel uniforme
Un sac de linge sale
Un paquet d'tabac
Un numéro nul
Une poupée sans bras

Et rien dans les mains
La laisse d'un chien

Compositeurs: Richard Desjardins, Michel Côté, Album Tu m'aimes-tu

dimanche 2 juin 2024

L'absolu négatif

« Je suis l’absolu négatif, l’incarnation du néant. Celui que l’on désire sans jamais pouvoir l’obtenir, celui dont on rêve parce qu’il ne peut exister […] Ce qui aurait pu être, ce qui aurait dû exister, ce que la loi ou le Destin n’ont pas donné, je l’ai jeté dans l’âme de l’Homme et elle s’est troublée de sentir la vie vivante de ce qui n’existe pas. »

Fernando Pessoa, Extrait de L’Heure du diable

Prendre plaisir

Je prends plaisir aux champs sans les observer.
Tu me demandes pourquoi j'y prends plaisir.
Parce que j'y prends plaisir, c'est ma réponse.
Prendre plaisir à une fleur c'est se trouver près d'elle inconsciemment et avoir une notion de son parfum dans nos idées les plus confuses.
Quand j'observe, je ne prends pas plaisir : je vois.
Je ferme les yeux, et mon corps, qui se trouve parmi l'herbe, appartient entièrement à l'extérieur de celui qui ferme les yeux — à la fraîcheur dure de la terre odorante et irrégulière; et quelques chose des bruits indistincts des choses vivantes, et seule une ombre vermeille de lumière appuie légèrement sur mes orbites, et seul un restant de vie entend.

Fernando Pessoa, Extrait de Poésies d'Alvaro de Campos avec le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro

vendredi 31 mai 2024

Ouvrir le corps de la parole

Jeune femme, c'est bien Duras qui m'a ouverte les oreilles de l'écrit, ce fut un grand séisme, dans le corps, très profond. Un de ceux qui rase la première parole et fait jaillir la seconde, moins vacillante. On ne pleure pas ses dents de lait. Les mots de Marguerite donnent un plein au vide, l'écrit remplissant l'outre.

J'ai eu une enfance extrêmement minimaliste dans l'échange satisfaisant avec l'autre. Est-ce mon milieu qui m'a fait sauvage ou bien est-ce le sauvage qui habite mon centre depuis ma naissance? J'y reviens toujours car je n'ai aucune idée sur cette question. Chose certaine, je connais le vide intimement comme l'autre, un autre que moi, connait le plein.

Luc, l'Amoureux, l'époux m'a fait connaître un autre lieu. Le nouveau monde. Foisonnant, nourrissant, satisfaisant. Sa mort me laisse un vide plein. Cette empreinte est totalement nouvelle pour moi, pas moins douloureuse, car mon âme ne souhaite que retrouver ce festin gras, mais ce nouvel espace m'offre plus de viabilité que l'ancien monde. Dans ce manque effroyable, il reste tous nos mots, sa parole claire, c'est mon trésor le plus précieux. "Y'a rien" n'existe plus.
« On dit toujours, s’il n’y a pas de sel, y’a rien. Moi, ça prend des formes extrêmes… S’il n’y a pas de citron, y’a rien… S’il n’y a pas de thé, s’il n’y a pas d’Earl Grey, y’a rien… A la rigueur il pourrait ne pas y avoir de pain, mais s’il n’y a pas de pommes, alors par exemple, y’a rien du tout… S’il n’y a pas de sauce indochinoise, je m’en vais je quitte la demeure. »
Marguerite Duras

jeudi 30 mai 2024

Passer la mort

« Ce que je recherche depuis toujours, c'est un état surgissant de la langue. Printemps se dit ici en patois « saillifeu » : ça saille, saute, sors dehors : « feu » vient de foris... Le printemps dans les Alpes n'est pas un temps de renouveau aimable, de fraîcheur, c'est un temps de violence, pulsif ; il sort de la neige comme le printemps russe : c'est une percée, un débordement soudain, une invasion... Je cherche la force germinative de la langue, son pouvoir de passer la mort. »
Valère Novarina, Extrait de Devant la parole

mercredi 29 mai 2024

Le temps de la parole

L'invitation de Guillaume à faire renaître la blogosphère a fait mouche, bien que je sache, que le défi est de taille face aux géants tentaculaires de l'immédiat. Mon espoir demeure mince, mais j'agite mon signal de fumée afin de rejoindre ceux de Mademoiselle Gambade et Mokhtar El Amraoui. J'ai des blogues depuis que ce médium existe, diverses époques et divers genres aussi; des privées, des publics, en solo, duo et même en groupe. J'y ai trouvé des liens indéfectibles, des amitiés improbables, des rencontres de l'écriture, des émois, des pensées, du voir, de la musique et des rapports sans émoticône. Ces lieux sont des courants contraires, des espaces de résiliences, face au "clic", au "scroll", au "like" et cela dans une quasi totale invisibilité. Je me dis que résister au vol du temps, c'est faire assurément des actes de patience. Et comme le disait la grande Pina Bausch: « Dansez, dansez, sinon nous serons perdus. »

vendredi 24 mai 2024

Vert des eaux

Vert des eaux

Incolore, invisible, inodore

Je cherche un couloir pour faire circuler ce qui bouillonne, s'agite, palpite. Une fissure volcanique. J'appelle l'inversion météorologique, la nuée ardente. Toi, qui éventre par ton esprit, carbonise corps par ta parole, souffle-toi de ce ciel. Dévales. Dévales et vois venir l'écho brûlant d'un courant d'air.

lundi 20 mai 2024

I Peuple inhabité

J'habite un espace ou le froid triomphe de l'herbe, ou la grisaille règne en lourdeur sur des fantômes d'arbres.

J'habite en silence un peuple qui sommeille, frileux sous le givre de ses mots. J'habite un peuple dont se tarit la parole frêle et brusque.

J'habite un cri tout alentour de moi —
pierre sans verbe —
falaise abrupte —
lame nue dans ma poitrine l'hiver.

Une neige de fatigue étrangle avec douceur le pays que j'habite.

Et je persiste en des fumées.
Et je m'acharne à parler.
Et la blessure n'a point d'écho.
Le pain d'un peuple est sa parole.
Mais point de carté dans le blé qui pourrit.

J'habite un peuple qui ne s'habite plus.

Et les champs entiers de la joie se flétrissent sous tant de sécheresse et tant de gerbes reniées. 

J'habite le spectre d'un peuple renié comme fille sans faste.

Et mes pas font un cercle en ce désert. Une pluie de visages blancs me cerne de fureur. 

Le pays que j'habite est un marbre sous la glace.

Et ce pays sans hommes de lumière glisse dans mes veines comme femme que j'aime.

Or je sévis contre l'absence avec, entre les dents, une pauvreté de mots qui brillent et se perdent.

Yves Préfontaine, Extrait de Pays sans parole

dimanche 19 mai 2024

À partir du deux

« L'amour (...) est une construction de vérité. (...) vérité sur un point très particulier, à savoir : qu'est-ce que c'est que le monde quand on l'expérimente à partir du deux et non pas de l'un ? Qu'est-ce que c'est que le monde examiné, pratiqué, vécu à partir de la différence et non à partir de l'identité ? »

Alain Badiou, Extrait de Éloge De l'amour

Gris de Payne

Je me suis demandée, si je réussissais à peindre le déchaîné avec un espace où le voir pourrait s'y tenir dans une sérénité; afin d'y être, au milieu de tout cela; sans chuter et rouler au fond du néant et bien, quel point de vue j'y gagnerais?

samedi 18 mai 2024

Ta présence

Ta présence

La Solitude

Solitude … Pour vous cela veut dire seul,
Pour moi – qui saura me comprendre ?
Cela veut dire : vert, vert dru, vivace tendre,
Vert platane, vert calycanthe, vert tilleul.

Mot vert. Silence vert. Mains vertes
De grands arbres penchés, d’arbustes fous ;
Doigts mêlés de rosiers, de lauriers, de bambous,
Pieds de cèdres âgés où se concertent
Les bêtes à Bon Dieu ; rondes alertes
De libellules sur l’eau verte…

Dans l’eau, reflets de marronniers,
D’ifs bruns, de vimes blonds, de longues menthes
Et de jeune cresson ; flaques dormantes
Et courants vifs où rament les « meuniers » ;
Rainettes à ressort et carpes vénérables ;
Martin-pêcheur… En mars, étoiles de pruniers,
De poiriers, de pommiers ; grappes d’érables.
En mai, la fête des ciguës,
Celle des boutons d’or : splendeur des prés.
Clochers blancs des yuccas, lances aiguës
Et tiges douces, chèvrefeuille aux brins serrés,
Vigne-vierge aux bras lourds chargés de palmes,
Et toujours, et partout, fraîche, luisante, calme,
L’invasion du lierre à petits flots lustrés
Gagnant le mur des cours, les carreaux des fenêtres,
Les toits des pavillons vainement retondus…
Lierre nouant au front du chêne, au cou du hêtre,
Ses bouquets de grains noirs comme un piège tendu
À la grive hésitante ; vert royaume
Des merles en habit – royaume qui s’étend
Ainsi que dans un parc de Florence ou de Rome
En nappes d’émeraude et cordages flottants…
Lierre de cette allée au porche de lumière
Dont les platanes séculaires, chaque été,
Font une longue cathédrale verte – lierre
De la grotte en rocaille où dorment abrités
Chaque hiver, les callas et les cactus fragiles ;
Housse, que la poussière blanche de la ville
Givre à peine les soirs de très grand vent – pour moi,
Vert obligé des vieilles pierres,
Des arbres vieux, des toits qui penchent, des vieux toits –

Un château ? Non, Madame, une gentilhommière,
Un ermitage vert qui sent les bois, le foin,
Où les bruits de la route arrivent d’assez loin
Pour n’être plus qu’une musique en demi-teintes.
Un train sur le talus se hâte avec des plaintes,
Mais l’horizon tout rose et mauve qu’il rejoint
Transpose le voyage en couleurs de légende.
On regarde un instant vers ces trains qui s’en vont
Traînant leur barbe grise – et c’est vrai qu’ils répandent
Un peu de nostalgie au fil de l’été blond…

Mais le jazz des moineaux fait rage dans les feuilles,
Les pigeons blancs s’exaltent, le cyprès
Est la tour enchantée où des notes s’effeuillent
Autour du rossignol. Du pré,
Monte la fièvre des grillons, des sauterelles,
Toutes les herbes ont des pattes, ont des ailes –
Et l’Âne et le Cheval de la Fable sont là
Et Chantecler se joue en grand gala
Jour et nuit dans la cour où des plumes voltigent.

Au clair de l’eau, c’est l’éternel prodige
Du têtard de velours devenu crapaud d’or,
De la voix de cristal parmi les râpes neuves
D’innombrables grenouilles. Le chat dort.
Dickette – chien s’affaire – et sur leur tête pleuvent
Des pastilles de lune ou de soleil brûlant.
S’il pleut vraiment, la pluie à pleins seaux ruisselants
S’éparpille de même aux doigts verts qui l’arrêtent.

Un tilleul, des bambous. L’abri vert du poète,
Du vert, comprenez-vous ? Pour qu’aux vieilles maisons
Rien ne blesse les yeux sous leurs paupières lasses.
Douceur de l’arbre, de la mousse, du gazon…
Vous dites : Solitude ? Ah ! dans l’heure qui passe,
Est-il rien de vivant plus vivant qu’un jardin,
De plus mystérieux, parfumé, dru, tenace,
Et peuplé – si peuplé qu’il arrive soudain
Qu’on y discourt avec mille petits génies
Sortis l’on ne sait d’où, comme chez Aladin.

Un mot vert… Qui dira la fraîcheur infinie
D’un mot couleur de sève et de source et de l’air
Qui baigne une maison depuis toujours la vôtre,
Un mot désert peut-être et desséché pour d’autres,
Mais pour soi, familier, si proche, tendre, vert
Comme un îlot, un cher îlot dans l’univers ?…

Sabine Sicaud, Extrait de Les poèmes

jeudi 16 mai 2024

Paysage en deux couleurs sur fond de ciel

La vie la mort sur deux collines
Deux collines quatre versants
Les fleurs sauvages sur deux versants
L'ombre sauvage sur deux versants.

Le soleil debout dans le sud
Met son bonheur sur les deux cimes
L'épand sur faces des deux pentes
Et jusqu'à l'eau de la vallée
(Regarde tout et ne voit rien)

Dans la vallée le ciel de l'eau
Au ciel de l'eau les nénuphars
Les longues tiges vont au profond
Et le soleil les suit du doigt
(Les suit du doigt et ne sent rien)

Sur l'eau bercée de nénuphars
Sur l'eau piquée de nénuphars
Sur l'eau percée de nénuphars
Et tenue de cent mille tiges
Porte le pied des deux collines
Un pied fleuri de fleurs sauvages
Un pied rongé d'ombre sauvage.

Et pour qui vogue en plein milieu
Pour le poisson qui saute au milieu
(Voit une mouche tout au plus)

Tendant les pentes vers le fond
Plonge le front des deux collines
Un de fleurs fraîches dans la lumière
Vingt ans de fleurs sur fond de ciel
Un sans couleur ni de visage
Et sans comprendre et sans soleil
Mais tout mangé d’ombre sauvage
Tout composé d’absence noire
Un trou d’oubli – ciel calme autour.

Hector de Saint-Denys Garneau, Extrait de Regards et jeux dans l'espace

mercredi 15 mai 2024

Petit, grandiose, sale

« Petit, grandiose, sale, immense, élevé, cancéreux, le monde, effrayant et fracassant, et aussi mesuré et délicat, le monde, à la mesure et à la démesure de l’homme, réduit aux signes, brisant les signes, facile à imiter, facile à rendre fou, le monde, la terre, la vie, les arbres aux petites branches, les oiseaux, les feuilles, les plaques de boue, les marais, les crapauds assis, les blancs calices, les mouches moustiques, le monde, les armées de fauves, le sang épais, noir, âcre, luisant, qui sèche en croûtes et qui nourrit les espèces voraces, le monde, les mouvements de lumière et les glissements des atomes, les bombardements du soleil et les trous dans l’espace, tout, absolument tout me frappe, me pétrit, m’humilie, me jette face contre terre, […] le monde où jamais ne viendra la réponse à l’ignoble question : ‘Et après? Et plus loin? Et plus tard?’ »

J.M.G. Le Clézio, Extrait de L’extase matérielle

mardi 14 mai 2024

Pluie printannière

Pluie printannière

Thésis ou temps frappé de la mesure

Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie, Pluie.

Surprendre les motifs souterrains de l'inlassable

« Il me semble alors découvrir pourquoi de telles images exercent sur l'esprit une si puissante fascination, surprendre les motifs souterrains de l'inlassable et déraisonnable ardeur qui pousse l'homme à doter d'un sens toute apparence dépourvue de signification, à partout guetter des correspondances et à les créer où elles manquent. Je discerne là l'origine de l'invincible attrait de la métaphore et de l'analogie, les raisons d'un étrange et permanent besoin d'identifier. Je me retiens à peine d'y soupçonner une antique et diffuse aimantation, l'appel du centre, le souvenir obscur, presque aboli, ou le pressentiment, inutile chez un être aussi chétif, de la syntaxe générale. »

Roger Caillois, L'écriture des pierres

vendredi 10 mai 2024

Géorama

Ce matin devant l'aube rougeoyante, je cartographiais mes joies, celles avec un contour net, les limpides pas les floues, où du moins essayer de bien les répertorier par ordre de transparence, du solide au plus fluide. L'idée de construire un petit géorama à ce sujet me semble vitale. Ce genre de pensée tient mes jours. Et puis j'aime bien les listes, les énumérations de petits riens essentiels.

Aube dorée

« Je n'ai qu'une seule sauvagerie, celle de l'aube dorée fulgurante et musicale qui ne reste qu'une seule heure à inonder un seul paysage, et chaque désir me donne l'illusion d'être aux premiers temps de la création, d'être avant la rigidité de la vieillesse. Une couleur baroque emplit la pièce et ranime tous les rêves, tous les rythmes introuvés d'un chant parfait. (Le spectacle de la beauté est fatiguant.) Si je laissais mes yeux et mes mains je n'aurais plus rien, de l'autre côté du désir il n'y a pas la sérénité, il n'y a rien. Rien. »

Marie Uguay, Extrait de Journal

jeudi 9 mai 2024

L'idée de la flamme

L'idée de la flamme

J'arrive à la ville

Voilà un temps irrégulier
en trajectoires d'or et de rose
indispensable à ma rêverie accoutumée
un temps inégal et baroque
avec de grandes bouffées
proches de la pluie
lors des nuits édentées de juillet

Les blessures étaient faciles
à force de tant de douceur salvatrice
maintenant nous ne pourchassons plus
aucun épanchement de l'atmosphère
avant le seuil limbé de nos silences

Je vous désir de nulle part
d'aucun mot décisif
mais d'une supplication invisible
où convergent tous les sentiments exaltés

Ô l'inutile quand tout se disloque et s'émeut
lorsque quelques propos s'entachent d'incertitude et d'adoration
et que vous vous éloignez avec de lointaines giboulées de bleu 

Une certaine lenteur m'est venue
tandis que tout s'ouvrait
vers une incroyable mer
tandis que vos yeux grisonnaient
et que vous passiez attendri
mais indescriptible
une certaine lenteur
cette aumône de temps
cette appréhension du cœur

Je vous regarde    je n'ose rien
pour cette vision qui s'en va et me défait
ni pour ces masques diurnes
lourds comme des armures

Je reste immobile

Un iris balance ses pétales mauves
le soleil s'y noie
et toute une lourdeur de début ou de fin de jour
s'est installée dans mon corps
je suis démantelée
sans plus d'appréhension et de mémoire
que cette lumière qui sombre
Je n'ai aucune promptitude
je suis là déchaînée mais inerte
Il n'y a plus que cette brisure ensoleillée
cette blanche impulsion où la vie se déploie
cet instinct de la lumière
où tout vous constate en secret

La grand ville métamorphose s'élance
dans le blanc roide de l'hiver
ou de ses gratte-ciel aux vitre magiciennes
(Derrière une fenêtre le dos détendu
d'une chaise de paille
évoque le tressage heureux
d'un quelconque voyage au soleil)

Sur le noir le bouleau est un signe amoureux
une rivière divisible et l'attente
sa blancheur semble fendre une nuit lucide
De tous ces jours et de toutes ces nuits malades
je n'ai gardé que le harcèlement de mon amour
que cette destruction monotone du ciel
que ce lent étouffement de mes sens
Je ne reconnais plus mon corps
je suis entrée dans un univers maladroit
habité uniquement par la trépidation des rues

Marie Uguay, Extrait de Journal 

mercredi 8 mai 2024

Revoir New York

« Je voudrais que les prochaines circonstances du désir soient plus attachées à Montréal et sa banlieue, et à toutes l'atmosphère de l'Amérique du Nord. J'aime la côte maritime du Maine et je rêve de revoir New-York. J'ai la soif avide d'un été de bitume, de soleil cru et d'espaces à n'en plus finir. Un goût de ne pas rencontrer la beauté, mais la vie grouillante, informe, inesthétique, misérable comme la mienne, se débattant amèrement comme la mienne. Abrupte, violente, métallique, artificielle dans ses apparences. J'ai le goût de dire ce que ma culture de m'a jamais dit. Connaître les États-Unis jusqu'au Mexique, les hôtels climatisés, les autoroutes, tout ce qui avant me choquait et à quoi maintenant je m'identifie. »

Marie Uguay, Extrait de Journal

mardi 7 mai 2024

Percevoir

« Percevoir consiste donc en somme à condenser des périodes énormes d’une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense et à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser. »

Henri Bergson, Extrait de Matière et mémoire : Essai sur la relation du corps à l'esprit

jeudi 2 mai 2024

Symbolique de la route

« Comment se fait-il qu'il soit si difficile parfois de décider du but de la promenade ? Je crois qu il y a dans la nature un magnétisme subtile qui, à condition que nous nous laissions inconsciemment mener par lui, nous conduira sur la bonne voie. L'orientation que nous donnons à notre marche n'est pas sans importance. Il y a une direction qui est bonne. Mais, par inattention pu stupidité, nous sommes enclins à prendre la mauvaise. Nous aimerions bien faire la promenade que nous n avons jamais faite dans le monde réel, et qui est parfaitement symbolique de la route que nous aimons suivre dans le monde intérieur idéal. Nous trouvons parfois difficile de choisir le sens dans lequel nous voulons parfois aller, parce que nous n avons pas encore une idée bien nette. »

Henry D. Thoreau, Extrait de Marcher

dimanche 28 avril 2024

La musique

Quand elle est arrivée
Je n'en menais pas large
Je m'enfargeais dans les nuages
Je me brûlais au fer de forge
J'astiquais mon revolver
Quasiment mort de rire
De rôtir en enfer
Mort à proprement dire
De vivre ma vie sur la terre
J'étais un chien fini

Quand elle est arrivée
Je n'voyais pas
J'étais dans un piteux état
C'est probablement mon fantôme
Qui l'a touchée tout d'abord
À moins que ce soit Sodôme et Gomorrhe
Qui me brûlait les yeux
Toujours est-il qu'entre 28 plaies vives
Et 82 bosses la voilà qui arrive
J'étais fait à l'os

La musique... mon amour de musique
Est-ce que tu m'aimes encore?

La musique... mon trésor
Est-ce que tu m'aimes encore?

Quand elle est arrivée
Elle m'a embrassé dans l'oreille
Jusque sur la peau de l'âme
Dieu merci la reine abeille
Avait du violoncelle sur le dard
La muse « Euterpe » m'a tiré sa flèche
Là où l'amour crèche
Au creux de l'harmonie
Elle m'a sauvé la vie

Quand elle est arrivée
J'étais tout croche
J'avais les yeux en-dessous des poches
Je me saignais pour des danseuses
Je me trainais pour dix dollars
Entre deux cuites et deux plumards
La voilà qui arrive entre 28 plaies vives
Et 82 bosses
Et j'ai quitté mon boss

La musique... mon amour de musique
Est-ce que tu m'aimes encore?

La musique... mon trésor
Est-ce que tu m'aimes encore?

Qu'en j'en ai plus que marre
Que la pluie pleuve averse
Que la folie m'agresse
Lorsque j'en vienne aux coups
Parce que la politique
Parce que la mer est sale
La route électronique et le papier journal
Au lieu de tomber dans l'analgésique
Avant de péter la gueule aux connards

J'époussète ma guitare
Je la prend par la taille
Et c'est sur mes genoux
Que la douleur se taille
Que les enfants s'endorment
Je ne sais pas de drame quand je joue
Je ne suis plus aux femmes
Je suis aux oiseaux
Entre 28 plaies vives
Et 82 bosses et je suis fait à l'os

La musique... mon amour de musique
Est-ce que tu m'aimes encore?

La musique
Est-ce que tu m'aimes encore?

C'est gênant de te demander ça
C'est pour ça que je te le demande tout bas
Après mes slows, mes blues, les drums et les ordinateurs
As-tu toujours une fleur d'amour
Un fond d'émotion, une graine de douceur
Pour ton compositeur

La musique... mon amour de musique
Est-ce que tu m'aimes encore?

La musique
Est-ce que tu m'aimes encore?

Mon trésor

Jean-Pierre Ferland

samedi 27 avril 2024

Dimension linéaire

Dimension linéaire

Le cœur nu de la vie

« Quelqu’un m’a aimé, par cet amour j’ai été sauvé de ma vie et du monde. Il m’a semblé que c’était cette lumière que je cherchais étant enfant. Tout d’un coup quelqu’un rassemble toutes ces lumières et me les donne. C’est comme si je posais ma main sur le cœur nu de la vie.

Je suis prêt à ce que tous mes livres disparaissent et même le prochain, sauf cette phrase : la certitude d’avoir été un jour, ne serait-ce qu’une fois, aimé, et c’est l’envol définitif du cœur dans la lumière. »

Christian Bobin, Extrait de La lumière du monde

mercredi 24 avril 2024

La forme la plus inoffensive

« Je crois que c'est ça que je reproche aux livres, en général, c'est qu'ils ne sont pas libres. On le voit à travers l'écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. Une fonction de révision que l'écrivain a très souvent envers lui-même. L'écrivain, alors il devient son propre flic. J'entends par là la recherche de la bonne forme, c'est-à-dire de la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive. Il y a encore des générations mortes qui font des livres pudibonds. Même des jeunes : des livres "charmants", sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence. Autrement dit : sans véritable auteur. Des livres de jour, de passe-temps, de voyage. Mais pas des livres qui s'incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée. »

Marguerite Duras, Extrait de Écrire

samedi 20 avril 2024

Le murmure

« Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle - comme d'un roc qui dépasse d'une rivière -, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l'épreuve. Cette passe s'appelle "le murmure". »

Christian Bobin, Extrait de Le murmure

jeudi 18 avril 2024

Les apparitions

« C'est dans la mesure où il n'y a rien à voir que les yeux commencent à s'ouvrir : les apparitions alors se multiplient. »

Christian Bobin, Extrait de Prisonnier au berceau

Poussée d'Archimède

Poussée d'Archimède

dimanche 14 avril 2024

Changer la parole en fête

« Je n'ai pas fait attention, tu avais le don de changer la parole en fête et j'ai cru que cette parole-là, vagabonde et riante, était sans fin, j'ai simplement oublié le feuillage de la mort au-dessus de nos vies et comme ce feuillage peut d'un seul coup s'assombrir et peser, plus personne à qui confier ce qui trouble et qui m'enchante, plus personne pour donner aux mots de la vie courante cette douceur d'un pull jeté sur les épaules, les soirs d'été, quand les grands arbres ne savent plus donner que du froid et du noir. »

Christian Bobin, Extrait de La plus que vive

Concord

« 4 septembre. Je crois que je pourrais écrire un poème intitulé « Concord ». Il aurait pour sujets la Rivière, les Bois, les Lacs, les Collines, les Champs, les Marais et les Prés, les Rues et les Bâtiments, et les Villageois. Puis le Matin, le Midi et le Soir, le Printemps, l'Été, l'Automne et l'Hiver, la Nuit, l'Été Indien et les Montagnes à l'Horizon. 
Un livre devrait être assez véridique pour devenir intime et familier à tous les hommes, comme le soleil sur leur visage, – tel un mot lancé de temps à autre à un compagnon dans les bois de l'été, et tous deux sont silencieux. »

Henry D. Thoreau, Extrait de Journal

mardi 2 avril 2024

Borée sauve tout

Sur l'île de béton, air vif, air froid qui me redonne colonne droite et marche alerte. Sortir et faire le tour de mon lieu me semble judicieux, malgré le paysage crasseux. La laideur de cette ville est innommable, mais Borée sauve tout. Le vent est liesse, s'il est glacial alors double est la joie et ce matin, le bonheur est triple, car la brume lisérant le temps gris, est gorgée d'eau. L'odeur du fleuve perce la puanteur du bitume recentrant les idées au large, le cœur à l'horizon.

Ils


Mesdames messieurs
Bienvenue à l’aéroport de Montréal
Combien allez-vous ?
Vous n’êtes pas seuls
Je ne suis pas seul
Nous ne sommes pas seuls

Nous sommes pour le moment des grégaires dispersés
Si nous ne pouvons vous sourire d’avantage
C’est que nous espérons que le confort
Et la sécurité ait l’amabilité d’enlever leurs bottes dans nos faces
Aussi, visitez nos grands monuments
Et découvrez
Une église
Une cathédrale
Une mosquée
Une banque…

La seule lumière qu’elles produisent
C’est quand elles passent

Au feu

samedi 30 mars 2024

Elle survient sur la route

« Souvent les voyageurs justifient leur départ par leur soif de rencontres. découvrir l'Autre, s'y frotter, le comprendre, l'écouter et l'aimer : motifs des voyages modernes. Serait-ce qu'à la maison, il n'y a personne digne de soi? Serait-ce que l'exotisme confère à l'étranger une valeur suprême? Y aurait-il un rapport entre la profondeur des gens et leur éloignement? Un voyage en des terres désolées, vides de tout être, n'aurait-il pas d'intérêt? [...] "Partir pour rencontrer" entend-on ici et là comme si rencontrer l'autre était équivalent à visiter les temples ou goûter à la cuisine locale. La rencontre est un bonheur fugace, rare, avare de lui-même. Elle survient sur la route. Surtout ne pas aller vers elle! Si elle se décide à venir, alors elle illuminera notre ciel intérieur sans qu'il n'y ait rien à faire. »

Sylvain Tesson, Extrait de Éloge de l'énergie vagabonde

vendredi 29 mars 2024

Fée

« Le mot fée signifie autre chose. C'est une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d'attraper le monde et d'y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d'un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête: là sont les fées.

On regarde le monde avec déférence. Elles apparaissent. Soudain, un signal. La beauté d'une forme éclate. Je donne le nom de fée à ce jaillissement. »

Sylvain Tesson, Extrait Avec les fées

Yasurime

jeudi 28 mars 2024

Chapelet païen

Sur les murs de chacun d'entre vous, poètes, les mots s'égrènent comme les billes d'un petit chapelet païen. De lecture en lecture, de rite en rite, nous devenons constitués d'une parole.

mercredi 27 mars 2024

Pur

« Longtemps le mot «pur» a été récupéré dans le commerce des huiles de table. Longtemps l’huile d’olive a été garantie pure et jamais les autres huiles, qu’elles soient d’arachide ou de noix.

Ce mot ne fonctionne que lorsqu’il est seul. Par lui-même, de son seul fait, il ne qualifie rien ni personne. Je veux dire qu’il ne peut pas s’adapter, qu’il se définit en toute clarté à partir seulement de son emploi.

Ce mot n’est pas un concept, ni un défaut, ni un vice, ni une qualité. C’est un mot de solitude. C’est un mot seul, oui c’est ça, un mot très bref, monosyllabique. Seul. C’est sans doute le mot le plus «pur» auprès de quoi et après quoi ses équivalences s’effacent d’elles-mêmes et pour toujours elles sont désormais déplacées, désorientées, flottantes.

J’oublie de dire : c’est un des mots sacrés de toutes les sociétés, de toutes les langues, de toutes les responsabilités. Dans le monde entier, il en est ainsi de ce mot-là. »

Marguerite Duras, Extrait de Écrire

lundi 25 mars 2024

Proxima Centauri

 

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Un seul livre

Carlos Drummond de Andrade fut le dernier des derniers explorateurs, l'unique écrivain désiré en fin de vie par l'Amoureux. Un seul livre? Oui, me dit-il. La machine du monde: Et autres poèmes, aucun autre. Stupeur! Un seul livre, un livre seul, ainsi fut déboutée ma certitude de la dernière longue liste exhaustive. Dans le tourbillon des derniers jours, fatiguée, bouleversée, je n'ai pas pris le temps de feuilleter le choisi, pourtant il me lorgnait, me narguait. C'est aromantique la mort; l'inquiet ça nous rend bête, sans délicatesse bien souvent, l'émotionnel happé vers le soucieux, devant le défilé des soignants et de la fin qui rôde; centrifugeuse qui éloigne l'étoile aimée jusqu'à l'éclatement.
Le jour de sa mort, j'ai ouvert une page du poète brésilien et je suis tombée sur une petite épitaphe lumineuse, un ici gît avec la promesse que cette absence incorporée ne me laisserait plus jamais seule, l'impossible dérobade me rendant éternelle possédante. Un espoir.

Au solstice, j'ai planté sur mon lopin volcanique la petite pierre tombale quasi silencieuse, une présence blanche disant ceci:
«Pendant longtemps j'ai cru que l'absence est manque. Et je déplorais, ignorant, ce manque. Aujourd'hui je ne le déplore plus. Il n'y a pas de manque dans l'absence. L'absence est une présence en moi. Et je la sens, blanche, si bien prise, blottie dans mes bras, que je ris et danse et invente des exclamations joyeuses, parce que l'absence, cette absence incorporée, personne ne peut plus me la dérober.»
Des jours mornes ont suivi et j'ai enfin lu la préface de La machine du monde, saisissant l'amplitude de l'œuvre écrite. Découvrir dans un éblouissement que cette même machine en était une à remonter le temps, que la parole du livre a bien ce pouvoir, qu'elle permet de se retrouver en présence avec les absents. Au creux de la première et dernière phrase d'un texte, dans les intervalles, entre soi et l'autre, une rencontre redevient possible.
«Je m'éveille pour la mort.» Ainsi commence le dernier jour d'un condamné dans une mouture brésilienne publiées en 1945. Le poème «Mort en avion» raconte tout droitement, à la première personne, la journée, grevée de nul pressentiment, d'un homme qui va mourir. D'un vivant qui ne sait pas qu'il va mourir avant la fin du jour, mais qui, grâce à une conjonction que seule la poésie autorise, ne laisse pas de savoir très exactement que cette journée ne passera pas sans qu'il ait rencontré la mort. D'où tient-il cette certitude? Le poète ne le dit pas et le lecteur, captivé par ce compte à rebours, se désintéresse vite de la question, Ce qui importe, c'est que la formulation de cette échéance inéluctable ouvre une attente, déjà entrebâillée par le titre du poème, à partir de laquelle la lecture prend irréversiblement un sens, une urgence. Un homme va mourir: Où? Quand? Comment? Pourquoi? «Je ferme ma chambre. Je ferme ma vie.»
Quoi dire d'autre. Quoi ajouter à l'évidence d'une page tournée, sinon le silence.

L'autre est bien celui qui nous fait parler.

lundi 11 mars 2024

Unique

Un visage
Traversé
Par hasard
Désormais
unique

Un visage
Reconnu
Entre tous
Désormais
unique

L'univers
Répondant
A un nom
Prend visage
et sens

Où tu es
Ou n'es pas
Tout n'est plus
Que présence
absence

François Cheng Extrait de Le long d'un amour

dimanche 10 mars 2024

Amouraska

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samedi 9 mars 2024

Danse apache

Sur le balcon, la danse apache de ma jardinière m'arrache un sourire. Fougère sèche à la fronde roussie, tête de « wickiup », elle chaloupe contre un vent fou. De ma fenêtre, suspendue, elle témoigne de son trépas. Une flambeuse. J'aime sa raideur souple, le défraîchit flamboyant de son déhanchement, son cuivre. La teinte originelle de la chevelure de mon amour.

Le centre

Le
centre
est


d'où
viennent

Les murmures

François Cheng, Extrait de À l'orient de tout

vendredi 8 mars 2024

Intelligence artificielle

«Intelligence affectée, intelligence apprêtée, intelligence de commande, intelligence composée, intelligence contrainte, intelligence contrefaite, intelligence empruntée, intelligence étudiée, intelligence feinte, intelligence forcée, intelligence frelatée, intelligence outrée, intelligence simulée, intelligence sophistiquée, intelligence stéréotypée, intelligence surfaite.» 

Si les synonymes d'«artificielle» ne démontrent pas assez les risques sous-jacents, je me demande bien quel collier de mots peut percer l'outre de l'inconscience afin de la dégonfler.

jeudi 7 mars 2024

Perpetuum mobile

Perpetuum mobile

Entre

« Que le paysage ne se réduise pas au perceptif, mais qu'il instaure en lieu d'échanges, ne se vérifie pas seulement, au sein du paysage, par corrélation entre les montagnes et les eaux s'érigeant en polarité maîtresse. Cela vaut tout autant par corrélation du « moi » et du « monde », entre « physicalité » et « intériorité » (partons de ce terme moins psychologique) : quand se lève la frontière entre le dedans et le dehors, que ceux-ci se constituent également en pôles et qu'il y a perméabilité de l'un à l'autre, un nouvel « entre » s'instaure. Quand l'extérieur que j'ai sous les yeux sort de son indifférence et de sa neutralité : c'est d'un tel couplage que naît du « paysage ». »

François Jullien, Extrait de Vivre de paysage ou L'impensé de la Raison

mercredi 6 mars 2024

Sahel

Du vital, je m'affame, je m'assoiffe, à ne plus pouvoir tenir, jusqu'à l'oasis et quand arrive, à l'intérieur, la superposition des images formant cet étonnement complexe, ce foisonnement pictural et/ou sonore, je plonge. La tête première, dans une optique fertile maintenue ouverte par la contemplation. Cette hamada est cyclique telle une respiration, du vide au plein, de l'abondance à l'aride, du désert à l'éden.

Les déserts

« Et toi, de quel désert viens-tu? Tu connais, c'est toujours inoubliable. »

Luc Gauvreau

lundi 4 mars 2024

Le noroît

Le noroît

Un dedans partagé

« On peut répondre, ou non, à l’appel de l’intime. S’il n’y a pas faute (et « mal », par conséquent) à ne pas exploiter cette ressource de l’intime, il n’en n’est pas moins vrai que ceux qui n’ont pas su développer d’intime ont raté quelque chose ou plutôt l’essentiel. Peut-être ont-ils tout raté : ils sont passés à côté. Or le mal, disait déjà Plotin, n’étant pas quelque chose d’effectivement voulu, délibérément intentionnel, est toujours un « raté ».

On répondra néanmoins que l’intime ne peut être une catégorie morale puisqu’il est lié à la rencontre adventice, donc à l’aléatoire, donc à la chance. Mais, là encore, jusqu’à quel point est-ce vrai ? Il est certains que j’aurais pu ne pas la croiser de ma vie. Mais, en même temps, ce n’est pas la croiser qui fait la rencontre et creuse de l’intime entre nous. Et même ce n’est pas tant l’un ou l’autre de nous qui compte, en tant que tel et tel qu’il est, avec ses qualités qu’on dénombre et plus ou moins fantasmées, c’est ce que nous sommes conduits à faire en commun pour engager et « entretenir » cet intime. La question est donc, en fait : jusqu’où risquons-nous – misons-nous – l’un et l’autre (version désormais strictement humaine du fameux pari) pour sortir de notre isolement-côtoiement (le parallélisme des solitudes) et basculer « d’un même côté » face à « l’autrui du monde » ? Comptent moins la vertu ou les dons de l’un ou de l’autre que le point – le stade – où chacun, dans sa vie, est arrivé et est prêt à oser. Car c’est toujours vis-à-vis d’un « premier venu », qu’on le veuille ou non, comme le disait déjà Rousseau de ses parents, qu’on s’ouvre à l’intimité.

De là, la question devient plus radicale encore : serait-ce donc envers n'importe qui que je peux engager cet intime? Peut-être...

Peut-être tant l’intime est différent de l’amour, n’est pas question de préférence et de séduction, n’a pas en vue notre propre satisfaction, mais est plutôt la décision progressivement mûrie de s’enfoncer ensemble dans ce fond sans fond d’un dedans partagé. »

François Jullien, Extrait de De l'intime : Loin du bruyant Amour

dimanche 3 mars 2024

De bas en haut

Il me manque cette prose lumineuse et jaillissante du sol pour aller rejoindre le ciel. Toujours dans cet ordre, de bas en haut. Il y a bien des horizons, mais ils sont toujours effleurés, comme le fait un regard au travers la vitre d'un train.

Vers le reste du monde

Aux matins d’eau morte
châssis d’abîme aux labours des mois et des amours
sous les paupières du demi-sommeil
j’entends ton souffle pénétrer la lumière

Le printemps rose et suant
monte des forêts
L’été chauffé à blanc
Octobre dans son sang
et ses écorces vermoulues
L’hiver avec le rythme sourd de l’espace

Mesures du temps et toi dans l’ardente substance

Tout un voyage est resté en nous
et notre rêve dérive
vers le reste du monde
Marie Uguay, Extrait de Poèmes

vendredi 1 mars 2024

Cortex

Cortex

L'algue

Peut-être que dans l'écriture lorsque le récit s'enfuit, il ne reste plus que la poésie? La poésie comme dernière vague avant le silence. Pourquoi pas? Il me vient l'image du varech jonchant les berges. La trace d'une montée. En fouillant sur l'origine du mot de l'algue brune, rouge ou verte, j'apprends le sens que les Normands lui ont donné, « épave ». Ce qui reste ou plutôt celui qui reste.

Perceptif et affectif

«Il y a paysage quand je ressens en même temps que je perçois; ou disons que je perçois alors du dedans comme du dehors de moi-même - l'étanchéité qui me fait tenir en sujet indépendant s'estompe. Ou, pour le dire en termes plus catégoriels, et ce sera ma nouvelle définition du paysage : il y a paysage quand le perceptif se révèle en même temps affectif.»

François Jullien, Extrait de Vivre de paysage ou L'impensé de la Raison

jeudi 29 février 2024

Rassembler les fragments

«Je pense quelquefois que si j'écris encore, c'est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d'une joie dont on serait tenté de croire qu'elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu'un peu de cette poussière s'allume dans un regard, c'est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c'est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l'origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.»

Philippe Jaccottet Extrait de Cahier de verdure - ''Après beaucoup d'années''

mardi 27 février 2024

Blanc et noir

Le blanc et noir, parfois ce sont des couleurs ou non, parfois des mondes bien à part, et bien souvent, deux dieux majeurs du panthéon de la lumière. 

La goutte noire

«J'ai personnellement rencontré Franz Kafka. C'était à travers la vitre d'un train qui m'emportait loin de moi: une corneille sur la neige des champs. L'oiseau par sa goutte d'encre noire signait le paysage. Sa paix inquiète gagnait les barrières, les arbres, le ciel, mes nerfs. J'ai reconnu Franz Kafka, celui dont Dora Diamant parlait comme d'un saint c'est-à-dire comme d'un humain accompli, émerveillé et blessé par tout. Dora la dernière compagne de Kafka. La reine de cœur entre dans le cœur au dernier moment. Juste une année ensemble à voir s'ouvrir la mer rouge de l'angoisse, s'approcher la terre promise des lumières. Dora Diamand. Son pas décidé, canaille, danseur. Une joie qui promène. Sa franchise faite soleil. Sa gaieté qui soudain illumine la chambre du penseur. La pensée qui faisait du front à Kafka une pierre cède la place à plus grand qu'elle, au silence des mains de l'amour sur ses tempes, la fraîcheur d'une rivière dans ses veines, le partage d'un même rêve — enfin.»

Christian Bobin, Extrait de Les différentes régions du ciel

lundi 26 février 2024

La fin de tout retour

«Écrire, c'est espérer.» Je suis devant tes mots écrits, dans la source même du passé, regardant entièrement dans l'avenir, à saisir, à petites doses, le sens de «la fin de tout retour». Le vertige est si grand que la douleur me visite par soubresauts. Je suis devenue minimaliste, des ondées, de petites partitions fluviales arrosent sans prévenir le sol, privé de tes bras terreux pour les recueillir. Tu es l'inégalé.

dimanche 25 février 2024

L'avancée de l'effacement

L'avancée de l'effacement

La création du monde

«Dans le texte que je vais lire, Cézanne — je le commente presque logiquement — distingue deux moments dans l'acte de peindre *. Il va donc nous apporter des choses en plein dans notre problème. Un de ces moments, il l'appelle: chaos ou abîme et le second moment (si vous lisez bien le texte, qui n'est pas clair d'ailleurs, mais c'est une conversation supposée), le second moment, il l'appelle catastrophe. Le texte s'organise très logiquement, très rigoureusement. Il y a dans l'acte de peindre le moment du chaos, puis le moment de la catastrophe, et quelque chose en sort: c'est la couleur. Quand elle sort... Encore une fois, il n'est pas exclu que rien n'en sorte. On n'est pas sûr, ce n'est pas donné d'avance.

Voila le texte — je commence par le premier aspect. «Pour bien peindre un paysage, je dois découvrir d'abord les assises géologiques. Songez que l'histoire du monde vient du jour ou deux atomes se sont rencontrés, ou deux tourbillons, deux danses chimiques se sont combinées. Ces grands arcs-en-ciel, ces prismes cosmiques, cette aube de nous-même au-dessus du néant **.» Qu'est-ce qui nous intéresse là-dedans? C'est la première fois qu'on trouve un thème qui, à mon avis, parcourt tout, le thème: ils ne font jamais que peindre une chose, le commencement du monde.[...] Pourquoi l'histoire de la création peut-elle les intéresser? En tant que peintres, c'est évident. C'est évident qu'ils ont affaire avec quelque chose qui concerne la création du monde. Je veux dire: c'est une affaire essentielle de la peinture.»

* La lecture que Deleuze fait de Cézanne reprend presque intégralement l'analyse de Maldiney dans Regard Parole Espace, op. cit., p. 150 sq. et, surtout, p. 184 sq. Il cite d'ailleurs ce passage dans Francis Bacon (FLBS, p. 96, note 92).
** Deleuze précise ici qu'il joint deux textes distincts. Les deux textes se trouvent dans Conversation avec Cézanne, op. cit., p. 112-113.


Gilles Deleuze, Extrait de Sur la peinture

samedi 24 février 2024

L'Homme lisant

«Pour re-sentir ta présence, celle à qui j'écris que je lis. Terminé Le Nouveau nom de l'Italienne après des détours et des détours dans les quasi-mélos des filles de Naples, à la toute fin, Celle qui raconte publie un premier roman, à Milan. Venue de loin, de très loin, la dernière d'une longue descendance d'analphabètes qui ne parlent même pas italien, ou si peu, elle arrive au rêve que son Amie prodigieuse et elle avaient fait déjà au primaire: publier un roman. C'est revenir d'ailleurs, de loin, de ce monde lointain que personne de son milieu natal ne connaît. Est-elle devenue une autre, une des autres?

J'ai lu de longs passages sans trop de passion, et puis là, dans les vingt dernières pages, tout se condense autour de ce premier roman alors qu'elle retrouve son Amie prodigieuse devenue travailleuse dans une usine minable de mortadelle et de saucissons.

Son arrachement à son milieu pour écrire m'a fait pleurer, la soif de culture aussi, avec ses élans troubles vers la reconnaissance des autres ou l'envie de prétendre être quelqu'un d'autre. C'est une longue histoire d'apprentissage. Son père, sa mère, ses sœurs et frères presque tous ses voisins de toujours ne l'ont pas lu, ne le peuvent pas. À Pise, où elle a étudié, elle s'extirpait de Naples; dans les autobus de Naples pour aller retrouver son Amie prodigieuse, Pise ne lui sert à rien: c'est en dialecte qu'elle doit parler. C'est un des livres en traduction qui m'aura donné le plus vif regret de n'en pas connaître la langue originale. En italien, ça doit être symphonique, ça doit chanter, mélanger l'italien et les dialectes. Je ne vois pas comment ça pourrait en être autrement.

Alors que j'avais les yeux pleins d'eau avec encore trois ou quatre pages à lire, quelqu'un cogne fort: c'était le facteur avec Dying Grass, plus gros que je le pensais, avec sa belle couverture, grand format rigide et sa jaquette: 1 352 pages, avec notes, index et glossaires. Je ne sais même pas si je réussirai à le lire en anglais.

Tant pis, je m'y plongerai pendant les jours d'automne et de novembre. Avec ça dans la main, je ne partirai pas au vent!

Écris-moi, de tout, des riens, des cris...»

Luc Gauvreau